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"The desolate completeness of the disappearance of every vestige of the ancient civilization and organization is vividly described in the first chapter of Funck-Brentano’s Le Moyen Age." --Rats, Lice and History (1935) by Hans Zinsser
{{Template}}Le Moyen Age is a book by Frantz Funck-Brentano.
[edit]
Full text
Les citations, dans les pages qui suivent, sont très nom- breuses: la plupart en français ancien ; parfois elles ont été abrégées, la langue et l'orthographe rajeunies. Les bibliographies, à la fin des chapitres, n'ont pas la préten- tion d'être complètes. Les études publiées sur l'histoire du moyen âge sont en nombre infini : ne sont indiqués que les documents et les ouvrages dont on s'est principalement servi. Nous avons largement utilisé les travaux de nos devanciers et plus particulièrement ceux de nos maîtres Jacques Flach, Achille Luchaire, Siméon Luce, et ceux de MM. Ch -V. Langlois, Emile Mâle, Joseph Bédier et Alfred Coville : ce nous est un agréable devoir de leur exprimer notre gralilude et notre admiration.
Fr. F.-B.
LA FRANGE FÉODALE
CHAPITRE PREMIER
SIÈCLES D'ANARCHIE
IX' et X" siècles. Les invasions barbares. Destruction des villes. Impuissance de l'autorilé souveraine. Les luttes civiles. L'anarchie. Destruction de la civi- lisation romaine. La société n'est plus gouvernée.
La nuit du ix® siècle... Que se passe-t-il ? A peine les docu- ments permettent-ils d'entrevoir un peuple épars, sans direction. Les barbares ont rompu les digues. En flots successifs les invasions sarrazines se sont répandues sur le Midi. Les Hongrois foulent les provinces de l'Est. « Ces étrangers, écrit Richer, se livraient aux plus cruels sévices ; ils saccageaient villes et villages et ravageaient leschamps; ils brûlaientles églises ; puis ils repartaient avec une foule de captifs, sans être inquiétés. »
Le resne [royaume] ont ars [incendié], gasté et escillié [dévasté] ; Assés enmainent de ces caitis [captifs] liés, Petis enfans et les frances moilliers [femmes], Les gentis homes mainent bâtant, à pié.
[Ogier le Danois, v. 401)
Par les fleuves arrivent jusqu'au centre de la France les Nor- mands, venus du Nord, « nageans par l'Océan en manière de pyrates ».
Chartres, au cœur du pays, s'enorgueillissait de son nom « la cité de pierre », U7'bs lapidum. Les Normands paraissent, Chartres est saccagé. De la ville d'Autun, Guillaume le Breton célèbre l'antiquité et les richesses ; mais ces richesses les barbares les ont dispersées, ce ne sont plus que halliers incultes, liserons et bruyères. « La contrée est dévastée jusqu'à la Loire, dit la chro- nique d'Amboise, au point que, dans les lieux où s'élevaient des
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villes prospères, vaguent les animaux sauvages, la plaint, où mûrissaient les moissons, ne connaît plus que
Le chardon et la ronce aux épines aiguës ».
(Virgile, Bucoliques, V, 39,)
Et Paris? « Qu'en dirai-je, écrit Adrevald. Cette ville, naguère resplendissante de gloire et de richesse, célèbre par la fertilité de son territoire, n'est plus qu'un monceau de cendres ».
Dans le courant des ix^ et x^ siècles, toutes les villes de France furent détruites. Imagine-t-on les égorgements et les déprédations qui se concentrent en un pareil fait?
Dans les villettes rustiques les masures tombent en poussière, les murs des églises se lézardent, les toitures en sont crevées, les lianes envahissent les tabernacles où le lierre s'agrippe aux cha- piteaux; la maison de Dieu se transforme en un repaire où les renards se terrent, où nichent les oiseaux de proie, où l'on voit briller les yeux sans paupières des hiboux immobiles entre les toiles d'araignée.
Impuissants à leurrésister, nombre d'hommes d'armes s'unissent aux envahisseurs. On pille de compagnie. Et, comme il n'existe plus d'autorité principale, les luttes privées, d'individu à individu, de famille à famille, de localité à localité naissent, se multiplient, s'éternisent : « Et trois n'en rencontrent pas deux sans les mettre
à mort. »
« Les statuts des sacrés canons et les capitulaires de nos ancêtres sont annulés », écrit Carloman en son palais de Verneuil (mars 884) Les guerres privées deviennent coutumières. « En l'absence d'une autorité commune, dit Hariulf, les plus forts se répandaient en violences ».
« Les hommes se déchirent les uns les autres comme les poissons de la mer. » (Concile de Trosly.)
Chevauchées, rescousses, prises et reprises, et dont on jugera par ce que Richer dit de ce chef de guerre qui conduit son armée par le pays d'où l'ennemi tire ses vivres : il le ravage avec une telle furie « qu'il n'y laisse pas môme une cabane à une pauvre vieille tombée en enfance ».
Il n'y a plus de commerce. Terreur incessante. D'une main craintive on n'élève plus que des constructions en bois. Il n'y a plus d'architecture.
SIÈCLES D'ANARCHIE 3
Dès le temps de Charlemagne, sous sa grande autorité militaire, on aurait pu observer une société en dissolution ; et combien le désordre continuera de se brouiller par la suite. A la fin du x" siècle, subsistait-il une parcelle, si petite fût-elle, des conditions sociales, politiques ou économiques, établies en Gaule par les Romains, ou bien introduites, après eux, par les barbares d'une façon grossière?
Tout est modifié. Le moine Paul, qui vivait au xi' siècle, parle d'une collection de chartes dont les plus anciennes dataient au IX' siècle : « Quels changements ! Les rôles conservés dans Tar- moire de notre abbaye montrent que les paysans de ce temps vivaient sous des coutumes que ne connaissent plus ceux d'aujour- d'hui; les mots mêmes dont ils se servaient ne sont plus ceux d'à présent. » Et plus loin : « J'ai trouvé les noms de lieux, de personnes, de choses, changés depuis lors à tel point que, non seulement ils sont abolis, mais qu'il n'est plus possible de les identifier : loin de les avoir conservés, les hommes les ignorent » (Cartulaire de Saint-Père).
Le paysan a abandonné ses champs dévastés pour fuir la vio lence de lanarchie, le peuple a été se blottir au fond des forêts oudeslandes inaccessibles; il s'est réfugié sur les hautes montagnes.
Les liens qui servaient à unir les habitants du pays ont été rompus ; les règles coutumières ou législatives ont été brisées; la société n'est plus gouvernée par rien.
SoDRCEs. Chron. de Nithard, éd. Pertz, SS. II, 642 72. — Cfiron. de Nantes, éd. R. Merlet, Paris. 1896. — Chron. des comtes d'Anjou, éd. Halphen et Poupardiii, 1913. — Hickeri historiarum libri IV, éd. Waitz, SS. rerum germanicarum in usum scholarum, 1877. — Adrevald. Miracles de S. Benoit, éd. Diichesne, Hist. Franc. SS. ill, 1661. — Chron. d'Hariulf, éd. Lot, 1894. — Garin Le Loherain, trad. P. Paris, s. d. (1862).
Tra VAOX DES HisTORiEVs. Beiij. Guérard. Prolégom. aupolyptyque de l'abbé Irminon, 1843. — Fiistel de Coulanges. Hist. des inst. pol. del'anc. Fr., 1879-'J7, 6 vol. — Jacq. Flach. Les Origines de l'anc. Fr., 1886-1917,4 vol. — L. Reynjiud. Les Ori- gines de l'influence franc en Allemagne (930-1150). 1913. — Imbarl de la Tour, Hist. de la nat. franc., dir. par G. Uanotaux, t. iil, Hist. pol. desongines à 151S s. d. (19iJi).
CHAPITRE II
LA FORMATION DE LA FRANCE FÉODALE
La famille. La vie commune se resserre à la famille. La motte de lerre et de bois. Le chef de famille. La famille agrandie. La mesnie. — Le fief. La mesnie, en sétendant, forme le fief. Le baron est un ctief de famille. Devoirs réciproques du suzerain et du vassal. Sentiments de dévouementet d'affection qui les unissent. Les serfs. Les donjons de pierre. La hiérarchie féodale. — La ville. Le château féodal est un atelier. Début du mouvement commercial.
j' Le château se peuple A^hourgeois. Goucy, La formation d'Ardres. Les châteaux etles villes à la fin du xi« siècle. Les seigneurs urbains. Les premières chartes communales. Meilhan en Bazadais. Les lignages. Les grandes villes du moyen âge se sont formées par une réunion de fiefs. L'assemblée communale. — Le roi Le trône de France dans la seconde moitié du x« siècle. Compétition entre les descendants de Gharlemagne et ceux de Robert le Fort. Election de HugueCapet. Il représente sur le trône le baron féodal. Le roi est un chef de famille. La reine Lient le ménage de la royauté. Autorité de la famille royale. Les grands officiers serviteurs personnels du monarque. La maison du roi. Les ressources de la couronne. Le roi justicier. La hiérarchie féodale dont la royauté est le couronnement. La monarchie de caractère ecclésiastique.
La famille.
C'est f^ans cette anarchie que s'accomplira le travail r!e recons- truction sociale, par la seule force organisée qui fût demeurée intacte, sous le seul abri que rien ne peut renverser, car il a ses fondements dans le cœur humain : la famille. Au milieu de la tourmente la famille résiste, se fortifie; elle prend plus de cohésion. Obligée de suffire par elle-même à ses besoins, elle se crée les organes qui lui sontnécessairespour le travail agricole et mécanique, pour la défense à main armée. L'Etat n'existe plus, la famille en prend la place. La vie sociale se resserre autour du fojer ; aux limites de la maison et du « tinage » se borne la vie commune, elle se borne aux murs de la maison et à son pourpris.
Petite société, voisine, mais isolée de petites sociétés semblables qui sont constituées sur le même modèle.
LA FORMATION DE LA FUANGE FÉODALE 5
L'aspect du pays de France est redevenu d'une sauvagerie pri- mitive. Sur les terres en friche se sont étendues dos forêts vierges. Espaces incultes, mais où, de place en place, sur les hauleui's de préférence, on peut découvrir d'humbles groupes d'habitations, dont chacun constitue le domaine de ce petit Etat, la famille, où les germes de la vie sociale se sont conservés. La famille vit dans son domaine clos d'une enceinte de palissades elle-même protégée par des fossés. La palissade est nommée le « hériçon » ; elle est formée de pieux effilés, plantés en terre, obliquement, la pointe agressive noircie au feu. Au milieu de l'enceinte, une motte faite de la terre prise aux fossés, sur laquelle s'élève une cons- truction en bois, une tour, le futur donjon. C'est la résidence du maître. Dans l'enceinte vit la famille comprenant parents, com- pagnons et serviteurs , elle y vit avec son bétail, les armes mêlées aux instruments de labour. Elle y possède des logements, des écuries, des hangars, des celliers et des granges.
Nombre de ces tours de bois subsisteront au xi" siècle. De l'une d'elles, le moine Aimoin, de Fleury-sur-Loire, donnera la descrip- tion. Elle se dressait à la Cour-Marigny non loin de Montargis : « La demeure de Séguin était une tour en bois... Dans l'étage supérieur Séguin vivait avec sa famille ; il y conversait, prenait ses repas et couchait la nuit. Dans la partie inférieure, un cellier, où était gardé ce qui était nécessaire à la vie journalière. Le parquet de l'étage, fait de longues planches taillées à la doloire, portait sur des arceaux ».
Au haut de la tour, une « guette », ce qui veut dire un veilleur, scrute l'horizon.
Vers le sommet, la tour est entourée d'un chemin de ronde. Aucune ouverture n'y est pratiquée depuis le sol jusqu'au premier étage, percé de la porte d'entrée, où l'on accède par un escalier de bois qui peut être démoli rapidement. La tour sur sa motte, qui domine l'enceinte extérieure bordée d'un fossé, est elle-même immédiatement entourée d'une enceinte protégée d'un autre fossé sur lequel a été jeté un pont-levis, lui aussi facile à détruire. Enfin, à l'intérieur de la grande enceinte, une place cir- culaire, dessinée par une rangée de pierres brutes, est réservée aux assemblées qui se tiennent sous la direction du chef de famille.
Aux abords de cet ensemble de constructions, on observe des remblais de terre, en manière de tumuli ; ce sont les tombeaux des devanciers, des parents décédés. Ils sont disposés de façon à
« LA FRANGE FEODALE
pouvoir servir de première ligne de défense. Ces constructions sont tout en bois, à l'exception de la motte proprement dite, des remblais et des tumuli faits de terre amoncelée.
Bien des années plus tard, l'historien de Guillaume le Maréchal parlera d'une de ces mottes primitives qui subsistait entre Anetet Sorel (1180) : une vieille motte abandonnée.
Oui assez ert [était] de povre ator [façon],
De hériçon ert close entor... (v. 3935)
Elle était enclose d'une douve profonde. Et jusqu'à nos jours, dans la Gironde, au lieu dit la Tusque (Sainte-Eulalie d'Ambarès), ont subsisté des restes de ces constructions, modeste origine des châteaux du moyen âge.
Les « mottes » se multiplièrent en France dans la seconde moitié du x® siècle. Dès le début du xi". on trouve mention de constructions défensives faites en pierre, établies sur des hauteurs d'un accès difficile, protégées par des ravins ou par des marais ; néanmoins les donjons de bois, construits au x° siècle, subsiste- ront en grand nombre au siècle suivant. Ils seront réparés, entre- tenus, si bien qu'on en trouvera au temps de Philippe Auguste.
Bien furent ^arni-es les marches,
Dès Bonsmolins de si qu'à Arches
N'eut [il n'y eut], ne de pierre ne de fust [bois],
Chastel qui bien garniz ne fust.
{Guillaume le Maréchal, v. 8H)
Là vit la famille, sous la direction de son chef naturel.
Au début de notre histoire le chef de famille rappelle le pater familiale antique. II commande au groupe qui se presse autour de lui et porte son nom, il organise la défense commune, répartit le travail selon les capacités et les besoins de chacun. Il règne, le mot est dans les textes, en maître absolu. Il est appelé « sire ». Sa femme, la mère de famille, est appelée « dame », domina.
A l'intérieur de chacune des résidences fortifiées que nous venons de décrire, est produit tout ce qui est nécessaire à la sub- sistance des habitants. Ceux-ci emploient sur place les objets qui y sont fabriqués. Il n'y a plus d'échanges; et quand ils reprendront, ils se feront d'abord entre voisins, immédiatement, d'une motte à la motte prochaine. La vie au reste est simple : c'est l'existence
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agricole, immobile. L'homme peine, aime, travaille et meurt à l'endroit où il est né. Le chef de famille est à la fois homme d'armes et agriculteur, comme les héros d'Homère. Les terres qu'il cultive sont groupées autour de sa demeure. Pour reprendre l'expression des économistes, elles y sont « agglomérées ».
La famille, sous la direction de son chef, est habile à construire sa demeure, à fabriquer des crocs et des charrues. Dans la cour intérieure rougeoient les feux de la forge où les armes se façon- nent sur l'enclume sonore. Les femmes tissent et teignent les étoffes.
La famille est devenue pour l'homme une patrie — les textes du temps la nomment patria. — Et chacun l'aime d'un amour d'autant plus vif qu'il l'a tout entière auprès de lui. Il la voit vivre : il en sent immédiatement la force et la beauté, et la douceur aussi. Elle lui est une solide et chère armure, une protec- tion nécessaire. Sans la famille, dont il est un des éléments, il ne pourrait subsister.
Ainsi se sont formés les sentiments de solidarité qui uniront les uns aux autres les membres de la famille. La prospérité de l'un d'eux fera celle de ses parents, l'honneur de Tun sera l'hon- neur de l'autre, et, conséquemment, la honte de l'un rejaillira sur tous les membres du « lignage ».
Ces sentiments se fortifieront, se développeront, prendront une puissance de plus en plus grande, à mesure que la famille elle même prendra un plus grand développement, à mesure que l'œuvre accomplie grâce à elle, par elle, apparaîtra avec plus d'éclat; quand la « maison » aura été construite et que le « lignage » se sera étendu. Car la famille ainsi constituée ne restera pas réduite au père, à la mère, aux enfants, aux serviteurs.
Déjà elle s'est agrandie. L'esprit de solidarité, qui en unit les différents membres, renforcé par les nécessités du temps, en tient fixées au tronc les diverses branches. Les cadets et leurs rejetons demeurent groupés autour de l'aîné et continuent à recevoir de lui une direction commune. Cette famille élargie, qui comprend les cadets et leurs enfants, les cousins, les serviteurs et les artisans attachés à la maison, prend le nom de « mesnie » — mesnie, du latin mansionata, maison. — Ce groupe social, issu de la famille et qui en conserve les caractères, cette famille « majeure », va jouer un très grand rôle dans la première période de notre histoire nationale.
La mesnie comprend la famille, les parents réunis autour du
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chef de la branche principale, les serviteurs, tous ceux qui vivent autour, pour et par la « maison ». A la tête de la mesnie, le seigneur revêtu d'un caractère patronal, paternel, comme l'autorité qu'il exerce. Un vieux dicton disait : « tel seigneur, telle mesnie », comme nous disons : tel père, tel fils.
La mesnie comprend les proches et les alliés les plus fidèles. Ils sont nourris, élevés, instruits aux travaux du labour et au métier des armes, avec les neveux, les descendants, les autres parents. L'esprit qui régit la mesnie, reste strictement familial. Eq plusieurs provinces de France, notamment en Bourgogne, aux XI® et XII® siècles encore, le mot « mesnie » désigne une maison et en prenant ce mot dans son sens concret. On donne en fief certains droits sur quelques « mesnies » d'un village.
Au long aller, par l'extension de la famille et par les liens d'une parenté fictive qui y rattachent nombre d'étrangers, la mesnie arrive à compter un groupe d'hommes très important. La « mesnie privée », celle qui dépend immédiatement du seigneur, sera devenue au xif siècle si nombreuse que les forces en suffiront à une expédition militaire, quand il ne s'agira pas d'une « grande guerre ». On verra dans les luttes féodales, une mesnie défendre ou prendre une ville. Lambert d'Ardres parlera au xii" siècle des « multitudes infinies » qui composent les grandes mesnies seigneuriales. Le frère du prévôt de Bruges, au dire de Galbert, commandait à une mesnie de 3 000 amis et parents.
La mesnie a les yeux fixés sur son chef, son seigneur. Elle l'assiste de ses conseils, elle l'entoure en cas de détresse; les hommes valides le suivent dans ses expéditions.
Réunis autour de leur seigneur, ceux qui composent la mesnie doivent s'aimer les uns les autres comme les membres d'une famille, au point que cette affection réciproque, profonde et dévouée, qui unit les compagnons de la mesnie, en fait le caractère essentiel. Les membres d'une mesnie doivent avoir pour leur seigneur l'affection qu'on a pour le chef de famille et lui-même les doit aimer, protéger, mener en douceur. Dans liaoul de Cambrai le comte d'Artois voit ses hommes couchés « parmi le sablon ». Les ennemis les ont tués de leurs épieux carrés. « Sa mesnie est là, morte, sanglante: de sa main droite il la bénit; sur elle il s'attendrit et pleure ; les larmes lui coulent jusqu'à la ceinture ».
La famille, agiandie et organisée en mesnie, a ses artisans et ses laboureurs et qui en sont quand et quand les soldats sous la
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conduite du chef ; elle possède une organisation morale sous la direction encore du chef de famille. Les membres de cette famille élargie sont unis en une manière de corporation ; ils se prêtent assistance mutuelle ; ils ont leur tribunal, cjui est le tribu- nal du seigneur, c'est-à-dire du chef de famille; ils ont leurs cou- tumes, leurs mœurs, leurs traditions ; ils ont leur enseigne, c'est-à-dire leur « cri » ; ils ont leur gonfanon « dont le fer est doré » ; ils se couvrent d'un même nom, le nom du seigneur, du chef de famille : ils forment la « mesnie un tel ».
La famille, en se continuant à travers les générations, affirmera ses traditions, les qualités dont elle sera fîère, qualités d'héroïsme et d'honneur. Plusieurs générations se sont succédé depuis cette brutale époque où la famille était pour chacun l'abri néces- saire et, pour la famille encore, chacun veut travailler, combattre et mourir.
Cellule vivante d'où la France est sortie.
SoiRCES. Aimoin. Miracula S. Benedicli, éd. Mabillon, AA. SS.OTd. S.Ben. IV', 356-90. — La Chançun de Guillelme, éd. Herm. Siichier, Bibliolh. normannica, 1911. — Robert de Blois, Sâmmtliche Werke, Berlin, 1889-95, 3 vol. — L'hist. de Guil- laume le Maréchal, éd. P. Meyer, 1891-1901, 3 voL — Monlaiglon-Raynaud, Recueil des fabliaux, 1872-90, 6 voL
Travau.v des historiens. Jacq. Flach. Les Origines de l'anc. France, 1886-1917, 4 voL — Karl Bûcher, die Enlstehung der Volkswirtsckaft, 2° éd. 1898. — Viol- lel-le-Duc. Diction, de l'Architecture, 1854-68, 10 voL in-8"et Diction, du mobilier, 1868-75, 6 vol.
Le fief.
De la Grèce antique, au début de son époque féodale, MM. Alfred et Maurice Groiset ont tracé le tableau suivant :
« Les populations cherchaient leur subsistance dans le travail dur et obstiné de la terre ; ni industrie active, ni grand commerce : une vie rude, pauvre, asservie et inquiète ; la guerre fréquente et, par conséquent, les incursions et les pillages : tout le monde avait les armes à la main. Au lieu de villes ouvertes, des enceintes fortifiées, bâties en pierres énormes sur des collines ; et là des chefs de guerre qui défendaient l'homme des champs et lui don- naient asile derrière leurs remparts en cas de danger. »
Et tel aussi est le tableau que nous oftre la France à la fin du X* siècle :
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« Ce fut le temps, écrit Benjamin Guérard, où chacun, afin de pourvoir à sa sécurité, se cantonna et se retrancha du mieux qu'il put. Les lieux escarpés furent habités ; les hauteurs se couron- nèrent de tours et de forts ; les murs des habitations furent gar- nis de tourelles, hérissés de créneaux, percés de meurtrières. On creusa des fossés, on suspendit des ponts-levis; les passages des rivières et les défilés furent gardés et défendus, les chemins furent barrés et les communications interceptées... A la fin du x^ siècle, chacun avait définitivement pris sa place ; la France était couverte de fortifications et de repaires féodaux ; partout la société faisait le guet et se tenait en embuscade. »
En ces « repaires », vivaient des hommes rudes et belliqueux qui pratiquaient les armes et le travail des champs. « Guillaume de Ponthieu, issu du sang des rois de France, avait quatre fils. Le premier n'aimait que les armes ; le second ne se plaisait qu'à la chasse ; le troisième s'adonnait aux travaux rustiques, heureux de serrer le froment dans ses granges, aussi son père lui attri- bua-t-il en fief le comté de Saint-Paul; quant au cadet, il se consacrait à l'élève du bétail : son père lui destinait un territoire accidenté, hérissé de halliers, de boqueteaux et de haies vives, avec des pâquis et des marais » (Lambert d'Ardres).
Hariulf décrit la contrée ainsi ordonnée et c'est précisément le Ponthieu : « Le pays est arrosé par des rivières et des sources d'eau vive ; il est planté de bois, il offre aux troupeaux des pâtu- rages et produit du blé. Les hommes en sont belliqueux. On n'y trouve point de villes, mais des châteaux forts. »
Tableau du pays de France au début de l'ère féodale.
La famille est devenue la mesnie ; et la mesnie, en se dévelop- pant, devient le fief.
Car un «forain » pouvait entrer dans la mesnie du seigneur par adoption. Etre adopté c'est, suivant l'expression de l'Epitome de Saint-Gall, ad alium patrem se commendare, se mettre sous l'autorité d'un autre père. Germe de la féodalité.
Le fief apparaît au xi® siècle comme une famille agrandie dont le suzerain est le père; aussi bien, pour désigner l'ensemble des personnes réunies sous le gouvernement d'un chef féodal, les con- temporains se servent du mot familia.
LA FORMATION DE LA FRANCE FÉODALE H
Le baron — ce mot veut dire « maître » — placé à la tête du fief, est un chef de famille. Celle-ci comprend l'ensemble de ses fidèles, ses smjets, et il convient de reprendre cette expression. Le baron appelle ses sujets sa « parenté » :
0(1 [avec] vos irai et mes grans parentés : A vingt milliers seromes ben nonhrés...
[Ogier le Danois, v. 4932.)
Famille dont les membres sont solidaires les uns des autres, comme ceux d'une même famille, qu'il s'agisse du bien ou du mal. « A vous sera la faute, dira un vassal à son seigneur, à moi est le dommage : et vous en aurez une part, car le dommage va à celui qui tient la seigneurie ; aussi m'en devez-vous garantir ».
Le seigneur doit à ses vassaux protection, assistance, subsis- tance. « En sa terre de Guînes, dit Lambert d'Ardres, le comte Arnoul faisait venir auprès de lui ses sujets et leur faisait du bien ; il les recevait dans sa demeure, dans sa famille : il s'occupait d'eux et les mariait sur ses terres. » Le vassal vient-il à mourir, le seigneur prend soin de sa veuve ; si elle est jeune, il s'occupe de la remarier; il prend soin de ses enfants.
Pour l'annaliste qui écrit la Chronique des comtes d'Anjou, GeofFroi à la grise tunique est le modèle des barons (x° et xi^ siècle) : « Il était habile à la guerre où son bras témoignait de sa valeur ; altier et calme, il laissait fleurir en lui la clémence ; il aimait à faire largesse; ennemi de ses ennemis, il patronait [patrocinabatur^ virilement les siens : qualité des barons ».
Ainsi le seigneur est le « patron » de ses sujets ; le mot aussi est du temps. L'homme isolé est perdu dans la tempête :
Gent senz seignur sunt malement bailli. [Gens sans seigneur sont mal lotis].
[Chanson de Guillaume, v. 289.)
En retour le vassal est lié à son suzerain par les sentiments et les devoirs du fils envers son père ; il doit le servir avec amour, le suivre à la guerre, prendre son avis dans les affaires importantes, obtenir son consentement quand il se marie ou quand il marie ses enfants ; il lui doit affection, aide, fidélité ; et ces sentiments —
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engendrés par cette parenté fictive que crée le lien féodal, mais inspirés par les liens et par les sentiments de la famille véritable, — sont si forts, qu'ils l'emportent sur les obligations de la parenté elle-même.
Le vieux duc Aymon rencontre en Ardennes ses quatre fils qui sont en guerre contre son suzerain. Que va faire le vassal? trahir son « baron » en favorisant la rébellion de ses enfants, ou meurtrir son cœur paternel en portant les armes contre eux ?
« Hélas ! s'écrie-t-il, pourquoi mes fils n'ont-ils pas pris la fuite, pourquoi m'ont-ils mis dans l'obligation de leur livrer bataille? »
Et se mi fil [mes fils] i muèrent, mult aurai cuer marri!
Le comte Hermenfroi le soutient dans sa résolution :
« Nus hom de vostre eage, qui le poil ait flori, Ne se doit parjurer, por fil ne por ami,
Et qui son seignor boise [trafiil], bien a Deu relenqui [renié]. « Par mon chief. dist li dus [duc], je vos ai bien oï [entendu]. Jamais [mes fils] n'y aront trives [trêves], orendroit les desfi ! »
{Les Quatre fils Aymon, v. 2977.)
Et le vieillard, d'un cœur meurtri, envoie des hérauts à ses enfants pour se déclarer leur adversaire.
Ainsi le fief est la « maison » agrandie, et des milliers de fiefs se constituent par « les amples régnés ». En chacun d'eux le baron réunit sa famille propre, ses proches, les rejetons des branches cadettes, puis ceux qui sont venus se placer avec leurs biens sous sa protection. Les alleus, c'est-à-dire les terres libres, disparaissent. Elles sont sans seigneur, partant sans défense.
Et comme ce travail de coordination et de subordination se fait sans direction calculée, sans impulsion uniforme, l'ordre social s'agence en une confusion apparente, mais avec la vie et la saine verdeur, le beau tumulte de la forêt.
Le fief comprend ceux qui se sont attachés au seigneur en lui subordonnant leurs terres, et il comprend ceux que le seigneur s'est attachés par une concession de terres, ou bien encore par un don en argent, par une charge à sa Cour, ou par un autre bien- fait, par un autre « honneur », que le bénéficiaire relève de lui, en foi et hommage. Le nouveau vassal, en échange de la concession
LA FORMATION DE LA FRANCE FÉODALE 13
accordée par le seigneur, lui prête serment de fidélité, en plaçant ses mains dans les siennes, après quoi le baron lui remet une poi- gnée de terre, une branche d'arbre, une motte de gazon, symbole du fief concédé, champ, bois ou prairie, et, de ce moment, le vassal, saisi du bien que le suzerain lui a donné, devient son homme et lui doit son dévouement comme le seigneur lui doit sa protection
Sentiments qui vont faire de tous les habitants d'un fief, réu- nis sous l'autorité de leur suzerain, les membres d'une étroite patrie. Aussi bien le mot patria se trouve dans les documents pour désigner l'ensemble d'un fief, habitants et territoire, comme il s'y trouve pour désigner la famille et pour désigner la mesnie.
Les serfs.
A rintérieur du fief, sous l'autorité du seigneur et de ses vas- saux, vivent les serfs, les travailleurs ruraux attachés à la glèbe qu'ils cultivent durement. Le serf est le travailleur manuel fixé à la terre qu'il ne peut quitter. Il n'est pas homme de guerre et, sauf appel de son suzerain, il n'a pas le droit de porter des armes.
On voit des serfs qui possèdent d'autres serfs travaillant sous leurs ordres. Car dans la servitude, il y a des degrés. Les serfs ne peuvent se marier sans le consentement de leur seigneur ; au reste il en allait de même des vassaux, et du seigneur lui-même qui ne pouvait se marier sans le consentement du roi : conséquence de l'organisation familiale qui a formé l'Etat tout entier.
Le servage remplaça la servitude proprement dite lors de la dissolution de Tempire carolingien. On en trouve l'origine dans ce que les historiens ont appelé 1' « appropriation du sol », que pratiquèrent à leur profit les personnes de condition servile ; au fait, comme la pratiquèrent les personnes placées au degré supé- rieur de l'échelle sociale. On n'a pas assez remarqué que le servage constituait le degré inférieur de la vassalité. On peut l'assimiler à un fermage obligatoire.
La condition des serfs, qui commençait à s'améliorer, était encore très dure sur cette fin du x® siècle. En 998, un nommé Jti,tienne fait une donation à l'abbaye de Gluny en expiation de la violence qu'il a commise en faisant couper le pied à l'un de ses serfs. Vers la même époque, l'Eglise prononçait la peine de
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rexcommunication contre toute personne qui aurait fait mettre à mort un serf. Mais n'oublions pas que si le servage nouait le dur lien par lequel l'homme était attaché à la terre, il offrait par là même en ce s rudes époques de grands avantages à celui qui s'y trou- vait soumis. Que si la terre tenait le serf, le serf tenait la terre; que si le serf était condamné à peiner sur la glèbe, du moins sa vie y était-elle assurée, et c'était là, pour lui, en ces temps de violente anarchie, une bénédiction. Le servage n'était pas l'escla- vage. Les obligations étaient déterminées Le seigneur n'ordon- nait pas à son plaisir. En un texte du xi^ siècle, nous voyons dès serfs refuser de transporter de la marne parce qu'ils ne l'ont jamais fait.
Le serf assurément travaillait pour son seigneur; mais le sei- gneur lui accordait, comme à tous ses « sujets », aide et protec- tion. Le guetteur, qui veille au sommet de la tour de bois, a jeté un cri d'alarme; à l'horizon des hordes barbares, ou les tourrageurs ennemis, ravagent la contrée. Le château s'ouvre au pauvre laboureur, à sa famille, à son bétail, à son « butin ».
Dans les années de famine, le serf trouve assistance auprès de son seigneur, tandis que l'homme libre, de condition modeste, meurt de faim. Entre le seigneur et le serf se répètent en effet ces mêmes sentiments d'union, de dévouement, d'affection réciproque que nous avons signalés entre baron et vassaux.
C'est la belle histoire d'Amis dans Amis et Amiles. Une lèpre hideuse ronge le jeune chevalier; il en devient repoussant à voir. Sa femme le chasse; à l'hôpital, nul n'ose l'approcher; mais deux de ses serfs vont le suivre dans sa vie errante ; ils le soignent comme une mère son enfant; ils iront jusqu'à mendier pour lui.
Et d'autres histoires plus touchantes encore et qui font penser à celle du bon vassal Renier dans Joiirdain de Blaye.
Un traître, Froraont, assassine son seigneur, Girard de Blaye, et cherche à faire disparaître jusqu'au dernier membre de cette famille dont il a tué le chef. Il reste un enfant, fils unique, que Girard a confié aux soins d'un de ses hommes, nommé Renier, et de sa femme Erembourc. Fromont l'apprend et il somme ces braves gens de lui amener le fils de Girard, qu'il veut tuer également. Et Renier et sa femme livrent leur propre enfant, qu'ils font passer pour celui de leur seigneur. Le poète peint la douleur de la mère qui accomplit son poignant sacrifice :
« La mère se met en route pour livrer son tils à ceux qui vonl
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l'égorger. L'enfant sourit, car il ne sait nulle félonie. Les beaux jours d'été vont revenir, pensait la mère, et je m'en irai, là-haut, sur les murs. De là je verrai les enfants, les garçons de son âge; je les verrai jouer à l'écu, aux barres, à la quintaine, lutter ensemble et se renverser : et mon cœur en pleurera. »
Les textes du xir siècle montrent plus dune lois les paysans se levant en masse, dun mouvement spontané, pour la délivrance de leur seigneur dont ils ont appris la captivité.
Des serfs français du moyen âge on peut dire ce que le comte de Ségur écrira des serfs russes, au xviii siècle :
« Certains d'être toujours nourris, logés, chauffés par le pro- duit de leur travail ou par leurs seigneurs, et étant à l'abri de tous besoins, ils n'éprouvent jamais le tourment de la misère ou l'effroi d'y tomber. » Ajoutez la sécurité, si précieuse en ces siècles barbares, poiu* le travailleur des champs.
Le serf, il est vrai, ne possède rien par lui-même : ce qu'il possède fait retour à son seigneur après sa mort; mais cette âpre loi est corrigée par l'organisation des « maisons de village » dont les serfs font partie. « Mesnies » semblables à celles dont il a été question. Les biens s'y transmettent de génération en génération, éveillant l'intérêt des travailleurs à une prospérité commune. Per- sonnalité collective qui groupe les membres de la famille et se per- pétue en ses générations successives. Le serf y trouve un stimulant au travail et à l'épargne. Il peut vendre, acheter, réaliser des béné- fices. Et Ton vit parmi les serfs des hommes opulents, des hommes influents, de « riches hommes » comme on disait alors.
Les donjons.
Aux membres de la grande famille le donjon procure la sécurité, il leur donne l'indépendance. De sa hauteur imposante, la tour massive protège les siens.
« Huon de Cambrai, Gautier et Rigaut, ne pouvant espérer d'emporter la forte ville de Lens, se contentèrent de ravager la campagne environnante... Ce fut le terme de la chevauchée, car les terres d'Enguerran étaient trop bien défendues ( par le donjon qu'Enguerran de Coucy avait fait construire et que les Boches viennent de détruire criminellement) pour qu'ils songeassent à s'y aventurer » (Garin le Laherain) .
Dès le milieu du xi* siècle, on avait vu la motte, aux constructions
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en boîs, prendre plus d'importance, les enceintes se surélever, les fossés se creuser plus profondément.
Le fameux château du Puiset, décrit par Suger, a été construit au XI® siècle. Il offre la transition entre la motte du x^ siècle, faite de terre et de bois, et le château féodal, tout en pierres, du xii® siècle.
Le château du Puiset comprenait une double enceinte comme les mottes dont la silhouette a été dessinée plus haut. Une pre- mière enceinte est constituée par un fossé et une palissade; mais la seconde, l'enceinte intérieure, est déjà formée par un mur de pierre. Au centre, la motte châtelaine, sur une butte factice, la tour encore en bois.
Le château du seigneur féodal se compose donc essentiellement du donjon, c'est-à-dire d'une haute tour, — carrée aux xi" et XII® siècles, ronde dans les siècles suivants — entourée d'une vaste enceinte, palissade ou muraille, bordée d'un fossé. Le donjon était généralement construit sur le point le plus élevé de la terre seigneu- riale, parfois cependant à un endroit jugé faible au point de vue de la défense, afin de le renforcer. Au xi" siècle, le donjon sert encore de résidence au baron et à sa famille la plus proche; au XII siècle, il sera réservé à une destination exclusivement mili- taire; alors, tout auprès, dans la même enceinte, on construira, pour servir de demeure à la famille seigneuriale, le « palais ».
Nous venons de dire que le donjon s'élève généralement sur une éminence. Une vaste enceinte suit la déclivité de la colline ; elle se trouve donc en contre-bas, on la nomme « basse-cour ». Là sera creusé un puits et seront aménagés une chapelle et des logis d'habitation pour les compagnons et pour les serviteurs du baron. Une seconde cour, attenante à la première — car bientôt ce ne sera plus une cour concentrique — est également entourée d'une enceinte : elle renferme d'autres logis, où logent les arti- sans attachés au château, et des abris pour les « retrahants » du domaine, pour leur bétail et leurs biens, c'est-à-dire pour les habitants du fief qui, en cas de danger, viennent se réfugier avec ce qu'ils possèdent, à l'abri de la « ferté ».
De Sentis à Orliens peûsl-on estre aies [allé]
Et d'illuec à Paris arrière retornés
Et de Loon à Hains, par toutes les cités,
Ni trovissiés nul homme qui de mère fustnés
Qui ne soit en chastel ou m ton [tour] enserés.
{Les Quatre fils Aymun, v. 3221 . )
LA FORMATION DE LA FRANCE FEODALE 17
Jusqu'au xii" siècle, seuls le donjon et l'enceinte intérieure seront *en pierre — et le donjon ne le sera pas toujours, comme nous venons de le voir par le château du Puiset ; — les autres constructions sont encore en bois, séparées les unes des autres, ce qui donne à l'ensemble l'aspect d'un campement plutôt que celui d'une résidence fixe. L'enceinte extérieure, entourée d'un fossé, se compose généralement encore de palissades : il arrive qu'elle soit bâtie en pierres sèches.
Parfois, en dehors de Tenceinte extérieure, — mais compris le plus souvent dans l'enceinte même et protégés par ses palis, — la vigne, le verger, le courtil du château, un jardin d'agrément, voire un petit bois ; le seigneur, la châtelaine et leurs hôtes y trouvent de verts ombrages où chantent les oiseaux. Enfin, à l'extérieur des murs s'étendent les terres arables, « gaignables », des prés, des vignes, des bois, des saulsaies et des oseraies, des étangs où s'ébattent les carpes mordorées, les tanches fugitives, domaine privé du seigneur.
Là palpite iâme de la petite patrie que l'esprit féodal a formée autour du « baron ».
On vit tels de ces castels défendus par un seul homme d'armes et qui suffit à sa tâche, car il a sous ses ordres les « retrahants » des environs, les habitants de sa « patrie », ses fidèles, vassaux et serfs, qui se réfugient avec famille, bétail et biens entre les murs du castel que le seigneur a construit avec leur concours.
Jusk'à cinquante liues poès [pouvez] aler errant, Ja n'i troveroit home, borgois ne païsant,
Fors ceus qui es chatiaus se vont esctiergaitant [se sont mis
aux aguets]. {Les Quatre fils Aymon, v. 3i85.)
Le paysan se seni à l'abri, il se sait protégé; il peut travailler saus crainte de voir paraître à l'improviste une bande de pillards qui lui enlèveront bétail et butin, et l'emmèneront captif avec les siens, le faisant avancer à coups de pied, une fourche au col. Grâce à ce brave, au baron féodal, le vilain laboure, sème, espère en sa récolte. « En ce temps-là, dit l'auteur de la Chronique d'Es- pagne, les barons, afin d'être prêts à toute heure, tenaient leurs chevaux dans la salle où ils couchaient avec leurs femmes. »
Insensiblement, entre le chef militaire, de fer vêtu en son
18 LA FRANGE FÉODALE
donjon de pierre, et ses colons de la canipagne ouverte , la néces- sité affermit, en le rendant coutumier, le contrat mutuel. Les (( sujets » travaillent pour le baron, cultivent sa terre, font ses charrois, paient des redevances, tant par maison, tant par tête de bétad, tant pour hériter ou vendre, car il faut qu'il vive avec sa famille et nourisse ses soldats. Le Play a comparé le château féodal ainsi organisé à un atelier militaire, dont le travail consiste dans la protection du travail agricole, industriel et commercial qui ne peut s'accomplir que grâce à lui.
Le baron est heureux de la prospérité de ses fidèles, et ceux- ci prennent part aux joies de leur seigneur. Aubri épouse Gui- bourc. Le jour des noces, son château s'emplit de sa nombreuse « parenté » :
Mes quand il voit son grant paies [palais] empli
Et li banc sont de cavalier vesti [garnis]. ..
Et on viele haut etcler et seri [joyeusement],
Quant sa gent sont de joi-e resplaai.
[Quand ses vassaux et sujets s'épanouissent de joie]
Adonc li semble qu'il a le cors gari...
[Alors il lui semble que lui-même se porte bien].
{Auberi.)
Garln et son fils Girbert arrivent en leur fief de Gorze lès Saint- Mihiel : « Grands et petits étaient venus à leur rencontre. . . Il faisait beau voir la foule des gars et des pucelles riant et menant leurs danses au son des musettes et des violes » [Garin le Loherain).
Et c'est ainsi qu'il est possible de suivre les transformations successives qui, en développant les affections familiales, devenues usages et coutumes, et en les transportant dans l'organisation sociale, ont formé la féodalité.
Creusez un puits dans le désert, où fluera l'eau bienfaisante, et vous verrez, tout autour, la terre verdir, se couvrir de palmiers, d'aioès et de cactus, se former un oasis. De même, au xi^ siècle, l'homme assez entreprenant pour faire élever une motte dans un pays ravagé, assez puissant pour y faire construire un donjon avec son enceinte fortifiée et pour le munir d'hommes d'armes, ne tar- dait pas à voir se multiplier dans la contrée voisine une popula- tion active, se développer le travail, se grouper des villages, se bâtir des moutiers. Et les contrées au contraire, où ne veillaient pas des seigneurs puissants et obéis, ne tardaient pas à retomber dans une affreuse anarchie.
LA FORiMAilOiN UE LA FRANCE FÉODALE 19
La hiérarchie féodale.
La plupart des fiefs se formèrent ainsi en France, au début de l'ère féodale, spontanément, par le groupement des habitants du pays, ramassés dans la tourmente sous la protection d'un homme puissant par son courage, par sa famille, par des propriétés qu'il était à môme de défendre, par des alliances qu'il savait faire valoir.
La hiérarchie de protection et de dévouement réciproques, éta- blie entre le seigneur et ses hommes, va se continuel- entre le seigneur, qui régit un fief de quelque importance, et un baron plus puissant, lequel groupera sous son autorité, par des liens semblables, non seulement ses vassaux et ses serfs immédiats, mais d'autres seigneurs qui, tout en conservant leur autorité intacte sur leurs « sujets », deviendront eux-mêmes les « hommes » de ce suzerain supérieur. Et ce baron supérieur se rattachera à son tour, par des liens identiques, à un seigneur plus important encore. Superposition de fiefs, — qui fait penser aux étagements de clochetons, pinacles, niches et voussures des églises médié- vales, — et dont chacun, quelles qu'en soient l'importance, la puissance, la population, est pareil aux autres en son agencement, jusqu'au fief suprême, clé de voûte de l'édifice, où commande le suzerain de tous les suzerains français, — jusqu'au roi, en son donjon du Louvre, que fera construire Philippe Auguste, et dont mouvront tous les donjons de France.
Sources. Capitulai, ea carolingiens, éd. Pertz. LL , t. I. — Chron. de St-Riquier, par Hariulf, éd. Lot, 1Sj4. — Chroniques des comtps d'Anjou et des sgrs dAm- hoise, éd. Halphen et Poupardin, 1913. — Suger. Vila Ludovici régis, éd. iMolinier. 1887. — Lamberti Ardensis eccl presb. chron. Ghisnenseel Ardense, éd. Godefroy- Ménilglaise, 18b5.
La Chanson de Roland, éd. div. — La chançun de Guillelme, éd. Suchier, Bi- blioth. norrnannica, 191 1. — Garin Le Loherain. trd. P. Paris, s. d. (186-). — Ogier le Danois éd. Barrois. 1842. — Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, 188i — La Chançon des Quatre fils Aymon. éd. Gasiels, Montpellier, 1909. — Li coronomens Looys. éd Jonckbioet, Guillaume d'Orange, la Haye, 1854, t vol. — Vict -Mortet. Textes relatifs à ihist. de l'archilecture (Kl'-XIh s ), 1911.
Thavaux des histohie.ns. Alfred et Maur. Croiset. Hist. de la lilt. grecque, 2» éd.. ISaii. — Brussel. Nouvel examen de l'usage des fiefs. IToO, 2 vol. — Benj. Guérard. Prolégom au PolgpL de l'abbé Irminon. 184ô. — Fustel de Goulanges. Les Origines du système féodal. \^9i). — Jacq. Flach Les originefi de V anc . France, 18S6-1917. 4 vol. — Doniol. Serfs et vilains au M. A, I90i). — Si'ignobos. Le Régime féodal en Bourgogne. lW5:i. — G. Larnprecnt. Eludes sur l'étal écon. delà Fr. pend, la 1" partie du M. A., crad. Marignan. 1889. — Guilhiermoz. Essai sur l'Origiui de la noblesse en Fr. 1902. — VioUet-le-Duc, éd. cit.
£9 LA FRANGE FEODALE
La ville.
Les châteaux.
Le château fort, composé essentiellement d'une enceinte autour d'un donjon, j-enferme une société autonome et qui a son gouver- nement, sa justice, ses coutumes, ses soldats, ses artisans, lesquels disposent de logis et d'ouvroirs. A Tabri des murs les ouvriers travaillent pour le seigneur, leur « patron », et pour sa nombreuse « parenté », c'est-à-dire pour les habitants du fief; les paysans du territoire y viennent chercher refuge en cas de danger.
Guillaume le Breton décrit le Château-Gaillard construit par Richard Cœur de Lion en une boucle de la Seine, d'où il domine les Andelys : « Il fît arrondir la crête du rocher et la borda de résistantes murailles ; il la débarrassa des pierres dont elle était encombrée et, après avoir aplani l'intérieur de cette enceinte, il y fit bâtir nombre de petites habitations et des maisons capables de contenir beaucoup de monde, n'en réservant que le centre pour la construction du donjon. La beauté du lieu et la valeur de la forteresse répandirent la renommée de la roche Gaillard. » Le Château, réputé imprenable, sera pris par Philippe Auguste. « Il y trouva une grande rue, dit le Breton, remplie de nombreuses habitations... Le roi en distribua les maisons à de nouveaux citoyens ».
Ainsi les grands châteaux féodaux abritent une population assez nombreuse, population sédentaire et qui s'accroît incessamment des « retrahants » de la châtellenie.
Autour de certains donjons une vaste enceinte et qui semble des- tinée à servir de campement à une armée. Cet espace se garnis- sait de cabanes, élevées d'une main hâtive, quand des troubles éclataient. Elles servaient d'abri aux « sujets » du plat pays, à leurs familles, à leur bétail, — et ces troubles duraient parfois des mois et des années. Et l'on imagine combien devenait alors actif le labeur des ateliers aménagés à l'intérieur des murs
Mais voici que, à partir du xi* siècle, grâce à l'organisation féo- dale, « patronale », que nous venons de décrire, un ordre rela- tif s'est établi, quelque industrie s'est développée; on commence à pouvoir circuler d'une localité à l'autre, et l'on voit naître, pour
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le besoin des échanges — qui s'étaient faits primitivement d'un domaine au domaine voisin — un mouvement commercial. Et voici que des marchands viennent s'établir à leur tour dans l'en- leinte du château ; le château, le bourg — du mot germain burg, château fort — se peuple de ôoitrgeois; population qui ne tarde pas à déborder en dehors des murs d'enceinte et à construire les faubourgs, dont les habitants vont chercher également à s'en- tourer d'un mur de défense.
« Girard de Roussillon demeurait à Orivent, un château qu'il tenait du roi. Les bourgeois en sont riches et pourvus de chevaux, d'or et d'argent » [Girart de Rousnllon).
Au moyen âge, qu'est-ce qu'une ville ? C'est un château qui a prospéré.
Un fait important, et dont on n'a pas assez tenu comple, c'est que, dans les textes des premiers siècles de l'âge féodal, les mots « ville » et « château » sont synonymes. Ecoutez le fabliau de Courtebarbe :
Dedenz la ville (Compiègne) entrèrent; Si oïrent et escoulèrent C'on crioit parmi le chastel : « Ci a boa vin très et nove!... »
{Fabliau des trois aveugles.)
Au XII® siècle encore, Suger et Galbert de Bruges appelleront des villes comme Ypres et Bruges des « châteaux». Pour Guil- laume le Breton, Dijon est un château et Rouen pour l'historien de Guillaume le Maréchal ; tandis que pour l'auteur des Grandes Chroniques le château du Puiset est une ville.
Nous venons de décrire le château féodal entouré d'une enceinte fortifiée, oii les compagnons du seigneur, les artisans qui travaillent pour sa mesnie, ont pris logis, ainsi qu'une partie de ses laboureurs. Or, il arrive, à la suite de circonstances heu- reuses, et notamment par l'extension du fief, que le labeur des ehâtelains, des bourgeois, des artisans, prenne plus d'activité : la population s'accroît. Hariulf parle du pays de St-Riquier (Centulej, « où ne s'élève aucune ville, mais où les châteaux sont riches et peuplés ». Voici un emplacement géographique pro- pice aux échanges, sur le croisement de routes passagères ou bien sur un cours d'eau ; les produits du sol sont fav orabies à
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l'industrie et une ville se développe à l'intérieup du château fort, du bourg, et dans les faubourgs dont elle ne tarde pas à faire éclater l'enceinte nouvelle devenue à son tour trop étroite.
Aussi bien il n'existe, au xi' siècle, entre le donjon du sei- gneur et la ville des bourgeois aucune opposition. Ville et château sont unis. Voyez Coucy. Le haut donjon, entouré d'épaisses murailles et ceint d'un profond fossé, se trouve dans la cour spa- cieuse où est construit le « palais ». Celui-ci contient la demeure du sire de Coucy, de ses poursuivants^ écuyers et chevaliers, ses hommes liges. Le tout est entouré de vastes murailles flanquées de tours, lesquelles murailles, en se continuant, enveloppent la ville entière dont les maisons sont elles-mêmes construites à l'imitation du donjon. La ville va-t-elle être prise, les habitants se réfugie- ront dans le donjon avec des provisions ; et celui-ci pourra offrir une résistance si efficace, si puissante que, pendant le moyen âge tout entier, la guerre de Cent ans et la Ligue, il déliera toute attaque.
Comme le château, la ville est caractérisée au xr siècle par le fait qu'elle est entourée d'une enceinte fortifiée, enceinte qui se composera généralement, jusqu'au début du siècle suivant, d'une palissade en bois, bordée d'un fossé, pareille à celle des châ- teaux forts. Comme celle des châteaux proprement dits, l'enceinte des villes servait de refuge aux populations des alentours lors des incursions ennemies.
Et si l'on veut bien considérer que, au xi^ siècle, tous les gou- vernements urbains sont des gouvernements seigneuriaux, on ne s'étonnera plus que les mots ville et château aient été synonymes : les villes étaient des châteaux.
Au xv^ siècle encore, la ville de St-Romain-le-Puy en Forez, présentera un exemple saisissant de la formation uibaine : une montagne isolée armée d'un triple étage de fortifications ; au sommet se dresse le château à donjon protégeant un couvent de bénédictins; à mi-côte, la ceinture de pierre élevée pour la défense du bourg où vivent les bourgeois ; enfin dans le bas, une autre muraille concentrique à la précédente entoure la « basse- cour », reluge des campagnards.
LA FORMATION DE LA FRANGE FIÎODALE 23
La seigneurie urbaine.
L'enceînte, néanmoins, ne suffit pas à constituer la ville. On trouve de nombreux villages, défendus par un rempart dès le x" siècle, et qui sont demeurés des villages. Une autre condition y est nécessaire ; nous venons de l'indiquer : il faut qu'une auto- rité suzeraine, féodale, s'y établisse.
L'emplacement de la ville d'x\rdres n'était au x° siècle qu'une lande inculte d où son nom • Ardea. Un brasseur vint s'y fixer et son petit établissement prospéra, car les pâtres y venaient boire, et le dimanche, on les voyait au pas de la porte, jouer, courir les barres et se culbuter. Un village se forma. Arnoul, beau-fils d Herred de Furnes, résolut d'y transférer sa résidence. 11 y construisit, dit Lambert d'Ardres, une motte, un donjon, et l'en- toura d'un rempart fossoyé. L enceinte ne tarda pas à être agrandie, un marché y fut créé, une église y fut construite; Arnoul y établit une « justice », une autorité seigneuriale s'y était fixée : Ardres était une ville.
C'est grâce à la protection du seigneur que la ville prospère, protection armée et qui coûte au baron un travail incessant. Il y expose sa vie et celle de ses hommes. « Huon de Cambrai entend dans la ville (St-Quentin) les cris des bourgeois, les gémissements des dames et des pucelles, mal préparées à pareils jeux (les périls de la guerre) : « Ne vous désolez pas, leur criait-il, « vous n'avez rien à craindre tant que je serai en vie ; avant qu'on « arrive à vous, il y aura bien du sang versé, et le mien jusqu'à la « dernière goutte » [Garin le Loherain) .
Le baron féodal assure la sécurité de ses bourgeois, il assure le transit de leurs marchandises sur ses terres, et telle est l'effi- cacité de sa protection qu'elle les suit en lointain pays.
« Quand les bourgeois et marchands de Narbonne entendent que leur seigneur, le comte Aimeri, veut se séparer de ses fils et les envoyer en terre étrangère, ils en éprouvent grande douleur.
« La nouvelle s'est répandue que les six frères partiront. Les bourgeois s'assemblent, deux cents d'entre eux montent dans la salle :
« Aimeri, Sire, dit le mieux emparlé, nous sommes des mar- chands qui courons les pays et les mers, transportant les riches étoffes, l'hermine, les destriers et les vins. Quand nous arrivons
24 LA FRANCE FEODALE
aux foires lointaines, on nous demande : « Qui est votre avoué? « De quel seigneur vous réclamez-vous? » Nous répondons : « Le « comte Aimeri et ses fils ». Et nul ne serait si hardi de nous faire offense. Or voici que vous voulez disperser vos fils. Sire, prenez plutôt nos vignes, nos terres, nos métairies ; prenez de nos richesses à votre désir, et distribuez-les entre vos enfants ; mais gardez ceux-ci auprès de vous pour nous défendre » [Les Narbonnais).
Le seigneur fait régner la paix dans les territoires de sa mou- vance en y rendant la justice.
Pour favoriser l'industrie de ses bourgeois, il fait construire des ponts, dessécher les marais, entretenir des routes, établir des hôtelleries :
Et si fist bons pons faire et grant ostelerie
[Elle de Saint-Gilles.)
Et dans le Roman de Brut. Il s'agit du seigneur de Belin :
« Bons pons fist faire, ctiemins liaus,
De piere, de sahlon, de caus [chaux],
Primes [d'abord] fist faire une caucie [chaussée")...
Le seigneur construit des hôpitaux et des léproseries.
« Oilard de Wymille, note Lambert d'Ardres, apprit que, entre Guînes et Wissant, un lieu détourné, rempli de bois, était infecté de mauvais gars. Aux aguets dans les cavernes, ils fondaient sur les passants ». Le lieu en était appelé Sotitinguevelt, c'est- à-dire « le champ des mauvais ». Oilard de Wymille débarrassa Soutinguevelt des bandits qui l'infestaient et assura la sécurité du transit. Ce fui l'origine, dit Lambert d'Ardres, du péage établi aux environs de Guînes,
Ainsi les droits et redevances, les péages et tonlieux, les pres- soirs et fours banaux, dont les profits revenaient au seigneur, représentaient la légitime rétribution de ses peines, de ses débours, de son labeur. Le baron a fondé un marché pour les échanges, il l'a établi sous les murs de son château, disposition qui subsistera quand les villes se seront développées, il en assure l'ordre et la police, il garantit la sécurité des marchands :
Uns sires [seigneur] qui tenoit grant terre, Oui tant haoit [haïssait] mortel[le] guerre,
LA FORMATION DE LA FRANCE FEODALE 123
Totes ^enz de malveise vie
Que il leur fesoit vileiiio,
Uue toi maintenant les p.iiidoit,
Nul raenson n'en prenoit, —
Fist crier.j [un] marchié novel.
Uns povres merciers, sanz revel [joie],
I vint atot [avec] son chevallet [petit cheval],
N'avûit besasse [besace] ne vallet;
Petite estoit sa mercerie....
Le brave homme attache son « chevallet » en un pré du fief seigneurial. La bête y broutera, car il n'a pas d'avoine à lui donner. Et le mercier abandonne sa monture à la garde du seigneur et, par surcroît, à la garde de Dieu. Or durant la nuit, par une louve, le « chevallet » fut dévoré. Le mercier s'en vient à la Cour du baron. « J'avais mis ma bête sous votre sauvegarde et sous celle de Dieu. — Combien valait l'animal ? — Soixante sous. — En voici trente ; pour le reste, adressez-vous à Dieu. » [Fabliau du paiiv?'e mercier.)
En 1172, Guinard, comte de Roussillon, lègue à Pierre Martin, marchand de Perpignan, 150 sous melgoriens, pour le dommage qu'un voleur lui a causé sûr ses terres.
Comme les vassaux des campagnes, les bourgeois aiment leur seigneur sans lequel ils ne pourraient subsister. Le comte Richard de Montivilliers va partir pour la croisade et ses bourgeois qu'il a si bien gardés, dit Jean Renard, qu'ils sont tous riches mainte- nant, en conçoivent un violent chagrin.
« Ahi! font-il, caitif, dolant,
Que porrons-nos dès ore faire?
« Atii ! gentix quens [gentil comte] débonaire,
Com' nos lairés hui [aujourd'hui] esgarés ! »
[L'Escou/le, v. 188.)
Et quelle joie au retour !
« Droon, fds de Girard, enlra achevai dans le château (Rous- sillon). Il trouva mille des habitants en rondes et en danses, trois mille sur le chemin... »
« Quand ils entendirent parler de leur seigneur (qui, après une longue absence, approchait du château), il n'y eut cœur qui ne s'émût : — Quand le verrons-nous? — ^ Vienne au-devant qui l'aime! ' — Et vous, chanoines et clercs de St-Sauveur, faites processions
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en son honneur ! vous, chevaliers, venez avec nous ! » [Girard de Roussillon).
Œuvres littéraires confirmées par les chroniques. Suger raconte comment le comte Eude de Corbeil fut enlevé par son frère Hugue de Crécj et enfermé au château de la Ferté-Bernard :
« A cette nouvelle grand nombre des habitants de Corbeil, château [castellum] qu'une société de chevaliers de vieille noblesse enrichissait, vinrent se jeter aux pieds du roi. En ver- sant des larmes, ils lui apprirent la captivité du comte et le sup- plièrent de le délivrer. Le roi leur donna bon espoir et leur dou- leur se calma ».
Les habitants.
En parlant de la famille nous avons décrit la motte; en par- lant du fief nous avons décrit le donjon. Ce donjon, château pri- mitif, se développera, s'il est permis de parler ainsi, dans le courant des xif et xin*' siècles. Non seulement l'enceinte s'élar- gira, mais, dans l'intérieur de cette enceinte, les tours, les tra- vaux de défense et les autres constructions seio^neuriales se mul- tiplieront; au point que, selon la remarque de Viollet-le-Duc, les châteaux les plus importants ne tarderont pas à nous appa- raître comme formés chacun d'un groupe de châteaux enfermés dans une enceinte commune, et qui pourront au besoin, ayant une existence indépendante l'un de l'autre, entrer en lutte ou se défendre l'un contre l'autre.
Ce grand château, composé de plusieurs châteaux distincts, est habité, non seulement par des hommes d'armes, mais par des laboureurs ; des artisans s'y sont établis, des forgerons, des menuisiers, des armuriers, des bourreliers, des tailleurs, qui travaillent pour le seigneur et pour sa nombreuse « parenté » ; on y entend grincer à leurs tringles de fer les enseignes par- lantes des merciers, bouchers, ferronniers, des marchands de vin et de cervoise.
Tel est un grand château à la fin du xi" siècle, et telle une ville à la même époque.
Les bourgeois sont des vassaux qui rendent à leur seigneur les mêmes services que ses vassaux des champs. Ils sont également soumis aux coutumes féodales. Leur participation à la vie com- munale consiste à tenir leur rôle à la Cour du seigneur : ils sont
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de ses conseillers quand il rend la justice, participent aux assem- blées qu'il convoque, leurs noms figurent en témoignage dans la finale des chartes munies de son sceau. Les principaux d'entre eux sont des hommes de guerre, des chevaliers. « Sept-vingts chevaliers faisaient ordinairement séjour dans la ville de St-Quentin, lisons- nous dans Garin le Loherain, car en ce temps-là les chevaliers aimaient à demeurer dans les bonnes villes et dans les châteaux seigneuriaux, non, comme aujourd'hui, dans les bourgs, dans les fermes et les bois, pour y vivre avec les brebis. » (Cette chan- son de geste nous est parvenue en une rédaction du xii° siècle.) Texte confirmé par les chroniques de Richer et de Guibert de Nogent.
Ces chevaliers ont en ville des demeures fortifiées :
« Vers ce temps, écrit Gilbert de Mons, il y avait à Gand beaucoup d'hommes puissants par leur parenté et forts par leurs tours : ennemis les uns des autres, ils couraient souvent aux armes ». Guillaume le Breton de son côté nous dit combien les habitants de Lille aimaient leurs maisons garnies de tours : tun'Uaa domos ! Jean de Marmoutiers parle en termes identiques des bourgeois de Tours : ils s'habillent de pourpre, de vair et de petit gris, leurs maisons crénelées s'abritent sous des donjons massifs.
Dans une ville du xii^ siècle nous apercevons donc plusieurs classes de citoyens : le seigneur et sa famille immédiate, une classe de nobles, généralement appelés les « chevaliers », des bourgeois adonnés au négoce — chevaliers et bourgeois forment le patriciat ; — des artisans et des laboureurs ; enfin de véritables serfs nommés les « questaux ».
Ces diverses classes ont existé partout, mais on les distingue avec plus de netteté dans les petites villes du Midi qui se sont maintenues dans leur état primitif jusqu'à l'époque de la rédac- tion des coutumes. Voici Meilhan-en-Bazadais. A la tête de la ville, un seigneur de Meilhan, qui a entouré le château et le bourg d'une enceinte. La ville comprend trois quartiers : 1° le château; 2" la « roche » ; 3° le bourg; — lesquels trois quartiers sont habités par des chevaliers francs de toute redevance ; deux de ces quartiers, la « roche » et le bourg, sont également habités par des bourgeois qui doivent des fermages au seigneur. Les chevaliers, qui forment la classe noble, sont appelés les gentils ; ils se groupent en parages (ce mot est à retenir). Les bourgeois
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(borgnes) et les sfentils sont les seuls qui jouent un rôle public dans la ville. Au-dessous d'eux les habitants [cazats) : la charte est rédigée en provençal. Enfin, au degré inférieur, les hommes de caractère servile, les questaux. Les bourgeois pouvaient d'ailleurs avoir eux aussi des questaux, comme le seigneur et les chevaliers. Le seigneur équipe un chevalier pour faire, en lieu et place des bourgeois, le service de l'ost que réclame le comte de Poitiers. Les bourgeois, exempts du service de l'ost, sont entière- ment à leurs affaires. Le seigneur, selon le rite féodal, doit pro- tection aux habitants et les habitants doivent assistance au sei- gneur. Chevaliers et bourgeois se doivent aide réciproque contre tous forains. Le seigneur perçoit une maille bordelaise par saumon vendu à l'étal des bouchers, car à Meilhan les bou- chers vendent du poisson ; il perçoit un denier bordelais par bœuf vendu et trois mailles par porc. Les biens des intestats décédés sans famille lui reviennent, ainsi qu'une part sur le pro- duit des amendes.
Tel est, dans ses traits essentiels, le type des constitutions urbaines aux premiers temps de l'époque féodale.
Les lignages.
Les villes avaient leurs mesnies, comme les campagnes, orga- nisations familiales et féodales à la fois. Les grands bourgeois, les patriciens avaient leurs mesniers, que les textes assimilent aux vassaux des seigneurs. Les poésies du temps nous font entrevoir les chefs de ces mesnies urbaines vivant dans leurs vastes demeures closes et fortifiées. Ces mesnies urbaines com- prennent la famille, les serviteurs, les artisans domestiques, la clientèle — des questaux, c'est-à-dire des serfs — en un mot la familia dont nous avons parlé.
« En la maison a un fèvre-mesnier » (un ouvrier de sa mes- nie), lisons-nous dans Aubri le Hourgoing.
La mesnie, en se développant dans les villes, y produisit ces groupes plus étendus qu'elle, les lignages ou parages des villes fi-ançaises, les vinavos liégeois, les geslachlen flamands, les ges- chlechter des villes du Rhin. C'est à Met/ que ces parages peuvent être étudiés le plus distinctement et jusqu'à une époque relativement rapprochée de nous. Les noms seuls, parages, lignages, geschlec/iter, suffiraient à indiquer le caractère familial
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de ces groupements urbains. Les parages se subdivisaient en branches, les branches en mesnies ou « hostels ». Le parage lui- même porte un nom de famille ; chacun de ces parages a une organisation à la fois familiale et militaire c'est-à-dire féodale; chacun d'eux forme un groupe distinct et autonome dans la ville. Ils organisent des expéditions militaires, font des traités, chacun pour son propre compte, quelquefois avec l'étranger, contre l'un ou l'autre parage voisin et « concitoyen ». C'est, dans la ville, le groupement féodal.
Et, comme dans l'organisation féodale proprement dite, le mouvement s'est fait par les classes inférieures. Les mesnies ou « hostels » ont formé les branches, les branches ont formé les parages et ceux-ci, sous l'autorité du suzerain, gouvernent la cité.
Les fiefs urbains.
La formation matérielle de la ville s'est faite à l'image de sa formation morale.
La ville de Paris ne s'est pas développée, comme on serait tenté de le croire, par l'action progressive d'un noyau central grandissant, s'étendant de proche en proche; ce sont, au con- traire, un certain nombre de noyaux générateurs qui se sont déve- loppés, chacun de son côté, et ont grandi peu à peu, se rappro- chant dans leur accroissement, et, avec le temps, se fondant les uns dans les autres. Contrairement à l'opinion répandue, la Cité n'a pas joué le rôle d'une grande tache d'huile qui aurait gagné les rives de la Seine et envahi le territoire, jusqu'à remplir l'en- ceinte actuelle des fortifications : c'est un nombre indéfini de petites cités placées, celle-ci sous l'autorité épiscopale, celle-là sous l'autorité royale, telles autres sous l'administration abba- tiale, d'autres sous les règles d'un ordre militaire, mais le plus grand nombre sous la suzeraineté d'un simple seigneur, qui se sont constituées et développées isolément, cellules vivantes, grandissant par la puissance de leurs énergies internes, jusqu'au moment où, s'étant rapprochées les unes des autres, elles ont fait tomber leurs murailles à l'intérieur de l'enceinte commune.
La ville de Paris s'est ainsi constituée par la juxtaposition d'un certain nombre de châteaux forts dont chacun avait un système de défense particulier, dont chacun était entouré de iardins, de Funck-Bbkntano. — Le Moypn Age. 2
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bosquets, de prairies, d'espaces libres, dont chacun était enclos d'une enceinte fortifiée, c'est-à-dire de hautes murailles sans ouverture extérieure, elles-mêmes souvent bordées d'un fossé rempli d'eau, et dont chacun était la demeure d'un seigneur qui groupait sa mesnie, d'un patricien qui gouvernait sa clientèle, d'un pater familias qui vivait au milieu de %Si familia.
Paris offrait donc au xii® siècle l'aspect que Moscou présentera encore au xviif et que retrace le comte de Ségur : un vaste grou- pement de châteaux, dont chacun est environné de son village, défendu par son donjon, entouré de son enceinte particulière.
A l'intérieur de chacune de ces enceintes on voyait bien des maisons de marchands et d'artisans, mais c'étaient des marchands et des artisans domestiques, ministeriales dofnus, employés au service delà, familia seigneuriale, semblables aux fèvrrs-mesniers des châteaux féodaux dont nous avons parlé tout à l'heure. Ils fournissaient auxbesoinsde la parenté du seigneur, ils travaillaient et commerçaient sous le couvert de son patronat. Avec la prospé- rité commune, cette population crût et se multiplia dans l'inté- rieur de ces diverses seigneuries féodales. On vit alors les seigneurs bâtir dans leur clos, se resserrant eux-mêmes dans le centre de leur propriété, divisant en habitations les parties qui bordaient les voies publiques. Chacune de ces petites villes familiales jouissait de son autonomie avec son enceinte particulière dans l'enceinte commune. Songeons qu'au début du règne de Louis XIV, au cœur du xvii° siècle, plus de la moitié de Paris relevait de seigneurs particuliers — ils étaient encore au nombre de trente-quatre — dont chacun avait droit de justice sur son territoire, et qu'une de ces seigneuries urbaines, celle du Temple, conservera son indépendance jusqu'à la Révolution.
Il en allait de môme dans la ville de Tours.
Une première ville s'était renfermée dans l'enceinte de l'ancien castrum romain ; auprès de laquelle se construisit une autre ville, la ville de l'abbaye St-Martin, Martino/wle, bientôt appelée Châ/eanneu/, également entourée d'une enceinte et placée sous l'autorité d'un seigneur féodal distinct, en l'espèce, l'abbé du monastère. Une autre abbaye, Sf-Julien, se construit entre le castrum et Ghâteauneuf ; et voilà un troisième bourg, car St-.Tulien s'entoure de murailles. Trois villes, dans une ville; en voici une quatrième: le bourg du comte, le bourg féodal. Un château est construit avec ses cours, ses tours, son donjon, et ne
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tarde pas à produire un nouveau groupe de population. Et c'est ainsi une qualrième ville qui se développe et va vivre d'une existence indépendante sous la suzeraineté du comte de Tours. Quatre villes différentes mais juxtaposées, et qui sont entourées d'une enceinte commune. En voici une cinquième, puis une sixième, puis une septième, une huitième. Au xvi* siècle encore, on trouve que Tours est divisé en trente et un fiefs différents ; au XVI* siècle encore trente et un seigneurs justiciers se parta- geaient l'autorité judiciaire en la ville de Tours , c'est-à-dire que, dans l'origine, nous avons eu trente et un groupes féodaux, trente et un seigneurs féodaux, dont chacun avait son domaine, sa muraille, ses sujets, « sa justice », et dont la réunion a formé la ville de Tours.
Au long aller l'industrie des habitants a rempli de construc- tions les clos qui entouraient chacun de ces fiefs ; des maisons ont occupé les espaces libres qui se trouvaient autour des abbayes, autour des donjons, et les murs intérieurs sont tombés pour ne plus laisser à l'agglomération qu'un mur de. défense extérieur : la ville de Tours était formée.
Pour Amboise, un passage des vieilles chroniques d'Anjou nous permet de reconstituer ce travail de formation avec une précision saisissante : « Il y avait alors (xi° siècle) à Amboise trois sei- gneurs [oplhnates] dont aucun ne se croyait inférieur à l'autre, et, en fait, ne l'était ; dont aucun ne devait service à l'autre, et dont chacun avait une maison fortifiée. Le premier était Sulpice P% seigneur d' Amboise, qui y avait fait construire une tour de pierres si élevée que, du sommet, on voyait jusqu'à Tours. (Ce donjon de pierre avait été bâti sur l'emplacement d'une tour de bois, un de ces donjons primitifs décrits plus haut.) Le deuxième de ces seigneurs était Foucois de Thorigné, qui avait sa demeure sur la Motte-Foucois ; le troisième était Ernoul, fils de Léon de Meung-sur- Loire, gardien du palais comtal nommé le Domicile, dont relevait la majeure partie du castrum d'Amboise. La même chronique des comtes d'Anjou parle encore d'un quatrième château fort, celui que le comte Geoffroi à la grise tunique donna àLandri de Châteaudun, et qui était situé dans la partie méridio- nale du quartier d'Amboise appelé Châteauneuf. La Chronique des comtes d'Anjou montre donc à l'intérieur d'une muraille commune, qui enclôt le cafitrum (ville) d'Amboise, quatre sei- gneuries distinctes, indépendantes l'une de l'autre, dont chacune
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comprend un donjon et son territoire féodal [ciim omnibus que. jure turri appendebant ;... et plus loin : cum omnibus feodis pertinentibus), dont chacune comprend une tête de fief et ses mouvances [doinum munitissimam... cum multis feodis Amba- ziaco donavit). quatre seigneuries féodales dont la réunion, sous la suzeraineté du comte d'Anjou, forme la ville d'Amboise. Autour de chacun de ces donjons, des artisans se sont rassemblés et y travaillent à demeure pour les besoins de leurs barons respectifs. Ces quatre fiefs distincts, réunis en une même enceinte, y restent d'ailleurs étrangers l'un à Tautre au point qu'on les voit fréquem- ment en guerre l'un contre l'autre.
Archembaud de Busançais et son frère Sulpice, dit le chroniqueur, résistaient à Landri de Châteaudun. De leurs maisons fortifiées et du Domicile du comte, ils attaquaient [infestabant] souvent Landri et les siens. E^tplus loin, à propos des luttes de Sulpice P"", seigneur d'Amboise, et de son frère Lisois contre Foucois de Tho- rigné, Bouchard de Montrésor et le comte d'Anjou, Foulque le Réchin : « Ils avaient fortifié leur donjon à Amboise en sorte que souvent, dans la ville même, il y avait des combats mortels ». Voici le détail d'un de ces conflits dans la ville d'Amboise entre fiefs ennemis : « Foulque le Réchin, avec son armée, occupa le Domicile (château du comte d'Anjou). De là sesbalistes et ses arba- lètes faisaient pleuvoir des traits sur le donjon du seigneur d'Am- boise; mais le donjon répondait par des traits, des carreaux et des pierres énormes. Ceux du Domicile écrasaient leurs adversaires de pierres que lançaient les trébuchets. Autour des murs sonnaient trompes et buccines. Les constructions environnantes étaient livrées aux flammes. On ne cessa de répandre le feu que lorsque la ville fut consumée, y compris l'église Ste-Marie. Après quoi les béliers et les lourds chariots à roues furent poussés contre les murs, mais en vain ; après un siège de cinq semaines le comte d'Anjou se retira. Enfin un accord intervint, et, dit le chroniqueur, les habitants de la ville se réjouirent du retour de la paix. »
Arles, de même, a été formé par la réunion d'une dizaine de châteaux, ou seigneuries ou villes difterentes. Nous disons « châ- teau», « seigneuries » ou « villes », parce que les expressions sont ici synonymes : 1° la cité, qui relevait de l'archevêque; 2° le Vieux- Bourg, qui se divisait en trois fiefs différents, dont l'un mouvait du comte de Provence, l'autre de l'archevêque et le troisième de la famille Force I le l ; 3" le marché, qui avait pour suzerain supé-
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rieur l'archevêque, mais était lui-même divisé en deux seigneu- ries, dont l'une appartenait aux vicomtes de Marseille et l'autre aux viguiers d'Arles ; enfin le Bourg-Neuf, domaine du seigneur des Baux.
Metz a été formé par la réunion de six villes différentes, les six fameux « paraiges », dont les cinq premiers portent des noms de famille : le sixième, de formation postérieure, s'appelant « le com- mun» .
En Bourgogne, on trouve des villes de mince importance divi- sées entre cinq, six ou sept seigneurs différents, ce qui montre qu'elles étaient formées par la réunion de cinq, six ou sept seigneur es différentes à l'intérieur d'une môme palissade ou d'un même mur.
U administration urbaine.
Quant à l'administration urbaine, lorsqu'elle apparut, elle se composa, soit de la Cour du Seigneur principal, des « bonshommes » qui siégeaient auprès de lui sur le dais de la « salle », soit d'une assemblée comprenant ceux dont l'activité pouvait se trouver com- mune aux seigneuries diverses dont la ville était formée : à Paris, la compagnie des nautes, des bateliers qui amenaient aux habitants des tiefs parisiens ce qui était nécessaire à leur subsistance, ou qui exportaient les produits de leur industrie; dans telle ville du Midi, le conseil communal était composé des ouvriers qui travaillaient à l'entretien des remparts extérieurs ; mais généralement, l'as- semblée communale réunissait les chefs des familles patri- ciennes, des lignages et des parages, dont le groupement formait la cité.
Et s'il est vrai que, par suite de l'action du temps, on ne retrouve plus toujours l'empreinte de ces divisions entre lesquelles les villes des XI* et xii* siècles étaient partagées — ■ et que la densité même des agglomérations a contribué à effacer — on découvre du moins la loi générale qui a présidé à la formation des villes en France : elles se sont formées féodalement, comme les fiefs eux- mêmes, par le développement des familles, et de cette formation nombre d'entre elles ont conservé des traces vivantes jusqu'à une époque avancée de leur histoire.
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Le roi.
Nous avons vu comment la famille s'est org;qnisée dans la tour- mente du i.x" siècle. Elle s'est développée et a piouuit ia mesnie : de la mesnie est sorti le fief. Le groupement des petits fiefs a produit les grands fiefs : au nord de la Loire, le comté de Flandi-e, le duché de Normandie, le comté de Bretagne (que Philippe le Rel érigera en duché), le comté d'Anjou, le comté de Blois, le comté de Champagne, le duché de Bourgogne ; au sud de la Loire, le comté de Poitiers, le duché de Gascogne, le comté de Toulouse, le comté de Barcelone ; car, si le royaume de France était privé, au x° siècle, sur la rive gauche de la Saône et du Rhône, d'une partie des territoires qui lui ont fait retour depuis, si Lvon et Besançon étaient en terre d'Empire, le comté de Flandre par contre, Ypres, Gand et Bruges, et le comté de Bar- celone, s'y trouvaient compris.
Nous avons dit l'impuissance du pouvoir royal au x** siècle. La nation s'est organisée par ses propres forces.
Dans la seconde moitié du x" siècle, ce travail de réfection atteindra le sommet de l'édifice social. Tandis que les uer- niers Carolingiens trahissent leur faiblesse durant les invasions, une famillc! nouvelle vient s'installer sur ies bords de la Saint
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OÙ elle fait éclater son énergie et son activité. Par ses tradi- tions et par sa formation particulières, elle est en harmonie avec les conditions nouvelles de la société ; elle en est la vivante expression.
Riche propriétaire des bords de la Loire, Robert le Fort y exerçait les fonctions de comte d'Anjou. Chargé par Charles le Chauve, avec le titre de duc des Francs, de défendre contre les invasions la région comprise entre le cours inférieur de la Seine et celui de la Loire, il fît connaître aux pirates sa valeur. Son fils, Eude, accrut la renommée du nom paternel, en défendant Paris en 883. Il y déploya un héroïsme si brillant que, la cou- ronne de France s'étant trouvée vacante en 887, — à la mort de Charles le Gros, — Eude fut élu roi. L'élection était faite par l'assemblée des Grands, c'est-à-dire par les chefs des familles les plus puissantes du nord de la Loire.
Eude mourut en 898, et l'on vit depuis cette date la cou- ronne passer d'une famille à l'autre, des descendants de Charle- magne à ceux de Robert le Fort, au gré des barons. Charles le Simple, un Carolingien, régna de 898 à 922. Il confirma Robert, frère d'Eude, dans son titre de duc des Francs. Et Robert fut proclamé roi par l'assemblée des Grands, quand Charles le Simple fut déposé après avoir été vaincu par l'empereur allemand Henri l'Oiseleur (922).
Loin de prendre sa disgrâce en patience, Charles le Simple attaqua son compétiteur et le tua aux environs de Soissons. Vaincu à son tour par Hugue le Grand ou le Rlanc, fils de Robert, Charles s'enfuit en Allemagne. Rentré en France, il fut pris et enfermé dans la tour de Péronne, où il mourut en 929. Hugue le Rlanc, qui aurait pu ceindre la couronne royale, avait préféré la donner, au duc de Bourgogne, son beau-frère. Ce dernier régna jusqu'en l'année 936, où la couronne revint une fois de plus aux Carolin- giens, en la personne de Louis IV, fils, de Charles le Simple, que l'on nomma Louis d'Outremer, parce qu'on le ramena d'Angle- terre pour en faire un roi.
C'est encore Hugue le Blanc qui avait disposé de la couronne. Louis d'Outremer avait à peine quinze ans quand il fut sacré à Reiras, le 19 juin 936. Il fera preuve d'énergie ; mais son auto- rité n'avait pas dans le pays les racines nécessaires. Il essaya de s' affranchir de la tutelle dont Hugue le Blanc l'accablait. Une lutte armée s'engagea entre le roi et son puissant vassal. Au
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cours d'une expédition en Normandie, Louis fut pris et livré à Hugue le Blanc qui le mit prisonnier à Rouen, sous la garde du comte de Chartres, Thibaud le Tricheur (945-946) .
Louis d'Outremer céda la ville de Laon à son terrible protec- teur, moyennant quoi il recouvra la liberté. Recouvra-t-il le pouvoir ?
« Hugue ! disait-il, que de biens tu m'as enlevés ! Tu t'es emparé de la cité de Reims, tu m'as pris la cité de Laon, les deux seules villes oiî je trouvais accueil, mon unique rempart ! Mon père (Charles le Simple) captif et jeté dans les cachots fut délivré par la mort de malheurs semblables; réduit aux mêmes extré- mités, de la royauté ancestrale je n'ai que l'apparence ! »
En 954 Lothaire succéda cependant sans opposition à Louis d'Outremer son père. En 979, Lothaire associa à la couronne son fils Louis V. Hugue Capet, fils de Hugue le Grand (mort le 16 juin 950), était à son tour entré en conflit avec lui. « Le roi et le duc, écrit Richer, déployaient l'un contre l'autre une telle animosité que, durant quelques années, l'Etat eut grandement à souffrir de leur conflit. » Mais qu'advenait-il durant ces orages sur les cimes protectrices? « Les propriétés étaient usurpées, les malheureux étaient opprimés et les méchants accablaient les faibles sous de cruelles calamités » Alors, ajoute Richer, « les plus sages des deux partis se réunirent pour se concerter».
Louis V succéda à Lothaire en 986. Il fut couronné à Com- piègne. Il avait dix-huit ans. Pour favoriser la paix, il se résigna à s'abandonner entièrement à la direction de Hugue Capet ; mais à peine avait-il régné une année que Louis V mourait d'un acci- dent de chasse entre Senlis et Compiègne (21 ou 22 mai 987). Il laissait un oncle, Charles de Lorraine, légitime représentant de la lignée carolingienne. Les chefs des grandes familles, réunis à Noyon par l'archevêque de Reims, Adalbéron, proclamèrent roi Hugue Capet, fils de Hugue le Grand (1" juin 987). Ce surnom de « Capet » déjà porté par Hugue le Grand, et qui allait donner sa désignation à la race tout entière, venait du manteau dont aimait à se vêtir le duc de France et dont le capuchon se rabattait sur la tête (capet, petite cape). L'élection de Hugue Capet fut due, sans aucun doute, à sa situation territoriale et à sa situation familiale qui faisaient de iui, parmi les barons du nord de la Loire, celui qui possédait au plus haut point les qualités qui caractérisaient chacun d'eux.
LA FORMATION DE LA FRANCE FÉODALE il
Dès Tannée 985, Gerbert, écolâtre de Reims, c'est-à-dire direc- teur de l'école de la cathédrale de Reims, le futur Siivestre II, n'écrivait-il pas à quelques seigneurs lorrains :
« Lothaire ne gouverne la France que de nom, le roi de fait est Hugue ». Gerbert paraît avoir été, en collaboration avec son archevêque Adaibéron, le principal agent de l'élection capé- tienne.
Ecoutons le discours par lequel Adaibéron, archevêque de Reims, avait appuyé la candidature du nouveau souverain dans l'assemblée des Grands, à Senlis, en mai 987 :
« Donnez-vous pour chef le duc (des Francs), glorieux par ses actions, par sa famille et par ses hommes, le duc en qui vous trouverez un tuteur, non seulement des affaires publiques, mais de vos affaires privées. Vous aurez en lui un père [eum pro paire habebilis). En cherchant refuge auprès de lui, qui n'a pas trouvé en lui un patronage (patrocinium) ? Quand il s'est vu privé de l'aide des siens, de sa famille, qui n'est pas rentré grâce à lui en possession de ses biens?»
En ces quelques lignes, Adaibéron trace le portrait du seigneur féodal tel que nous l'avons vu plus haut.
Le!" juin 987, l'assemblée des Grands réunie à Noyon proclama donc roi Hugue Capet.
Par l'intermédiaire du baron féodal, le pouvoir royal est ainsi sorti de l'autorité paternelle. « Le roi, dit Hugue de Fleury, est l'image du père ». Et gardons-nous de ne voir ici qu'une filiation abstraite, une origine lointaine, qui se dessinerait par des formes extérieures, par des mots ou des formules : nous découvrons une origine directe, établie par des faits précis et concrets, et dont nous verrons les conséquences se poursuivre à travers les siècles de la manière la plus vivante.
Le roi, Hugue Capet, gouverne directement son domaine immé- diat, le domaine royal ; il exerce une autorité familiale sur les chefs des plus grands domaines, eux-mêmes suzerains d'autres vassaux, lesquels ont à leur tour d'autres vassaux sous leurs ordres. On a vuce travail de formation s'accomplir progressivement de la base au sommet: il ne sera terminé que sous Philippe Auguste, dans la seconde moitié du xii* siècle, où le roi parviendra enfin à faire reconnaître son autorité par les chefs de ce que l'on a nommé les grands fiefs. Au x* siècle, la France est donc formée par le groupement hiérarchique d'une multitude de petits Etats,
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agrégat de principautés, de dimensions et d'importance variables, qui se joignent les unes aux autres et se superposent, depuis les milliers et milliers de familles qui font la base, chacune d'entre elles fortement constituée sous l'autorité de son chef naturel, jus- qu'au sommet où se trouve le roi, lui-même chef de famille et exerçant sur ces autres chefs de famille, les seigneurs féodaux, une autorité patronale. Cette autorité, qui est surtout une autorité morale, forme le seul lien qui unisse ces mille et mille petits États les uns aux autres ; elle forme l'unité nationale.
Les historiens ont souvent observé qu'il pourrait paraître surpre- nant que l'aristocratie féodale n'eût pas profité à Noyon de Tocca- sion, qui mettait entre ses mains les destinées de l'Etat, pour se rendre souveraine en s'affranchissant de la royauté, qu'elle aurait déclarée abolie. L'existence du roi patronal, à la tète de l'édifice social tel que nous venons de le voir se construire, était une nécessité: l'autorité du roi formait la clé de voûte du monument. Elle lui était indispensable. A la nation morcelée en une infinité d'Etats divers, il fallait ce couronnement; sans lui la nation serait retombée dans l'anarchie dont elle avait eu tant de peine à se dégager.
Sous l'autorité patronale du roi, la France se gouverne comme une grande famille. La reine « tient le ménage de la royauté ». Le trésor de l'Etat est sous sa surveillance. En paraissant devant le roi, elle peut lui dire :
Véchi la vostre amie et vostre trésorière.
Le chambrier, qui s'appellerait de nos jours le ministre des Finances, est son subordonné. Robert II, successeur de Hugue Capet, se plaira à louer l'habileté de la reine Constauce dans la gestion des deniers publics.
Auprès du père et de la mère, le fils aîné. Dès l'enfance il paraît dans les chartes royales. L'accord de ces ti-ois volontés, — celle du roi, celle de la reine et celle de leur fils — est maintes fois mentionné par les diplômes. A eux trois ils représentaient ce que nous appellerions « la Couronne », jouissant de cette invio- labilité, de cette autorité suprême, que les hommes du temps attribuaient à la trinité capétienne. Au père — en fait, au roi — à la mère et au fils, vient se joindre, si elle vit encore, la reine- mère, la veuve du roi défunt ; la « reine blanche » comme ou
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prendra rhabitude de l'appeler ; car, jusqu'à Catherine de Médicis, la veuve du Roi portera toute sa vie en couleur blanche le deuil du prince déiunt. Sous le règne de son fils, elle continue de par- ticiper à l'exercice du pouvoir. Quoicpie Robert II fût depuis longtemps majeur et roi associé quand Hugue Capet, son père, mourut, sa mère régna vraiment avec lui.
Puis les frères : leurs droits, en ces premiers siècles de la monarchie capétienne, sont bien plus étendus que ceux qu'ils tireront plus tard des apanages. Durant les premiers temps du moyen âge, ce fut la famille royale qui administra le pays sous la direction de son chet.
Quant au pouvoir exécutif, il se trouve naturellement entre les mains des domestiques attachés à la famille régnante. Ceux-ci se groupaient en six métiers {ministerià), en six ministères : la cuisine, la paneterie, l'échansonnerie, la fruiterie, l'écurie et la chambre, où se répandront un monde de serviteurs dirigés par les grands officiers : le sénéchal, le panetier, le bouteiller, le connétable et le chambrier, serviteurs personnels du mo- narque.
Le sénéchal ordonne la cuisine et y fait allumer le feu ; il range la table du prince.
« Sénéchal de la victuaille », le nommera au xii^ siècle Rertrand de Rar. Le sénéchal fait « crier Peau » et sonner les buccines pour avertir les seigneurs du palais d'avoir à se préparer pour le repas et à se laver les mains. Le sénéchal est l'écuyer tranchant : il découpe là viande mise sur la table du prince. Le repas terminé, « les escuelles fait torcher et laver », après quoi, il reçoit du cui- sinier un morceau de viande, auquel le panetier et le bouteiller ajoutent deux pains et trois chopines de vin. Le sénéchal tient en ordre la maison du roi et son importance s'accroît à mesure que deviennent plus nombreux les nourris^ ceux que le roi élève et admet dans son domestique. Il garde les clés des portes; il règle l'hospitalité du palais, loge les nouveaux-venus.
Le roi lui confie l'éducation de son fils.
Les chansons de gesle indiquent les différentes charges de la domesticité royale par lesquelles on parvenait à ce poste éminent, Girbert de Metz, introduit à la Cour par la reine, y remplit d'abord office de veneur; puis il devient fauconnier, enfin sénéchal aux gages de trois livres parisis par semaine.
Le mot « sénéclial », lui-même, marque ces fonctions ; exprès-
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sion d'origiae germanique et qui désignait à l'origine un « serviteur de famille », c'est-à-dire un « domestique ». Au reste, dans de nombreux textes français du moyen âge, « sénéchal » est exacte- ment synonyme de « domestique ».
Le sénéchal donne le mot de passe au guet qui veille à la sûreté du roi; il a souveraine justice sur les délits ou crimes qui se commettent dans l'enceinte du palais. En temps de guerre, il veille à l'arrangement de la tente royale et il suit son maître dans les expéditions où il porte son gonfanon. « Métier, dit Bertrand de Bar, qui a seigneurie sur tous les autres ». Sous l'autorilé royale le sénéchal gouverne la France :
Et bien doit France avoir en abandon, Senechaus est, s'en a le gonfanon.
A la suite du sénéchal vient le connétable, cornes stabuli, le comte de l'Ecurie. Il surveille l'écurie du roi, contrôle les four- rages, achète les chevaux : il tient la main à ce que les palefreniers [qui s'occupent des palefrois] nettoient les stalles ; aussi peut-il placer quatre de ses chevaux aux râteliers de son maître et prendre à la cuisine de la viande à son usage. Par le fait qu'il s'occupait de l'écurie du roi, le connétable devint, au long aller, chef de la cavalerie, et puis chef de l'armée.
Le bouteiller commandait aux échansons, comme le connétable aux garçons d'écurie. Il présentait la coupe à leurs majestés et avait soin de leurs bouteilles II distribuait du vin aux hôtes du palais et avait la garde de l'argenterie. Il administrait les vignobles de la couronne et en gérait les revenus. Il ne veillait pas seulement à fournir la cave du roi, mais à vendre les excédents des récoltes. Il établissait les pressoirs banaux et faisait rentrer les impôts de tonlieu, de pressurage, de forage, ce qui l'amena à juger les contestations auxquelles ces redevances donnaient lieu. Sur cette voie, il ne tarda pas à prendre part à l'administration du domaine et à la gestion du fisc ; ce qui l'amènera, dans la suite, à la présidence de la Chambre des Comptes.
Le grand chambrier dirige le service des appartements privés; il a l'intendance des meubles et des habillements du roi. Il introduit auprès du souverain les vassaux qui viennent lui prêter serment de foi et hommage, et « butine » à cette occasion le manteau qu'ils ont vêtu et. au'ils doivent quitter, par respect, au
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moment de paraître devant le prince. Dans la « chambre » se trouve ce que nous appellerions le coffre-fort. Et voilà le cham- brier trésorier du royaume. Il commande aux valets, aux tailleurs et aux chambellans. Ces derniers ne sont à l'origine que de modestes serviteurs ; mais ils manient la comptabilité de l'hôtel, c'est-à-dire du Gouvernement. Ils font fonction d'ai'gentiers. En cette double qualité de chef des valets de chambre et de ministre des Finances, le chambrier est placé, comme nous l'avons dit, sous les ordres de la reine.
Le grand panetier a la haute main sur la paneterie ; il sert à table tandis que le sénéchal tranche la viande et que le bouteiller verse à boire; il surveille la cuisson du pain. Il est responsable du linge de table et fait « les nappes estuver et laver ». Il a « la Visitation et juridiction sur le pain fait par les boulangers de Paris et- des faubourgs ».
Vient enfin le grand chancelier. Son caractère diffère un peu de celui de ses collègues, parce que, pour domestique, son ori- gine fut également religieuse. Les rois mérovingiens conservaient parmi leurs reliques la petite chape (cnpa) de saint Martin, le vêtement de dessous que le patron des Gaules portait le jour où il abandonna sa tunique à un pauvre. De là le nom de « chapelle » donné au lieu où étaient gardées les reliques des rois, et celui de « chapelain » dont furent désignés les clercs qui y étaient pré- posés. Aux reliques étaient jointes les archives. Lesdits chapelains enregistraient les serments prêtés sur la chape, ce qui les amena quand et quand à la rédaction des actes et des diplômes munis de sceaux. Leur chef fut le chancelier. Celui ci devait constam- ment porter le grand sceau suspendu à son cou, de crainte qu'il ne fût perdu. On l'appelle « cil qui porte le scel ». Il commande aux notaires qui rédigent les lettres royales et aux chauffe-cire qui les scellent.
Tels étaient les six grands officiers de la Couronne. Ils secon- daient le roi dans l'exercice de sa puissance; ils le suivaient en tous lieux ; ils consacraient par leur présence la publication des actes gouvernementaux. Leur caractère, si étroitement domestique, se perdit avec le temps, moins rapidement néanmoins qu'on ne serait tenté de le croire. Au xv' siècle encore, au seuil de la Renaissance, Charles VII se fera servir aux jours de fête par les grands officiers, chacun au désir de sa charge, et durant le repas le grand chambellan fera la lecture à haute voix.
42 LA FRANCE FEODALE
Ces domestiques, grands officiers, forment avec la reine et avec les fils du roi, avec ses parents et avec les Grands du royaume composant le Conseil du roi, — et avec les autres officiers de conditions diverses dont est formée la domesticité du palais, queux, cubiculaires, chapelains, maréchaux — ils forment ce que les textes du temps appellent « la famille royale ». Leur réunion, — où viennent la reine, les princes, les hôtes et les parents du roi, jusqu'à ses clercs et à ses valets, — constitue « le domestique » du souverain, ce que nous appellerions aujourd'hui, le gouvernement.
Le roi fait ses expéditions guerrières à la tète de sa « famille ». « Famille », « mesnie », sont les expressions dont les textes se servent pour désigner les troupes du prince en campagne^ Maniis privata du roi dont l'importance apparaît dès les premiers Capétiens. Elle comprend ses « nourris », ceux qui sont demeurés auprès de lui pour la « viande » qu'il leur distribue.
Durant le combat, ils se groupent autour de lui.
« Charles se rendait à Roussi lion avec sa mesnie privée, lisons- nous dans Girart de Roussillon; il n'avait pas convoqué son ost et pourtant il n'allait pas à médiocre chevauchée ».
Cette mesnie royale, semblable à celle que l'on a décrite plus haut, tend naturellement, par le développement de la puissance qui est en elle, à devenir la mesnie « majeure ». De tous les points du royaume on vient pour y entrer. Au-dessous des chevaliers {équités) et des écuyers {milites), les poursuivants, les jeunes gens qui aspirent à la chevalerie et s'instruisent au métier des armes, puis une troupe compacte de sergents, fantassins {pedites), servi- teurs attachés à la maison du roi. Au lieu de heaumes, les ser- gents sont coiffés du chapeau de fer ou de cuir ; ils ne se servent pas des armes réputées nobles, de l'épée ou de la lance, ils tien- nent en main la guisarme, le fauchart ou Tépieu, la massue à picots de fer; mais ils n'en forment pas moins un corps d'élite, où se trouvent les meilleurs archers et les plus habiles crauequiniers, experts à manier ribaudequins et trébuchets, pierriers et mangon- neaux.
Le roi leur fait des présents. Il leur donne des garnements, des dons en argent : à l'un la jouissance d'une boutique, la percep- tion d'un péage, à l'autre un moulin, un four, quelques arpents de terre. Etroitement attachés au prince, ils sont ses « privés ».
Quant aux ressources qui leur étaient nécessaires, les prenners
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Capétiens les tiraient de l'exploitation de leurs domaines. Ils sub- venaient à leurs besoins par leurs revenus particuliers, sans lever d impôts, grâce à des rentes personnelles, à des cens et à des fer- nîai;es, dont le montant leur était apporté aux trois termes de la Saint Remj, de la Chandeleur et de l'Ascension. Multiples exploitations rurales, aux profits desquelles les monarques ajou- taient les droits leodaux qu'ils percevaient comme suzerains de leurs fiefs.
Aussi bien ne s'étonnera-t-on pas que, dans ces conditions, les premiers Capétiens n'aient pas exercé de pouvoir législatif. Un père ne légifère pas au sein de sa famille. Si veut le père, si veut la loi. Les Mérovingiens légiféraient, ainsi que les Caro- lingiens, car leur autorité n'était pas essentiellement patronale ; les Capétiens ne légifèrent plus. Comme le père parmi ses enfants, le roi est parmi ses sujets la loi vivante. Il gouverne son royaume comme une famille : « Qui veut le roi, si veut la loi ». Les ordonnances du roi et de son Conseil, quand elles entrent dans les mœurs, deviennent coutumières ; mais la coutume ne les admet- elle pas, elles n'ont qu'un effet passager. Durant le règne de la dynastie capétienne, dans tout le pays de France, c'est la coutume qui fera la loi.
Sans parler de sa valeur personnelle, Hugue Capet avait dii son élection à l'autorité qu'il exerçait dans son duché, dans l'Ile de France, il l'avait due à la nécessité de grouper les gi-ands barons, les comtes d'Anjou, de Chartres, de Troyes, le duc de Normandie; il l'avait due à ses relations de famille : n'était-il pas le frère de Henri, duc de Bourgogne, le beau-frère de Richard duc de Normandie, ainsi que du duc d'Aquitaine, de qui il avait épousé la sœur, Adélaïde ? Assurément son duché, dont Paris était la capitale, et où se trouvait la ville d'Orléans, n'avait pa l'étendue territoriale du duché d'Aquitaine, du comté de Toulouse du duché de Bourgogne ou du duché de Normandie ; mais 1 situation en était privilégiée par la convergence des cours d'eau navigables et par le croisement des grandes routes qui sillonnaient le nord des Gaules. Le duc de F'rance était abbé de St-Martin de Tours, de St-Denis, de St-Germain-des-Prés, de St-Maur-des- Fossés, de St-Riquier, de St-Aignan d'Orléans. L'archevêque de Reiras, les évêques de Beauvais, de Noyon, de Châlons, de Laon et de Langres, favorisaient son pouvoir. Il était suzerain du Poitou.
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Le'3 juillet 987, Hugue Capet fut couronné dans la cathédrale de Reims par l'archevêque Adalbéron, Au moment d'être consacré, il prononça le serment suivant :
« Moi, Hugue, qui dans un instant vais devenir roi des Français par la faveur divine, au jour de mon sacre, en présence de Dieu et de ses saints, je promets à chacun de vous de lui conserver le privilège canonique, la loi, la justice qui lui sont dus, et de vous défendre autant que je le pourrai avec l'aide du Seigneur, comme il est juste qu'un roi agisse en son royaume envers chaque évêque et l'Eglise qui lui est commise. Je promets de concéder de notre autorité au peuple qui nous est confié une justice selon ses droits ».
Dans la suite, Hugue Capet dira dans un diplôme à l'abbaye de Corbie : « Nous n'avons de raison d'être que si nous rendons la justice à tous et par tous les moyens ». Aussi, sur leur sceau, ses successeurs se feront-ils représenter tenant la main de justice : qui demeurera l'emblème de nos rois jusqu'à la fin de la monar- chie. En représentation officielle, le roi de France tient d'une main le sceptre, de l'autre la main de justice ; les autres rois se font représenter tenant le sceptre et le glaive.
En ce X® siècle, Abbon s'efforce de définir la personne royale : « Elle est, dit-il, l'incarnation de la justice ». Il déclare que le métier de roi consiste « à remuer les affaires du royaume, de crainte qu'il n'y reste caché quelque dispute » Fulbert de Chartres, au xf siècle, dit aussi : « Le roi est le sommet de la justice ; summum justicie caput ». Caractère essentiel dont le prince est marqué dans toutes les chansons de geste. Et quel est le caractère, la source de cette justice? Le vieux Bodin nous le dira : « Le roi traite ses sujets et leur distribue la justice, comme un père à ses enfants ».
Au milieu de ses sujets, le roi était en effet la source de la justice, toute justice émanait de lui. Au-dessus des multiples groupes locaux, familles, seigneuries, villes et communautés, qui se partageaient le royaume, le monarque était l'unique autorité commune, partant susceptible d'intervenir dans les différends qui venaient à se produire entre eux. Comme chacun de ces groupes vivait et s'administrait d'une manière indépendante, il ne restait au roi d'autre fonction que de les faire s'accorder pour le bien général. « Dès que le roi est couronné, note Abbon, (x" siècle), il réclame à tous ses sujets le serment de fidélité, de peur que la
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discorde ne ^e produise sur quelque point du royaume. y> Bodin écrivait : « Le prince doit accorder ses sujets les uns aux autres et tous ensemble avec soi », résumant en deux lignes l'histoire de la fonction royale.
Hugue avait dû son trône à l'élection. Les représentants de la dynastie carolingienne conservaient encore des partisans ; il prit donc la précaution, l'année môme de son accession au trône, de faire couronner son fils Robert dans la cathédrale d'Orléans (25 décembre 987). « Il montra une lettre envoyée par Borel, duc de 1 Espagne citérieure, écrit RIcher, où ce duc demandait du secours contre les Barbares (les Sarrazins). Il demandait donc qu'on créât un second roi afin que, si l'un des deux périssait en combattant, l'armée pût toujours compter sur un chef. Il disait encore que si le roi était tué et le pays ravagé, la division pourrait se mettre parmi les Grands, les méchants opprimer les bons, et la nation par suite tomber en servitude ».
Lignes qui donnent la vision de ces Sarrazins d'Espagne contre lesquels, depuis cette époque, les chevaliers chrétiens vont rudement lutter : et voilà la matière des chansons de geste.
Le gouvernement des premiers Capétiens consista d'ailleurs essentiellement dans la direction morale qu'ils donnaient au pays ; l'existence du roi était nécessaire au faîte de la société féodale et c'est par cette existence même qu'il gouvernait. Aussi ne doit-on pas être surpris du petit nombre de diplômes conservés sous le nom de Hugue Capet : une douzaine pour un règne de dix ans. Contrairement à ce qu'on a pu dire, ce n'est pas là preuve d'im- puissance. La très grande autorité morale dont la royauté jouissait déjà sous le premier Capétien n'avait pas à se manifester en des diplômes. Empêtrés que nous sommes aujourd'hui dans notre bureaucratie administrative, nous ne nous représentons plus l'action publique que sous forme de paperasserie. Contem- porain de Hugue Capet, l'empereur allemand Otton II délivre plus de 400 diplômes : encore était-il un enfant ; mais c'est que le gouvernement allemand agissait alors plus administrativement. La France, disent les historiens, n'attendait rien que des douze comtes ou ducs qui la gouvernaient véritablement. Ceci encore n'est pas exact. Chacun de ces douze comtes et ducs se trouvait à la tète d'un certain nombre de vassaux sur lesquels il avait à exercer un pouvoir de conciliation et de protection paternelle semblable
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à celui que le roi exerçait sur lui-même et ses pairs; et ces vassaux, à leur tour, se trouvaient à la tête de vavassaux (vassaux d'un degré inférieur), et dans des conditions identiques.
Nul écrivain n'a tracé le portrait de Hugue Gapet. On ne sait rien de son physique. Au moral, il paraît avoir été l'homme de son rôle, conciliant, habile à négocier, à persuader. Simple de mœurs, sans goût pour le faste, il contribua à donner à la monar- chie française la physionomie populaire qui la distinguera des mo- narchies étrangères. « Chez les rois de France, écrit Guibert de Nogent, on trouve une naturelle simplicité ; ils réalisent la parole de l'Ecriture : « Princes soyez parmi vos sujets comme l'un « d'entre eux ».
Hugue Capet mourut le 26 octobre 996, de la variole. Il fut enterré à St-Denis. Sa mort avait été édifiante comme sa vie : car Hugue Capet apparaît déjà sous les traits d'un prince de carac- tère ecclésiastique, chef de son clergé : il s'occupe avec soin des monastères dont il est l'abbé; il pourvoit aux évêchés d'Amiens, de Beauvais, de Châlons, de Laon, deNoyon, de Reims, de Senlis, de Soissons, d'Auxerre, de Chartres, de Meaux, de Langres, de Bourges et du Puy ; préside des conciles, trace des règles monas- tiques. Il s'habille de « drap d'Eglise » et suit les processions, pieds nus, portant la châsse de saint Valois. Les premiers Capé- tiens bénissent leurs sujets et leur donnent l'absolution :
De sa main destre l'ad asols [absous] et seignet
[Chanson de Roland, v. 340.)
Et certes, dit André Duchesne, a les rois de France n'ont jamais été purs laïcs, mais orrez du sacerdoce et de la royauté tout ensemble. Pour montrer qu'ils participent de la prêtrise, ils sont précisément oints comme les prêtres (l'onction du sacre par les saintes huiles) et ils usent encore de la dalmatique sous le manteau royal afin de témoigner le rang qu'ils tiennent en l'Eglise ».
Sources. Rirheri hi^slor.. libri IV, éd. Waitz. SS. rerum germ. in usumseholarum, 1877. — Gerbert. Lettres, 9S3-997, éd. J. Havci, 18S9. — Les chansons de geste citées dans les chapitres précédents et dans les chapitres suivants.
Trwaux des historiens. Montlosier. De la monarchie fr. depuis son éiablisse- ment. 1814, 3 vol. — Fustel de Goulanges. Les Transformations de la royauté
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pendant Vép. carolingienne, 1892. — Jacq. Flach. Les Origines de V anc . Fr. 1886- lylT. 4 vol — Ach. Luchaire. Hist. des inst. monarchiques... sous les premiers Capétiens, 1886, 2 vol. — Esmein. Cours élém de ikist. du droit fr. 3» éd., 1898.
— .\nd. Lemaire. Les Lois fondamentales de la monarchie fr., 1907. Aiig. Etaler.
Das Kônigthum im ait frauzôsichen Karls-Epos, Marbnrfr. 1S86. — F. Lot. Les Derniers Carolingiens, 1891. — Du m^me. Eludes sur le rèone de Hugues Capet, 1903. — E Favre Etude. Comte de Paris et roi de Fr., Ib93. — L. Halphen. Le Comté d'Anjou au Xl° siècle, 1906.
CHAPITRE m
LES ÉPOPÉES
L'or?^ine des chansons de geste est familiale. Les premiers trouvères sont des guerriers qui célèbrent les hauts faits de la famille à laquelle ils appartien- nent. Après eux, la chanson de geste arrive aux jongleurs. «Geste» veut dire « famille ». Nos plus vieilles épopées : la chanson de Roland, la chanson de Guillaume, le Pèlerinage de Gharlemagae, Garin le Loherain. Un grand poète épique : Bertrand de Bar-sur-Aube. Rapports entre les chansons de geste et les poèmes homériques.
La famille construit la France féodale.
Pour la famihe, qui offre refuge et abri, pour la famille qui renferme les éléments des destinées futures et qui a progressive- ment formé la vie publique, on se dévoue sans réserve. A en déve- lopper la puissance et la prospérité, tendent les plus grands efforts. Dans le culte du foyer et des ancêtres, dans le culte de l'honneur domestique, l'homme de ce temps puise la valeur qui fera de lui un « prud'homme », un preux digne du nom qu'il porte, digne du gonfanon sous lequel il combat et de l'enseigne, du « cri » qui l'entraîne.
En cette épo ]ue de foi et d'action qui commence à la fin du x° siècle et comprend le xi* siècle tout entier — où les historiens ont vu le plus giaiid siècle de notre histoire, « l'âge créateur entre tous », — les sentiments que nous venons de rappeler ont trouvé une sublime expression.
D'après une liéor e longtemps en faveur, nos vieilles épopées, les chansons de geste, auraient eu leur origine dans des cantilènes, des chanls cour s, |jetiis poèmes familiers aux hommes d'armes et au peuple. N;s dès le temps de Mérovée et de Clovis, ils se seraien mul ip i - sous les Carolingiens. Par ces chants guerriers aurait été célébrée la gloire des grands princes, Clovis, Dagobert, Charlemagne, - — ■ Char.eniagne suiiout, — celle des plus vail-
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lants chevaliers, Roland de Bretagne, Raoul de Cambrai, Guil- laume d'Orange. Girard de Roussillon. Les diverses chansons de geste auraient ensuite été formées, chacune d'elles par la réunion et le développement de plusieurs cantilènes.
Théorie que les beaux travaux de M. Joseph Bédier ont défi- nitivement condamnée.
Les épopées françaises, les chansons de geste, ont été l'ex- pression spontanée des sentiments héroïques qui se transmettaient au sein des grandes familles où se groupaient sous un même baron les raesnies nombreuses.
La chanson de geste est la chanson du lignage, faite pour en glorifier les aïeux. Elle est née au foyer, où elle s'est formée des traditions transmises, écoutées avec une attention avide dans la solitude des châteaux fermés, le soir, autour du feu qui colore de ses flammes mouvantes les hautes voûtes de pierre. Réunions que Suger décrit en sa chronique.
Les sentiments qui animent le poète et ses auditeurs sont exclu- sivement des sentiments féodaux. Où vont les dernières pensées de Roland expirant à Roncevaux sur la roche bise? Vers les terres qu'il a conquises, vers son pays la douce France, vers les hommes de son lignage et le seigneur qui l'a « nourri » : voilà l'âme des chansons de geste.
Les premiers chantres épiques ont été membres ou vassaux de la famille qu'ils célébraient, en prenant ce mot « famille », et dans son sens précis, son sens actuel, et dans le sens élargi que lui donnèrent au moyen âge la mesnie et le fief.
Raoul de Cambrai a un compagnon, Bertolais de Laon, vaillant guerrier, habile à faire des chansons sur les combats auxquels il a pris part :
Bertolais dist que chançon en fera. Jamais jougleres [jongleur] tele ne chantera ; Moût par fu preus et saiges Bertolais Et de Loon f Laon] fu il nez et estrais, Et de paraige de! miex et del bêlais [du plus beau] : De la bataille vi [vit] tôt le a:regnor fais [les plus hauts faits], Chançon en fist, n'orreis [oncque n'entendrez meilleure] niilor
[jamais]; Puis a esté oie en maint palais...
[Raoul de Cambrai, v. 2442.)
Il en va de même dans la chanson de Guillaume :
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Ainz at[possède] Guillelmes, mis sire, un jugleûr [Jongleur], En lole France n'at si bon chanteur,
Ne en bataille plus hardi fereûr [qui frappe plus hardiment] Il li [lui] set dire de geste les çhançuns... (v. 1260.1
Tels ont été en Fiance les premiers trouvères, les premiers chantres épiques; puis ils ont fait place à des trouvères de pro- fession attachés aux familles seigneuriales qui les rétribuaient. Ce fut notamment le cas de Tun des plus illustres d'entre eux, Ber- trand de Bar, qui vécut, vers le milieu du xii** siècle, à Bar-sur- Aube, dans la mesnie d'un puissant baron. Gui de Hanstone. Son seigneur l'a « nourri » et a fait de lui un « riche homme », moyennant quoi Bertrand a composé pour lui une chanson de geste où était célébré l'ancêtre Beuve de Hanstone.
Mais ces épopées devaient bientôt sortir du cercle de la mesnie, pour être chantées par les guerriers qui chevauchaient sur les routes poudreuses, tels qu'on les rencontre dans Renaud de Mon- tauhan, chantant, heaume en tête, leurs gonfanons agités par la marche et par le vent de la plaine. Les vers en résonnaient au milieu des combats. Le passage de Wace nous montrant Taillefer, au début de la bataille d'Hastings (1066) chantant de Charlemagne et de Roland, en est resté célèbre :
Taillefer, qui mult bien chantoit,
Sor un cheval qui tost aloit [sur un cheval rapide],
Devant le duc [Guillautne le Conquérant] aloit chantant
De Karlemaigne et de Kolant
Et dOliveret des vassals
Qui morurent en Roncevals.
Quand ils orent [eurent] chevalchié tant
Qu'as Engleis vinrent apreismant [approchant] :
« Sires, dit Taillefer, merci,
Jo vos ai longuement servi,
Tôt mon service me devez ;
Hui [aujourd hui], si vos plaist, le me rendez.
Por tôt guerredun [récompense] vo.s requier,
E si vos voil forment [instamiuenl] preier :
Otreiez [accordez] mei, que jo ai faille.
Le premier colp [coup] de la bataille ».
Li dus respondi : « Je 1 otrei ».
Mais les longues laisses des épopées, en leur monotone mélodie, se déroulaient, surtout sous les voûtes sonores des donjons, le soir à la lueur bi-asillaute des torches, ou dans le jardin, devant les
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chevaliers assis sur l'herbe, jouxte !a claire fontaine, à l'ombre d'un pin ou d'un amandier; on les entendait aux fêtes, quand le seigneur tenait sa Cour.
Car les chansons de geste ont été recueillies par les clianteui-s de profession qui vont les colportant de château en château, de foire en foire, de ville en ville. Et, par la spécialisation, s'opère la division du métier. Une séparation se fait entre les trouvères (trouveurs) qui composent le poème, et les jongleurs qui le répandent « par les amples régnés. »
Les chansons de geste sont des chansons de famille et le nom même qui leur est donné suffirait à le marquer. « Geste » veut dire famille et plus particulièrement dans l'expression « chanson de geste » dont sont désignées les épopées.
Le comte Guillaume au nez courbe — Guillaume d'Orange, ainsi nommé à cause de la forme prise par son nez sous le tran- chant d'une épée sarrazine — aime son vaillant jongleur :
Il li set dire de geste [de sa famille] les chançuns... (v. 1263.)
chantant de Clovis, de Charlemagne, de Roland, de Girart de Vienne et d'Olivier le preux, .
Si [ses] parent furent cil e [et] si ancessur [ancêtres]... (v. 1272.)
Si Guillaume d'Orange aime à entendre, dans la salle au par- vis de marbre, les poèmes où sont célébrés Clovis et Charle- magne, Olivier, Girard et Roland, c'est parce que leur sang coule dans ses veines.
Aussi les « héros » des chansons de geste, sont-ils — bien plus que les individus qui y figurent avec tant d'éclat — les lignages auxquels ces individus ont appartenu, les « fiers lignages » qu'ils ont « exhaucés. »
Garin le Loherain est l'histoire sanglante de la longue haine qui divisa deux familles et l'épopée ne se ferme qu'après regor- gement du dernier descendant d'Hardré.
Le lignage, pour lequel le trouvère a écrit, a toutes les vertus, surtout les vertus guerrières :
Pruz [preux] [fut] mon père e [et] mun ancestre, iL jeo [je] fui mut [moult] de bone geste [famille], E, par meïsmes [par là même], deis [je dois] pruz estre.
[Gormont et Uemhart, v. 218.)
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Le lignage ennemi a tous les défauts :
Tuit li couart vont ot [avec] Tiedbalt fuiant, Ot Vivien remestrent [demeurent] il vaillant...
[Chanson de Guillaume, v. 332.)
Après l'avoir dégagée d'une infinie variété de détails et des déve- loppements les plus riches, vous trouverez en ces vers la trame de la plupart des chansons de geste. « Fromont et tous les siens sont félons », dit Garin.
Tant firent en pau d'eure que trestuit les amèrent, Fors que li fel linage, qui toz jors les blasmèrent.
[Chanson des quatre fils Aymon, v. 16763.)
Ganelon n'est pas seul à être un traître, sa « parenté » tout entière est mauvaise ; tous ceux qui sortiront de lui seront félons, et il ne pourra en être autrement tant qu'une goutte de son sang coulera dans les veines d'un de ses descendants, dùt-il appartenir à ]?. génération la plus reculée. Jamais le xi^ siècle n'eût admis le thème de la Fille de Roland qui fait un preux du fils de Ganelon. Quand Renaud de Montauban apprend que son beau-frère l'a trahi, il veut tuer ses propres enfants : que pourraient-ils devenir, eux qui, par leur mère, tiennent à la famille d'un traître?
Les chansons de geste, parvenues jusqu'à nous au nombre d'une centaine, peuvent être réparties en plusieurs cycles, dont chacun est un cycle familial : nous avons ainsi le cycle des Aime- rides (du nom d'Aimeri de Narbonne) comme les Grecs ont eu le cycle des Atrides ; et Narbonne y tient la place de Mycènes.
Le cycle des Aimerides comprend, à lui seul, vingt-quatre de nos chansons de geste et qui se répartissent ainsi : la geste de Garin de Montglane, l'ancêtre, trois chansons; la geste d'Aimeri, père de Guillaume, où se trouve le chef-d'œuvre de Bertrand de Bar, Girard de Vienne, huit chansons; enfin la geste de Guil- laume, — qui commence avec la vieille et admirable Chanson de Guillaume et finit avec son moniage, quand Guillaume au courbe nez devient moine en abbaye de Gellone, — treize chansons. Et qu'est-ce que cette longue et magnifique histoire, chantée en vers enthousiastes et confiants, — histoire du vieil Aimeri, de ses fils, petits-fils et arrière-neveux, se dévouant de génération en génération pour défendre la Chrétienté contre les Sarrazins, pour
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faire valoii* l'honneur et les droits de leur roi, quelles que puissent être son ingratitude et ses injustices, — sinon le récit, multiple et complexe en ses péripéties, pour simple et unie qu'en soit la donnée fondamentale, le récit des efforts faits par une famille de héros pour exalter leur nom ?
Les éléments des chansons de geste se sont donc coordonnés en cette fin du x" siècle, qui nous montre la France féodale s'or- ganisant définitivement en se donnant pour chef un Capétien. Durant le XI" siècle, le siècle héroïque, les épopées prendront leur forme la plus puissante et se répandront. Les plus anciens manuscrits conservés de nos chansons de geste, comme celui de la chanson de Roland, ont été écrits dans la seconde moitié du xii^ siècle : remaniements de chansons antérieures, car aucun de ces poèmes ne nous est parvenu dans sa forme primitive.
Il est écrit en l'ancienne geste,
lisons-nous dans la Chanson de Roland [vers 3742].
Les trois plus vieilles épopées françaises dont nous possédions le texte sont la Chanson de Roland, la Chanson de Gnillamne, et cette œuvre étrange, amusante, déconcertante pour l'époque où elle a été composée, le Pèlerinage de Charlemagne.
L'idée qui domine l'ensemble de ces poèmes» est la lutte de l'Europe chrétienne, sous l'hégémonie de la France, contre les Sarrazins ; à quoi trois grands faits ont contribué. En premier lieu le souvenir laissé par les invasions sarrazines dans le sud- est de la France au ix* siècle ; en second lieu, les luttes soutenues depuis le milieu du x siècle et dans le courant du xi* siècle, contre les Sarrazins d'Espagne, auxquelles prirent part un grand nombre de barons français ; en troisième lieu les croisades.
La plus ancienne et la plus belle de nos épopées, la chanson de Roland, remontait vraisemblablement en sa rédaction primi- tive à la fin du x* siècle. La rédaction conservée date du siècle suivant. En sa forme première, entièrement perdue, elle devait être plus simple, plus rude, plus fruste, e^ certainement plus belle encore.
La chanson repose sur un fait historique. En 778, à son retour d'Espagne, Charlemagne traversait les Pyrénées avec son armée. Le 15 août, son arrière-garde fut détruite par des montagnards basques au val de Roncevaux. Elle était commandée par Roland,
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préfet des marches de Bretagne. Episode d'importance secon- daire, dont le récit, tissé d'héroïques légendes et repris par un trouvère de génie, exprima avec une force et une élévation, incomparables les sentiments des Français de ce temps. Ce chant, du xi siècle, est une des œuvres les plus belles, et sans aucun doute la plus grande par l'ampleur et l'élévation des sentiments, que possède la littérature de tous les temps.
La légende fit de Roland un neveu de Gharlemagne et sa défaite fut attribuée à la trahison d'un certain comte Ganelon, qui allait devenir pour les trouvères du xii'^ siècle, le type du traître, comme Roland deviendrait le modèle de la bravoure et de la loyauté.
L'énergie des affections et la simplicité fruste des idées donne à la narration une puissance qui ne se retrouvera plus. La descrip- tion des héros se fait d'un trait, comme dans Homère : Roland le bien membre, Charles à la barbe fleurie ; la peinture d'un paysage tient en deux vers :
Hait sont li pui [monts] e li val tenebrus,
Les roches bises [gris sombre], li destreit [défilés] merveillus
(v. 814.)
Par la grandeur et la puissance des sentiments, par la robuste émotion qui domine le poème, la chanson de Roland se place au- dessus de tout ce qui a jamais été écrit. La forme même en est de la plus grande beauté, et s'il est vrai que l'art de l'écrivain consiste à faire rendre aux mots dont il se sert le maximum de leur effet par la manière dont ces mots sont employés, la chanson de Roland est, au point de vue du style également, le chef-d'œuvre de notre littérature.
En quel pays la chanson de Roland a-t-elle été écrite? On a pensé à la Bretagne parce que Roland en était préfet; puis à la Normandie, à cause du culte que l'auteur du poème professe pour St-Michel-au-péril -de-la-mer. Il nous paraît certain que la chan- son est née en Ile-de-France. C'est dans l'Ile-de-France que trouvent leur origine les formes féodales que les autres pays ont ensuite adoptées ; l'Ile-de-France a servi de berceau au pouvoir capétien, et, comme nous le verrons, au style gothique; et là sont nées les plus anciennes épopées, la Chanson de Roland notam- ment. Quand Charles, pour venger Roland, ramène son ost contre les Sarj-azins, il compose les deux premières échelles de Français,
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ce qui veut dire de chevaliers de rile-de-France ; la troisième échelle comprend les Bavarois — que Charlemagne aime plus que tous autres après toutefois les Français qui Ini ont conquis les autres nations ; — la quatrième échelle est faite d'Allemands, la cinquième de Normands, la sixième de Bretons, la septième de Poitevins et d'Auvergnats, la huitième de Flamands, la neuvième de Lorrains et de Bourguignons ; enfin la dernière échelle comprend encore des barons de France. Les Français de riIe-de-France forment la tête et l'arrière de l'armée. Tandis que les autres corps sont placés sous les ordres de chefs quel- conques, les Français sont commandés par Charlemagne et l'ori- flamme flotte parmi eux. Charles les aime au-dessus de tous, car ce sont eux qui lui ont soumis l'Europe, c'est pour eux que le poète a écrit.
Et ce poète, à qui nous devons l'œuvre la plus belle de notre langue, comment se nommait-il ? La chanson se termine ainsi :
Ci fait [se termine] la geste que Turoldus declinet. (v. 4002.)
On est incertain sur le sens qu'il convient d'attribuer ici au verbe « décliner ». S'agirait-il du trouvère c'est-à-dire de l'auteur du poème, ou d'un jongleur qui chantait la geste, ou du copiste qui la transcrivait. Et tout d'abord ne conviendrait-il pas d'écarter l'idée d'un copiste qui aurait eu l'audace de se mettre ainsi sous les yeux du lecteur. D'autre part, en plusieurs chansons de geste, on voit le poète se faire connaître exactement à cette même place. Et c'est là, semble-t-il, une forte raison de croire que Turold a bien été l'auteur, soit de la première version, soit plus vraisem- blablement du remaniement qui a donné à la Chanson de Roland la forme sous laquelle elle est parvenue jusqu'à nous.
Un peu postérieure à la chanson de Roland, la chanson de Guillaume est de la fin du xi^ siècle. Histoire de la défaite infligée par les Sarrazins à Guillaume au courbe nez dans la plaine de Larchamp-sur-mer (un nom de lieu qu'il n'a pas été possible d'identifier), et de la vengeance que le noble comte en tirera grâce au concours du roi de France La facture en est déjà assez différente de celle de la Chanson de Roland ; elle a moins d'am- pleur, l'allure en est moins simple ; elle a moins de grandeur; mais les caractères mis en scène sont dépeints avec un incompa- rable relief en leur rude énergie.
56 LA FRANGE FÉODALE
Un portrait de ferame, celui de Guibourc, l'épouse de Guillaume au courbe nez, occupe ici la place la plus importante, tandis que, dans la Chanson de Roland, le rôle des femmes est eflacé. Admi- rable peinture de la châtelaine féodale qui « nourrit » les hommes de son seigneur, commande au donjon quand le baron est au loin, et lui rend courage quand il revient vaincu, sans un seul de ses compagnons. Les scènes de la chanson de Guillaume ont été reprises maintes fois dans le cycle familial.
Guillaume apparaît sous les murs d'Orange après le désastre de Larchamp. Au premier abord Guibourc se refuse à recon- naître son baron en l'équipage lamentable où il se présente. Enfin elle lui fait ouvrir l'huis du château :
Li quens Willame al perun [perron] descendi.
Dame Guiburc reçut son destrier,
Si l'amenât, là jus, en un celer,
E frein e sele [selle] li ad osté primer [tout d'abord];
Foer [paille] e aveine li donat à manger,
Puis l'ad coverLd'un bon paille [couverture] pleié ;
Puis vait [va] le conte acoler et baisier ;
Si l'en apele curteisement e ben [bien]
« Sire, dist-ele. qu'as-tu fait de ta gent,
Dunt tu menas quatre mil et set [sept] cent?
— Par ma fei, dame, vencut les unt paens [païens], Bouches sanglantes, gisent en Larchamp [lieu de la bataille].
— Sire, dist ele, qu'avez fait de Vivions.' [un jeune et vaillant
[chevalier].
— Par ma fei, dame, ja est morz et sanglanz ».
Quant Guiburc lot ^l'entendit], mult out lecuer [cœur] dolent. « Sire », fait-ele, qu"as-tu fait de Bertram ? Le fiz Bernard de la cit [ville] de Brusban?
— Seor [sœur], bêle amie, mult i fu combatanz,
A quinze esturs [attaques] i fu pleners el champ... » {La Chanson de Guillaume, v. 2328.)
Et Guillaume lui raconte la mort de Bernard ; et Guibourc poursuit son tragique interrogatoire : « Qu'as-tu fait de Guiot? — de Gautier"? — de Guielin? — de Renier? » — Ils sont morts, tous morts, et Guibourc par toute réponse, en un mouvement d'une poignante simplicité :
Lave tes mains, sire, s'alez [et allez] manger !...
Et, le lendemain, poussé par sa femme, Guillaume part pour Laon, d'où il ramène les renforts confiés par le roi, à la tète desquels il vainc les Sarrazins.
LES ÉPOPÉES 57
Le Pèlerinage de Charletnagne est la plus courte de nos chan- sons de geste. Elle est d'un caractère spécial à cause de la prédo- minance de l'élément comique; on dirait d'un fabliau. Charle- magne, piqué par les propos de sa femme qui a fait devant lui un éloge inconsidéré de Hugon le Fort, empereur de Constan- tinople, a juré d'aller constater de ses propres jeux la réalité de ce récit. Il se rend jusqu'à Jérusalem, d'où il rapporte les reliques les plus précieuses, la couronne d'épines, le calice de la Cène, un clou de la vraie croix, du lait de la Vierge... Au retour, dans le palais de Hugon le Fort, à Constantinople, se placent les scènes joyeuses auxquelles nous faisons allusion.
Garin le Loherain, dans la rédaction que nous en possédons, date du troisième tiers du xii* siècle. Cette rédaction, postérieure à celle des œuvres précédentes, est de deux auteurs différents. On connaît le nom du second, Jean de Flagj. Ce qui en fait le puissant intérêt, c'est que les rédacteurs du xii^ siècle ont res- pecté, sous une forme rajeunie, les faits, les idées et les senti- ments de l'époque antérieure, ce qui nous ramène à des mœurs rudes et brutales.
Histoire de la grande guerre des Lorrains contre les Bordelais. Elle a son origine dans le différend survenu entre Hervis de Metz et Hardré de Bordeaux, devenu comte d'Artois. Elle se poursuit entre les enfants de Hervis et ceux de Hardré, entre Garin de Metz (le Loherain) et Begon de Belin. La troisième, la quatrième, la cinquième génération poursuivent la lutte féroce, jusqu'à l'exter- mination de la postérité d'Hardré.
Mœurs et langage sont d'une égale sauvagerie : « Avec tout ce qui lui restait de forces, Begon frappe Isoré, sépare le heaume, achève de trancher la coiffe, arrive au crâne, l'ouvre et le pourfend jusqu'à la naissance du haubert. Isoré cette fois tomba pour ne plus se relever : il était mort. Alors Begon, ivre de sang, plonge Froberge dans ce corps inanimé et, comme un loup affamé sur la brebis sans vie, il en arrache les entrailles, les emporte et, s'avançant vers la salle des otages, il les jette au visage de Guillaume de Montclin :
« Tiens, vassal, dit-il, prends le cœur de ton ami, tu pourras le saler et le rôtir! Et qu'il t'en souvienne ! Garin n'a jamais été parjure ! Garin n'a jamais trahi le roi ! »
On a conservé, avons- nous dit, une centaine de chansons de geste, et ce chiffre énorme ne représente qu'une faible partie de la produc-
58 LA FRANCE FÉODALE
tion épique du x* au xiii siècle; car les Français, « qui n'ont pas la tête épique », ont produit — et il ne s'agit que des Français de langue d'oïl — huit ou dix fois plus de véritables épopées que tous les autres peuples de l'Europe réunis.
Nous avons cité les plus anciens de ces grands poèmes. Il serait impossible de poursuivre cette énumération ; mais nous devons mentionner les chefs-d'œuvre de Bertrand de Bar-sur- Aube, Girard de Vienne, Ainieri de Nar bonne. Les Narbonnais et Beuve de Hanstone. Girard de Vienne et Aimeri de Narbonne ont été directement imités par Victor Hugo écrivant Aymerillot et le Mariage de Roland pour la Légende des Siècles . Nous avons de rares renseignements sur Bertrand de Bar, sur l'admi- rable trouvère qui peut être considéré comme le plus grand des poètes français, dont le nom soit connu avec certitude. Il vivait à la fin du xii** siècle, à Bar-sur-Aube, où il composa une partie de ses poèmes, notamment Beuoe de Hanstone pour Gui de Hanstone qui le « nourrissait ». Il avait été précédemment aux gages de Doon de Mayence qu'il quitta pour avoir eu à se plaindre de lui ; aussi par rancune, fit-il jouer à l'un de ses ancêtres, Doon de Mayence, un rôle odieux dans Beuoe de Hanstone. Bertrand était clerc. Ce fut également à Bar-sur-Aube qu'il composa Girard de Vienne :
A Bair-sur-Aube, un chastel seignoris [seigneurial],
Se sist Bertians, en un vergier, peasis [pensit"],
Un gentis ciers qui ceste chanson fîst... (v. 1-3.)
Peut-être devons-nous aussi à Bertrand Doon rfe Mayence.
Quoi qu'il en soit, c'était un trouvère fécond et qui avait de son temps une grande renommée, ainsi qu'en témoignent les vers de Doon de Nanteuil :
Certes plus a apris en ung sol an passé [en une seule année] Qu'onques Berlrans de Bar ne sceut en son aé [en toute sa vie]...
Ainsi Bertrand de Bar écrivait ses épopées pour les grandes familles seigneuriales; tout comme à la génération suivante, quand l'ère des épopées sera close, le poète qui composera — et sur un ton épique encore bien souvent — la vie de (îuillaume le Maré- chal, écrira pour le lignage du noble seigneur :
[19201] Quant li lignages, frère et suers,
Orront [euleudront] ce, molt lor iert [sera] as cuers...
LES ÉPOPÉES 59
On s*est souvent demandé ce qu'on pouvait trouver d'historique dans les chansons de geste au point de vue de la réalité des faits.
Si l'on considère les grandes figures de Clovis, de Dagobert, de Charlomagne, de Hugue Capet, qui passent dans ces récits, les actions qu'on leur attribue sont légendaires ou bien d'imagination; quant aux héros des lignages, la tradition complaisamment trans- mise dans les familles et recueillie par nos poètes, leur attribue des faits et gestes fabuleux; mais si l'érudit ne peut rien tirer de ces poèmes au point de vue du récit historique ; il recueillera au contraire une ample moisson en y cherchant les croyances, les mœurs, les idées, les sentiments des Français aux xf, xii* et xiii' siècles. Les personnages qui passent dans ces poèmes sont de fantaisie, ou déformés au point qu'il est impossible de les identifier; mais les « milieux » où ils se meuvent, les costumes dont ils sont vêtus, les sentiments qu'ils expriment, sont d'une exactitude rigoureuse.
Il faudrait de nombreuses pages pour montrer par le détail la manière dont les trouvères puisaient dans la réalité. Voici un fait entre d'autres.
Il est emprunté au Renaud de Montauban ou chanson des Quatre fils Aymon.
Depuis des mois Renaud est assiégé avec sa famille par Charlemagne. En son château il souffre de la faim. Après tout le bétail, il a fait tuer les chevaux qui se trouvaient à l'intérieur des murs; il ne lui reste plus que son fameux cheval Bavard. Lui du moins il veut l'épargner; mais comme ses enfants récla- ment de la nourriture, Renaud, sans tuer la noble bète, lui tire du sang dont lui et les siens subsistent quelques jours encore. Ce trait, dans un poème oii les invraisemblances ne sont pas ménagées, paraît un des plus invraisemblables. Le vrai peut quel- quefois... dira Boileau. Le poète avait entendu raconter les épi- sodes du siège d'Anlioche par Kerboga :
« Bien des gens, lisons-nous dans les Gesta Dei per Francos, se nourrissaient du sang de leurs chevaux dont ils suçaient les veines; mais ils se gardaient de les tuer, car ils n'avaient pas perdu tout espoir de salut. »
Ces chansons de geste, qui n'avaient rien d'historique, à en prendre les héros et les faits dans leur réalité, étaient reçues par ceux qui les écoutaient comme l'expression de l'histoire authen
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tique. Les auditeurs des xii" et xiii® siècles, qui les entendaient, étaient convaincus que « c'était arrivé ». La « réalité » de ces histoires en faisait pour eux le principal intérêt.
Seignor oies [écoutez] chanson de grant nobilité, Toute est de voire [vraie] estoire...
[Les Quatre fils Aymon, v. 1-2).
Cette pensée revient dans ces vieux poèmes sous les formes les plus diverses. On a pu dire avec raison que l'épopée est, pour les peuples qui la produisent, la forme primitive de l'histoire. Le jour où elle cesse d'être considérée par eux comme de l'histoire, pour devenir œuvre littéraire, elle cesse d'être épopée. Et cette observation, qui a été faite bien avant nous, est vraie, quand on considère le moyen âge, beaucoup plus encore qu'on ne pourrait le croire. Pierre Dubois fut un avocat, un légiste, qui employa son activité et son érudition, à la fin du xiii^ siècle, à composer pour Phi- lippe le Bel des traités de politique graves et savants : « Charle- magnequi n'eut pointd'égal, écrit-il, est le seul prince, autant que je me le rappelle, qui, pendant cent ans et plus, se soit tenu en per- sonne à la tète des armées les plus lointaines ». (De récupéra- tione Terre saacte). Ainsi un Pierre Dubois, à une époque avancée du moyen âge, prenait encore pour de l'histoire vraie les chants épiques des trouvères.
La forme des chansons de geste est simple, abrupte ; mais souvent les expressions en sont d'une belle énergie en leur conci- sion et d'une magnifique couleur ;
Là ot d'espées moult grant charpenterie, Et de paiens est la terre vestie [vêtue]...
[La bataille d'Aleschans, v. 490.)
Deux mots enfin sur les rapports qui existent entre les poèmes homériques et nos chansons de geste. L'état social qu'ils peignent est identique. Les poètes Grecs appellent « rois » ceux que les trouvères nomment « barons ». Les débuts des grands conflits, qui servent de trame au récit, sont de part et d'autre « histoires de femmes ».
« La demoiselle n'avait pas huit ans et demi. Elle était déjà la plus belle qu'on pût voir ». « Prenez là et, avec elle, l'honneur de ma « terre », dit le roi Tierri de Maurienne à Garin de Metz ».
LES ÉPOPliES 61
« Hélas ! ajoute le poète, la pucelle vint au monde (lai)s une heure mauvaise; personne ne comptera jamais le nombre de preu- d'hommes qui devaient mourir à son occasion » [Garin le Lohe- rain). Les aventures de Girard de Roussi lion ont pour oiigine une rivalité amoureuse. Au début du chant épique consacré à Girard de Vienne, la femme de Charlemagne fait subir un allVont au noble baron De là, colère violente, révolte ouverte. Charl«- magne vient mettre le siège devant Vienne Comme le siège de Troie, celui-ci dure sept ans. Parmi les assiégeants Roland, qui ne laisse pas de faire penser à Achille; et parmi les assiégés, Oli- vier, plus calme, plus fin, plus cultivé, c'est Hector.
Kodlanz est proz [preux] ed Oliviers est sage.
Les poètes épiques ne rendront-ils pas Roland invulnérable comme Achille"? Mais l'esprit chrétien donne une issue sublime au duel engagé entre les deux rivaux et que la sœur d'Olivier, Aude au clair visage, suivait du haut des créneaux :
C'est ainsi que Roland épousa la belle Aude.
Comme dans Homère, les femmes de nos chansons de geste restent toujours belles et fraîches, Pénélope jusqu'à la fin de l'Odyssée, Berthe jusqu'à la fin de Girard de Roussillon; comme dans Homère les guerriers des chansons de geste sont toujours jeunes et vigoureux. Charlemagne a plus de cent ans, qu'il fond encore, de la tête à la ceinture, un chevalier avec toute sa ferraille. Semblables aux héros d'Homère, les héros des chansons de geste s'injurient comme des porte-balles avant d'en venir aux mains. Quant à l'épithète homérique, si elle est moins savoureuse et moins pittoresque dans la Chanson de Roland que dans l'Iliade, elle s'y retrouve encore empreinte d'une singulière gi-andeur.
Comme les poèmes homériques, les œuvres de nos vieux trou- vères furent chantées aux foules populaires dont elles animaient la pensée de leurs sublimes accents.
Gilles de Paris raconte en son Carolinus que, dans les rues, au centre ^es carrefours, on chantait de geste avec accompagne- ment de vielle : « De Charles, glorieux descendant de l'illustre Pépin, le nom vénérable est sur toutes les lèvres. Ses hauts faits sont chantés dans le inonde entier, aux doux accords de la vielle». Fcnck-Bke.ntano. — Le Moyen Age. 3
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Nous lisons dans une épître en vers écrite en Italie sur la fin du xm" siècle : « Je flânais par les rues, quand j'aperçus un chanteur juché sar une estrade d'où il braillait la renommée des armées carolingiennes et des Français : la foule pend en grappes autour de lui, les oreilles dressées, sous le charme de son Orphée. J'écoute en silence. Ces vers, écrits en langue française, sont déformés par les barbarismes, mais le poète déroule à sa fantaisie la trame de son récit ».
Principales chansons de geste. La chanson de Roland, éd. div. — LaChançunde Guillelme, éd. Herm. Suchier. Bibliotheca normannica, 1911. — Le Pèlerinage de Charlemagne, Karls des Grossen Reise nacli. Jérusalem u. Constantinopel, éd. Ed. Koschwitz, dans Altfranzôsische BiblioLhek, 1880. — Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, 1882. — Garin le Loherain, trd. P. Paris, s. d. {186ïî). — Girarl de Roussillon, éd. P. Meyer. 1884. — Les trois épopées de Bertrand de Bar : Girard de Viane. éd. Tarbé. Reims, 18oÛ. Aymeri de Narbonne, éd. Demaison, 1887, 2 vol. Les Narbonnais, éd. Suchier, 1898-99, 2 voL — Ogier le Danois, éd. Barrois, 1842.
Le cycle de Guillaume d'Orange, éd. Jonckbloet, La Haye, 1854, 2 voL qui contiennent li Coronemens Looys, li Charrois de Nymes, la Prise d'Orenge, li Covenans Viviens. la bataille d'Aleschans.
Renaud de Montauban ou Romandes Quatre filsAyynon. éd. Castets, Montpel- lier, 1909. — L. Gautier a publié une Ribliographie des Chansons de geste, 1897,.
Travaux des historiens. Léon Gautier: Les Epopées françaises. 2' éd. 1878-92, 4 vol. — Gaston Paris. Histoire poétique de Charlemagne, 1865. — Gaston Paris. La Chanson du Pèlerijiage de Chai'lemagne, ap. Romania. IX (1S80), p. t sq. — Paul Meyer. Recherches sur l'épopée française. Examen critique de Vfiistoire de Char- lemagne, 1867. — Pio Rajna. Orig. delV epnpea francese, Florence. 1884. — Jos. Bédier. Les Légendes épiques. 1908-1913, 4 vol. — Jacq. ¥\ac\\. LaNuis.^ance delà chanson de geste. Journal des Savants, 1909, p. 27-38 et 116-26. — K. Petit. Croi- sades bourguignonnes contre les Sarrazins d'Espagne au XI* siècle, Rev. hist., 1886.
CHAPITRE IV
LE XI» SIÈCLE
Robert le Pieux et son mattre Gerbert. Le rùle du clergé au début du xi» siècle. Utilité des monastères. Les hérésiarques d'Orléans. Robert répudie sa femme Rozala pour épouser Berthe, sa cousine. L'anathèmt^. Son mariage ayec Cons- tance d'Aquitaine. Les années de famine.
Le règne de Henri I», son opposition au clergé, son mariage avec Anne, fille du grand-duc de Kief.
.Avènement do Philippe I", son tuteur Baudoin de Flandre. Luttes contre les feudataires du domaine royal. La cour des barons. Les fils de Tancrède de Hauteville. Le royaume des Deux-Siciles. La conquête de l'Angleterre par Guillaume duc de iNormandie. Philippe I"' et Bertrade de Montfort.
La querelle des Investitures. Les légats pontificaux et les ordres religieux soutiennent les prétentions romaines contre le roi et les évêques de France. Gluny. L'exemption et l'immunité. Administration royale : les prévôts.
IJn moine couronné : Robert le Pieux .
Le XI* siècle s'est ouvert en France sous le règne de Robert le Pieux, fils de Hugue Capet. Robert était monté sur le trône en 996 : jeune homme de vingt-six ans, grand, large des épaules et déjà corpulent, mais sans que cet embonpoint alourdît sa démarche. Il avait le nez tort, des jeux à l'expression profonde, douce, très affectueuse, en harmonie avec le sourire de ses lèvres qui char- mait par sa bienveillance. Son père lui avait fait donner une édu- cation brillante à l'école de Reims, sous la direction de Gerbert.
Originaire du centre de la France, et probablement d'Auvergne, Gerbert peut être considéré comme l'un des plus puissants esprits qui aient paru. Il j avait alors auprès de toute église cathédrale, c'est-à-dire auprès de toute église où siégeait un archevêque ou un évêque, des classes dirigées par V « écolâtre ». En cette qua- lité Adalbéron, archevêque de Reims, s'était attaché Gerbert d'Aurillac, ainsi appelé parce qu'il avait passé son enfance dans cette ville, au monastère St-Géraud. Gerbert était né vers 940-945,
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d'une famille pauvre. Il s'était adonné avec passion à la culture, non seulement des lettres sacrées, mais des lettres profanes, ce qui était rare chez un homme d'Église. 11 écrivait à un certain Ramnulfe, qu'il avait chargé de lui réunir des manuscrits : « Rien n'est plus précieux que la science des hommes illustres exposée dans des livres. Poursuis la tâche commencée, offre à mes lèvres altérées les flots de l'éloquence de Marcus Tullius (Gicéron) ; son génie adoucira les soucis qui m'assiègent. »
Les connaissances de Gerbert en mathématique et en astronomie allaient si loin pour son époque, que le peuple l'en accusa de magie. C'est à tort cependant qu'on lui attribue l'introduction en France des chiffres « arabes. »
Sous la direction de Gerbert, Robert apprit la logique, c'est-à- dire la philosophie, les mathématiques et la grammaire, c'est-à- dire le latin, et la musique, considérée en ce temps comme une science.
Le chroniqueur Richer, qui fut également élève de Gerbert, dit de son maître : « Gerbert établit la génération des tons sur le monocorde, il distingua leurs consonnances en tons et demi-tons, ainsi qu'en ditons et en dièzes, et, par une classification convenable des sons, il répandit une parfaite connaissance de cette science. »
Le monocorde se composait d'une corde unique tendue sur deux chevalets, par laquelle on mesurait géométriquement les proportions des sons musicaux; le diton correspondait à notre tierce majeure.
Le mérite de Gerbert fut d'enseigner avec clarté les connais- sances musicales de son temps : peut-être' ne dépassait-il pas ce que le vieux Boèce avait dit en ses livres de Musica. Ce n'est qu'après la mort de Gerbert qu'un moine de Pompose, Gui d'Arezzo (xi* siècle), fit entrer la musique dans des voies nouvelles. Que si Gerbert n'inventa pas la gamme, il eut du moins le pre- mier l'idée de tracer des portées où se fixerait l'écriture musicale — quatre lignes — et qui sont encore en usage dans le plain- chant; puis il donna aux notes les noms courts et sonores qu'elles ont conservés, les premières syllabes des premiers vers de l'hymne à saint Jean :
I T qiieant Iaxis ME<=()naîe fiSris Mira f^estorum FAmuli tuoruni.
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Soi>ve polluti Lxbii reatum, Sancte Johannos.
(^'Afin que tes serviteurs puissent faire résonner sur les fibres desserrées les merveilles de tes actions, enlève le péché de leur lèvre souillée, o saint Jean).
Au XVII* siècle, les Italiens remplaceront ut par do.
La gamme ne se composait encore nominalement que de six notes. La désignation si ne sera introduite qu'à une époque postérieure.
De l'enseignement qu'il reçut par les soins de l'écolâtre de Reims, Robert garda une empreinte profonde. Sur le trône, il sera un prince instruit, un savant. Régnante rege théosopho, écrivent les chroniqueurs. Il aime les livres, fait copier des manu- scrits, en achète beaucoup. Il emporte, au cours de ses déplace- ments, une partie de sa bibliothèque, et nous savons que, lorsqu'il se rendra à Rome, « durant ce long voyage la consolation de la lecture ne lui fera pas défaut ». Il chante au lutrin, vêtu d'une chape comme les autres clercs. De là est venue cette légende que le roi Robert aurait composé les paroles de quelques hymnes et chants religieux, notamment du répons : « 0 constantia martv- rura... » Mais des différentes poésies latines attribuées à Robert, les unes sont dues à Notker le Bègue, qui vivait au ix* siècle, les autres sont plus anciennes encore. Du moins de ces différents hymnes et répons Robert a-t-il pu composer la musique : et le fait s'expliquerait d'autant mieux que les anciens chroniqueurs, en indiquant l'auteur d'un chant, ne font généralement allusion qu'au musicien, non au parolier.
Néanmoins il ne faudrait pas que l'instruction du roi Robert, son goût pour les livres, pour les belles cérémonies religieuses, ses talents musicaux et la part qu'il prit aux discussions théologiques nous lissent illusion sur son véritable caractère. Il ne faudrait pas non plus que sa biographie par le moine Helgaud, et qui est presque une hagiographie, une «vie de saint», nous induisît en erreur. Robert le Pieux a été un politique et un guerrier : admirable à cheval, ses larges épaules portant avec aisance la broigne de cuir ou le haubert d'acier, il parcourait les routes de l'Ile-de-France à la tète d'une mesnie vêtue de fer, pour maintenir dans les limites de leurs fic^^ l'a'^Svité violente de ses vassaux.
86 LA FRANGE FEODALE
Nous avons vu se constituer la féodalité. Mille et mille groupes locaux, répandus sur le territoire oii ils forment autant de petits États. États aux limites précises, mais cjue chacun d'eux va s'effor- cer d'agrandir, aux dépens des petits États voisins, dont les habi- tants considèrent ceux du dehors comme des étrangers, voire comme des ennemis. A la faveur de la paix qui règne au sein de chacune de ces communautés, l'agriculture se développe. Et voici, en suite de ces premiers progrès, de nouveaux besoins. Les res- sources du domaine féodal, qui a été organisé de façon à se suffire à lui-même, ne répondent plus à des exigences qui se sont compliquées. Débuts d'un mouvement commercial, encore embryonnaire mais qui n'en donnera pas moins au seigneur, entouré de ses hommes armés, la tentation d'utiliser sa force et de se transformer en brigand. Il continue de faire régner paix et con- corde parmi ses« sujets » ; mais il ne résiste pas toujours à la ten- tation de faire quelque fructueuse chevauchée hors de son fief. Et l'on en voit les conséquences. Les demeures se fortifient davantage encore, les « fertés » s'entourent de murs plus élevés, de douves plus profondes. Il n'est groupe féodal, rude et farouche, qui ne craigne une surprise tout en cherchant à surprendre ses voisins.
Et la nécessité du pouvoir royal au sommet de cette féodalité, apparaît de plus en plus clairement. Un successeur de Robert le Pieux, Philippe P', se servira d'une heureuse expression pour caractériser son autorité, quand il dira qu'elle est placée à la tête de toutes les autres (Diplôme en faveur de l'abbaye du Bec).
Dans le pays compris entre la Normandie et la Champagne, entre la Flandre et l'Anjou, Robert le Pieux est donc sans cesse sur les routes, chevauchant l'épée au poing pour contenir les hobe- reaux. Il met à la raison Arnoul d'Yèvre, Eude de Deols, Geof- froi de Châteaudun. Cette lutte contre les plus rudes féodaux sera la tâche de Robert le Pieux et de ses successeurs jusqu'à Philippe Auguste.
Les mômes causes, qui assuraient les progrès du pouvoir royal, faisaient à cette époque la force des idées religieuses et affer- missaient l'autorité du Souverain Pontife représenté en France par ses légats et par les ordres religieux.
Dans cette société, morcelée en États divers, le pouvoir royal, en soji droit de justice, représente la seule autorité commune ; de même l'Église y représente les seules idées et les seules croyances
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qiiî puissent rapprocher ces groupes d'hommes séparés les uns des autres, la seule doctrine morale qui puisse les rendre soli- daires, les unir en un travail commun. Lucliaire a dit très juste- ment que la sécurité du clergé était alors une nécessité publique, qu'elle était la garantie de la prospérité et du progrès social.
L'influence des évèques, si grande sous les Mérovingiens et sous les Carolingiens, va' cependant faiblissant sous les premiers Capétiens : elle passe entre les mains des abbés, chefs de grands monastères, et des légats pontificaux. Et la raison en est encore dans la constitution de la société féodale. Chaque évèque était un seigneur dont l'action se limitait à son diocèse, voire à la cité où il siégeait. Les grands monastères, au contraire, tout en représentant, en la personne de leurs abbés, des unités féodales, élargissaient leur cercle d'influence et retendaient sur le royaume où leur ordre était répandu. Les moines allaient d'un couvent à l'autre. On les voyait sur les routes, semant d'étape en é.tape les idées qui leur étaient chères.
L'ordre de Cluny, qui allait être représenté par une succession d'abbés de la plus haute valeur, exercerait entre tous une puis- sante influence. Et puis ces couvents, par la coordination des efforts qui réunissaient les nombreux moines d'un même établis- sement, devinrent des foyers d'instruction, et en prenant ce mot dans le sens le plus large et le plus pratique : architecture, agri- culture, arts mécaniques et arts proprement dits.
On a très justement distingué l'œuvre accomplie par les ordres religieux des xi^-xii* siècles, par les Clunisiens et les Cisterciens, de celle que réaliseront les ordres fondés plus tard, les Domini- cains et les Franciscains : les premiers font œuvre pratique, ce sont des agriculteurs, des maçons, des artisans ; ils défrichent les essarts, font faire à l'architecture des progrès admirables : sous l'inspiration de la foi ils constituent les centres les plus féconds de culture séculière; leurs successeurs consacreront leurs efïorts à la défense et à la propagation de la doctrine, lutteront contre l'hérésie; ils feront essentiellement œuvre de prosélytisme.
Durant tout le xi^ siècle les pinceaux délicats, qui ornent les manuscrits, ne sont guère maniés que dans les couvents. « En ce temps, écrit un contemporain, il y avait en l'abbaye de Saint- Melaine, à Rennes, un frère nommé Valère, d'un esprit ingénieux, habile dans les arts utiles et dans la science de faire des fenêtres en vitraux. Il en « irradia » le monastère. »
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On montrait du doigt, dit Orderic Vital, tout seigneur qui, sur ses terres, n'entretenait pas au moins un monastère. Tout baron soucieux de ses devoirs devait avoir, pour le bien de ses vassaux : un solide donjon avec une vaste enceinte, refuge en cas d'alarme ; une ville avec un marché, centre d'échanges; un monastère enfin, foyer de culture et d'instruction.
Quant à la papauté, elle représente au sommel de la hiérar- chie humaine le point de concentration des idées, le lien qui les unit ; aussi, malgré les efforts du clergé de France, depuis le concile de Verzy (991), pour se passer de leur concours, au moins dans les affaires temporelles, l'autorité des Souverains Pontifes représentés par leurs légats et soutenus par les ordres religieux, devait-elle aller grandissant.
Sur quoi il est facile de comprendre l'union qui se noue entre la royauté et le clergé séculier. Nous avons dit le caractère ecclé- siastique de la monarchie capétienne. Le clergé médiéval est en France beaucoup plus « royal » que « romain. » Son chef est le roi de Saint-Denis. Réunis sous la présidence de Robert le Pieux au synode de Chelles, les archevêques de Reims (Gerbert), Sens, Tours et Rourges, assistés de leurs suffragants, déclarent que le pape est sans autorité contre les évêques d'une province de France et que ceux-ci ont même le droit d'annuler ses décisions,
« Le roi Robert, écrit Richer, brillait dans la connaissance des lois divines et canoniques; il prenait part aux synodes des évêques, où il dissertait des affaires ecclésiastiques et les réglait avec eux. Dans ces occasions se montrait son talent de parole. » Les dons de l'orateur furent départis à la plupart des Capétiens. Ils en firent souvent usage pour s'adresser directement au peuple et en particulier au peuple de Paris, quand ils désiraient lui expliquer, dans les circonstances importantes, leur politique et lui demander son concours.
En qualité de chef de son clergé, Robert le Pieux prit part à la discussion et à la répression des hérésies qui percèrent sous son règne. Celle des chanoines d'Orléans fît grand bruit. Au témoi- gnage de Raoul le Glabre, une femme l'aurait importée d'Italie. De la doctrine nouvelle plusieurs chanoines de Ste-Croix se firent les zélateurs ; mais nous ne sommes guère renseignés sur la nature de r « erreur ».
K En leurs affreux aboiements ils proclamaient l'hérésie d'Epicure, écrit le Glabre; ils ne croyaient plus à la punition des
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crimes, ni i l'éternel le récompense des œuvres pies ». En 1022, le roi Robert réunit dans la cathédrale d'Orléans une assemblée d'évèques et de barons devant lesquels on traîna les hérétiques chargés de chaînes. Les malheureux, terrifiés, gardèrent tout d'abord le silence, puis ils se ressaisirent, discutèrent avec le roi ; Robert se montrait théologien averti, dialecticien subtil, orateur disert Le débat dura neuf heures.
Enfin, lassés, les accusés s'écrièrent :
« Terminons ce bavardage, faites de nous ce que vous voudrez ! Déjà nous entrevoyons notre roi qui règne dans les cieux, il nous tend les bras, il nous appelle à des triomphes impérissables ; il nous appelle aux joies d'en haut ! »
A la sortie de l'église, la reine Constance aurait crevé l'œil à i un des hérétiques d'une longue épingle d'or. Le jour des Saints Innocents, quatorze de ces malheureux furent brûlés vifs aux portes de la ville. Premier bûcher français allumé pour hérésie.
Le souvenir ni la responsabilité n'en troublèrent le roi Robert, qui date une de ses chartes de « l'année où l'hérésiarque Etienne et ses complices furent condamnés et brûlés à Orléans ».
Au reste, il convient de juger exactement ces persécutions. Elles ne sont particulières à aucune religion, à aucun peuple, à aucun temps. Au nom de toutes les idées religieuses des persé- cutions ont été exercées, et cela, non parce qu'elles étaient des idées religieuses, mais parce qu'elles étaient des idées sociales. Les Romains ne persécutèrent les chrétiens que le jour où leurs doctrines ébranlèrent les fondements, et plus particulièrement les conditions économiques, sur lesquels reposait la société antique.
Les mœurs, les conceptions, les croyances, les coutumes d'un peuple, se cristallisent, s'il est permis de parler ainsi, sous la forme religieuse. C'est sous cette forme qu'elles ont le plus de force, d'activité, d'énergie, d'intensité; c'est sous cette seule forme quelles ont de l'action sur un peuple jeune. Et le peuple n'y tient que dans la mesure où ces croyances sont nécessaires à sa vie sociale. Mouvement commun et instinctif, irrésistible, comme il en va toujours quand il s'agit des évolutions nationales. Supposez l'extension d'une hérésie comme celle des manichéens au commen cément du xf siècle, la France se dissolvait; à moins que, sous une nouvelle forme, cette doctrine nouvelle ne fût devenue l'âme d'une nouvelle société, difîérente de celle qui l'avait précédée*
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société et religion nouvelles qui, à leur tour, sous peine de ruine, se seraient condamnées à l'intolérance.
Pour grande que fût sa dévotion religieuse et vif son empres- sement à favoriser les églises et les monastères, Robert 1^" n'en résista pas moins aux empiétements des pouvoirs ecclésiastiques : politique qui, de Hugue Gapet à Philippe le Bel, fut celle de tous les Capétiens, y compris saint Louis. En une page d'amour, la lutte du roi Robert contre le trône romain devait prendre un caractère dramatique.
En 988, à dix-huit ans, Robert avait épousé une Italienne plus âgée que lui, Rozala, fille de Bérenger, roi d'Italie, veuve d'Arnoul II, comte de Flandre. Rozala avait des yeux noirs, pro- fonds, d'une expression dure et troublante; ses cheveux, en ban- deaux plats, semblaient des ailes de corbeau. Elle avait apporté en dot au roi de France la châtellenie de Montreuil en Ponthieu, acquisition précieuse pour la maison capétienne qui, par elle, pour la première fois, atteignait la mer. En France Rozala fut appelée Suzanne. Ce mariage, dicté par des intérêts politiques, ne fut pas heureux. Robuste gaillard au cœur tendre, Robert aimait les petites femmes blondes et roses. Il ne tarda pas à prendre en horreur « sa vieille Italienne » au teint tanné. Il la répudia. Rozala retourna en Flandre auprès de son fils, Baudoin le Barbu, d'où elle réclama, justement mais vainement, la restitution de sa dot, le château de Montreuil.
La politique ne lui ayant réussi en ménage que pour accroître ses domaines, Robert se laissa prendre au beau mirage du ma- riage d'amour. Du vivant de Rozala, il épousa Berthe de Bour- gogne, jeune, fraîche, menue, dodue, aux longs cheveux couleur de lin. Le fils de Hugue Capet l'aimait de tout son être. On imagine sa fureur quand Rome lui enjoignit de rompre cette union, sous prétexte de parenté. La parenté de Berthe et de Robert était réelle: elle se nouait au troisième degré en comptant à la mode du temps; au sixième degré en comptant de la manière actuelle. Robert résista aux injonctions les plus pressantes; fina- lement, le pape, un Allemand, Grégoire V, convoqua à Rome un concile général afin d'y juger le roi de France (998).
Le concile décida que Robert quitterait Berthe ou serait frappé d'anathème, ainsi que sa blonde épousée. L'anathème était la peine la plus forte que l'Eglise pût prononcer, beaucoup plus grave que l'excommunication, puisque la personne frappée
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d'anathème était, non seulement exclue de l'Eglise, mais vouée à renfer.
Robert le Pieux tint bon et garda près de lui la femme aimée. Le trône pontifical lança ses foudres, dont les jeunes époux ne paraissent d'ailleurs pas s'être alarmés outre mesure. Nous leur voyons faire, en qualité de mari et femme, des donations aux abbayes. Les évêques de France se rangèrent en grand nombre autour de leur roi. Ainsi tombent les légendes concernant les effets de l'anathème prononcé contre Robert le Pieux et Berthe de Bourgogne. Leurs sujets auraient fui à leur approche; ils n'auraient pu conserver que deux serviteurs qui jetaient au feu les plats où ils avaient mangé; dans les villes où ils enli-aient les cloches se seraient mises en branle jusqu'au momentde leur départ. D'où la peinture moderne a tiré de pittoresques tableaux. La vérité est moins émouvante. Sous le nom de Silvestre II, un Fran- çais, Gerbert, le maître de Robert, succéda à Grégoire V. Il adou- cit les violences de son prédécesseur. Cependant Robert se décida à se séparer de Berthe. La séparation est consommée en septembre 1001. Berthe ne donnait aucun enfant à son mari et Robert n'avait pas de frère qui, à défaut de fils, eût pu lui succéder.
La troisième femme de Robert se nomma Constance. Le ma- riage fut célébré en 1003. Constance était fille d'un comte fran- çais du Midi appelé Guillaume. Mais de quel Guillaume ? de Guillaume, comte de Poitiers, ou de Guillaume comte d'Arles, ou de Guillaume comte de Toulouse ? Les auteurs les plus récents se prononcent en faveur du comte d'Arles.
Les contemporains nous parlent de la reine Constance comme d'une femme très belle, on la nommait Blandine pour la blan- cheur de son teint; mais elle était capricieuse, altière, impérieuse. Elle était cupide, avide de pouvoir, violente dans ses rancunes, dure dans son esprit de domination. Elle fît assassiner, sous les yeux mômes de Robert, le comte palatin, Hugue de Beauvais. On cite souvent un passage de Raoul le Glabre, relatif à l'in- fluence que la reine Constance, la belle princesse venue des cours plus raffinées du Midi, exerça sur les rudes hommes du Nord.
Les seigneurs de sa suite, dit Raoul, « négligeaient les armes et les chevaux, ils se faisaient couper la chevelure à mi-tête ; ils étaient rasés à la manière des histrions, ils portaient des bot- tines et des chaussures indécentes. » Le bon moine ne nous donne pas la description de ces chaussures indécentes. Toujours est il
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que le clergé de TIle-de-France flétrit avec indignation ces façons méridionales : première manifestation de l'opposition entre la France du Nord et celle du Midi, et qui se marquera d'une manière si tragique dans la guerre des Albigeois.
Berlhe, dont Robert s'était séparé, avait conservé des parti- sans à la Cour, notamment son fils Eude, né de son mariage avec le comte de Chartres, et qui venait de succéder à son frère Thibaud dans les comtés de Chartres, de Blois et de Tours. Robert lui- même regrettait Berthe, gracieuse et tendre, au front tranquille, aux doux yeux bleus. Constance avait les cheveux noirs comme Rozala, des cheveux rêches et plats, une beauté sévère, une humeur aigre et agitée. Elle exaspérait son mari. Elle ne lui en donna pas moins quatre fils. Robert songea à faire couronner l'un d'eux de son vivant et à l'associer au trône, ainsi que Hugue Capet, son père, l'avait fait pour lui-même. La transmission de la couronne aux aînés de la maison capétienne n'était pas encore assurée; elle dépendait, en droit tout au moins, de l'élection par les Grands. Le roi eût été libre d'associer à sa couronne celui de ses fils qu'il eût jugé le plus capable de ces fonctions. Le choix de Robert tomba sur son fils aîné, Hugue, qui fut couronné en l'église St-Corneille de Compiègne, le 19 juin 1017, par l'archevêque de Reims, Hugue mourut le 17 septembre 1025. Il s'agissait, pour la seconde fois, de choisir l'héritier du trône. Constance soutenait la candidature de son troisième fils nommé Robert comme son père. Cependant le roi se décida, cette fois encore, en faveur de l'aîné, le jeune prince qui régnerait après lui sous le nom de Henri V".
A l'extérieur, le roi Robert fit des efforts pour empêcher les princes allemands d'étendre leur domination sur notre frontière de l'Est. Il fut assez heureux pour mettre la main sur le duché de Bourgogne. Les propositions d'alliance formulées par Sanche, roi d'Aragon, et par Ethelred, roi d'Angleterre, l'offre que lui firent les princes transalpins de la couronne d'Italie, montrent la con- sidération et l'autorité où était déjà parvenue en Europe la jeune monarchie capétienne.
Une conséquence de l'organisation sociale que nous venons de décrire, fut la fréquence des famines qui désolèrent la France sous les règnes de Hugue Capet et de Robert le Pieux. Famine en 987, en 989, de 990 à 994, en 1001, de 1003 à 1008, de 1010 à 1014, de 1027 à 1029, enfin en 1031-1032, l'année qui suivit la mort du deuxième roi capétien.
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Cette slatisfique est eiTrayante. Le fléau était produit par le morcellement cjui multipliait les barrières entre les fiefs dont le pays était composé. Des centaines de petits Etats aux frontières closes : innombrables péages, droits de tonlieu, droits de gîte, im- posés au marchand, et des chemins peu sûrs, infestés d'hommes d'armes qui n'avaient d'égards que pour les gens de leur seigneur. De mauvaises récoltes désolaient-elles une fraction du territoire, les vivres ne pouvaient être apportés d'une autre partie du pays où les récoltes avaient été fructueuses. Au xi" siècle, en l'espace de soixante-treize ans, on compte 43 disettes. Celle de 1031 est décrite en termes émouvants par Raoul le Glabre : « Les riches et les bourgeois pâtirent comme les pauvres, et la violence des Grands céda devant la misère commune ». Après avoir mangé les quadrupèdes et les oiseaux, on dévora les cadavres et des objets horribles à citer. « Quelques-uns cherchèrent un remède contre la mort dans les racines des forêts et les herbes des fleuves. » La chair humaine devint une nourriture disputée. Les voyageurs étaient assaillis par des cannibales, qui, après les avoir égorgés, les débi- taient en tranches qu'ils faisaient cuire au feu. Ceux qui croyaient fuir la faim en quittant leurs demeures pour gagner d'autres régions, étaient assommés la huit et mangés par les hôtes chez lesquels ils étaient descendus. De malheureux enfants étaient attirés par l'appât d'une pomme ou d'un œuf, puis dans la solitude des bois ils étaient égorgés et dévorés. On alla jusqu'à se nourrir de cadavres repris à la terre. On vit un misérable exposer au marché de Tournus et à celui de Mâcon de la viande humaine, qu'il avait apprêtée pour la cuisine, comme viande de boucherie. Il fut arrêté et brûlé vif. La viande qu'il avait apportée fut enterrée ; mais la nuit il se trouva un malheureux qui, poussé par la faim, la déterra et la dévora : il fut brûlé à son tour.
Les gens affamés expiraient à bout de forces, en poussant un cri très faible, « pareil à la plainte d'un oiseau qui va périr » (Raoul le Glabre). On les mhumait dans les fossés des champs, puis, les morts devenant trop nombreux, on les abandonna par monceaux au coin des routes.
Un roi guerrier. Henri I*'.
Sous ces tristes auspices s'ouvrit le règne de Henri P^ Nous venons de dire que la reine Constance eût préféré voir couronner
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son troisième fils, Robert. Et voici la guerre civile entre les deux frères. Les révoltés étaient soutenus parle puissant comte de Blois et par le seigneur du Puiset, le plus redoutable hobereau de rile-t de-France. Les débuts de la lutte furent malheureux pour Henri qui trouva un refuge auprès de Robert le Diable, duc de Normandie. De ce moment la fortune lui revint, surtout après que la mort de la reine mère. Constance (juillet 1032), eut enlevé à son rival son meilleur appui. Malheureusement, pour ramener la paix, Henri crut devoir donner à son frère le duché de Bourgogne, où celui-ci fonda la première et puissante dynastie des ducs de ce nom, qui ne tarda pas à se rendre effectivement indépendante. Elle ne devait prendre fin qu'en 1361, en la personne de Philippe de Rouvres.
A peine le nouveau roi avait-il conclu la paix avec son frère Robert, que son frère Eude se révolta à son tour. Il s'allia éga- lement avec le comte de Blois et avec les hobereaux de l'Ile-de- France. La guerre reprit et remplit le pays de ruines et de dévas- tations (1034-1039). Enfin Henri P"" put s'emparer d'Eude et l'enferma à Orléans.
Nous venons de voir comment, au cours de ces luttes, Henri avait trouvé un utile appui dans la personne du duc de Normandie, Robert le Diable, appui intéressé, car le roi dut céder à son vassal le Vexin français. En 1035, Robert le Diable étant parti en pèle- rinage pour la Terre Sainte, Henri prit sous sa protection le jeune Guillaume, que Robert le Diable avait eu de la fille d'un tanneur de Falaise, nommée Ariette. Le roi de France défendit le fils de Robert le Diable sur les champs de bataille, au péril même de son corps. Il le sauva au Val des Dunes, des mains des barons normands révoltés. A ce moment l'union entre le duché Nor- mand et la couronne de France, semble établie, mais elle ne tarda pas à se rompre.
Henri P' devait avoir pour principal adversaire ce même Guil- laume de Normandie qu'il avait si vaillamment défendu. La guerre dura jusqu'en 1058, et se termina au désavantage du roi de France, qui réussissait du moins à maintenir la suzeraineté de la couronne de France sur le duché normand.
Henri P"", qui fut lout aussi pieux que son père, montra plus de raideur encore vis-à-vis du clergé et de la papauté. Aussi les chroniqueurs du temps, des ecclésiastiques, lui sont-ils peu favo- rables. Guibert de Nogent l'accuse de cupidité et de faire trafic des évêchés.
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Le Souverain Pontife, Léon IX, un ancien évoque de Toul, étant venu en France, et ayant manifesté l'intention de réunir un concile à Reims, le roi défendit aux évoques de s'y rendre.
Si nous considérons enfin la frontière de l'Est, nous admi- rerons les efforts que fit Henri P pour rétablir l'autorité des rois de France jusqu à la limite du Rhin. Il réclamait Aix-la-Chapelle « en vertu de son droit héréditaire » ; quanta la Lorraine, les droits des rois de France sur ces contrées, qui ne relevaient à aucun titre, disait-il, de la couronne allemande, ne lui semblaient pas moins évidents. L'image de notre premier roi Henri se pré- sente donc assez brillamment : figure d'un homme de fer, digne de présider aux destinées de la nation qui voyait s'ouvrir les ailes frémissantes des épopées ; figure intéressante aussi par son mariage, en plein cœur du xi^ siècle, avec Anne, fille du grand-duc de Kief, laroslaw Wladimirowitch. C'est l'évoque de Chàlons, Roger II qui, chargé d'une mission en ces contrées lointaines, en ramena la princesse Anne (1051). De son union avec Henri, naquit un fils qui reçut, sous l'influence de la reine, le nom byzantin de Philippe. Comme son père l'avait fait pour lui-même, Henri P' prit la précaution de faire couronner son fils de son vivant. La cérémonie eut lieu à Reims, le 23 mai 1059. Une relation du sacre mentionne expressément que le nouveau roi fut élu par les prélats et un certain nombre de seigneurs dont les noms sont indiqués ; après quoi les chevaliers présents et la foule du peuple crièrent par trois fois : « Nous approuvons! nous voulons que cela soit ! »
Mais ce ne sont déjà plus que cérémonies, clameurs et formules : la succession au trône est désormais assurée au fils aîné du roi.
L'âge de fer.
Henri P' mourut le 4 août 1060. Philippe P' monta sur le trône, âgé de huit ans. La Régence fut attribuée à Baudoin, comte de Flandre, oncle par alliance du nouveau roi de qui il avait épousé la tante, Adèle, sœur de Henri P^ Pour cette mission de confiance, Baudoin avait été préféré à Robert, duc de Bourgogne, frère de Henri P*", oncle du jeune roi par le sang.
Il est impossible de ne pas payer un tribut d'admiration à la manière dont le comte Baudoin de Flandre s'acquitta de la tutelle royale. Il partage son temps entre les rives de la Seine et son
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comté de Flandre. Déplacements incessants qui continueront pendant dix ans; et partout Baudoin se fera accompagner par le jeune Philippe auquel il enseigne son métier de roi.
Ce Baudoin de Flandre était un noble prince, pieux et libéral, vaillantet magnifique, de grande taille et d'une singulière beauté. Il défendit les intérêts de son royal pupille avec autant de con- science que de valeur et maintint énergiquement la lutte contre les hobereaux du domaine royal, dont la puissance et l'audace allaient grandissant.
Voici la féodalité vigoureusement charpentée à l'intérieur de ses donjons de pierre. La mesnie des barons s'est étendue et fortifiée ; leurs « fertés », chefs-d'œuvre d'architecture, avec leurs douves dont les eaux se couvrent d'un vert tapis de conferves, avec leurs épaisses courtines, leurs hautes tours, défient les armées du temps, qui ne disposent pas encore de machines de siège efficaces. Et certains de ces seigneurs — orgueilleux de leur force et de leurs donjons imprenables, fiers de leurs ancêtres, puissants par le dévouement et la fidélité de leurs nombreux vassaux, — ne craignent pas de braver le pouvoir du roi Nombre d'entre eux hérissent de leurs donjons les abords du domaine royal : ce sont les comtes de Dammartin qui commandent aux environs de Creil, les comtes de Beaumont-sur-Oise. les seigneurs de Montmorency, les seigneurs du Puiset, les seigneurs de Roucy.
Chacun de ces « barons », souverain en sa terre, y exerce des droits régaliens, tient Cour et Conseil, préside un tribunal, dresse des fourches patibulaires; une véritable armée suit son enseigne ; il bat monnaie. De nombreux hommes d'armes, de jeunes chevaliers vivent dans l'enceinte de son vaste château, où ils se forment sous sa direction au métier des armes. Les filles de ses vavasseurs entourent la châtelaine. Et gardons-nous de ne voir en cet homme d'armes, qu'un hobereau avide et pillard, bien que ce nom même, « hobereau », signifie oiseau de proie. Notre baron est dévoué à ses « sujets » ; il fait régner la paix parmi eux ; pour leur défense il expose corps et biens ; il assure leur existence, leur travail ; il leur ouvre la voie des entreprises fructueuses En retour, ses « sujets » lui doivent des services semblables à ceux qu'il doit lui-même au roi, le service d'ost, le service de Cour, le service de conseil et les aides féodales. Le vassal est également tenu de veiller sur le château de son baron, de le défendre s'il est attaqué : c'est Vestafff Et^ràce à cette aide réciproque, quand les circons-
tances ont été favorables, tel de ces barons, Eble de Roucy, peut conduire toute une expédition en Espagne. « Il partit contre les Sarrazins, dit Suger, avec une armée qu'on aurait crue commandée par un roi. »
Le château du baron féodal ofîre en plus petit l'aspect de la Cour royale : on y trouve les mômes officiers; un sénéchal, un maréchal, un panetier et un bouteiller, un chapelain qui s'appelle quelquefois « chancelier ». Et ne croyons pas que ce soit le seigneur féodal qui ait copié le souverain : c'est la cour royale qui est née du développement de la cour féodale.
Pénétrons à présent dans le donjon d'un de ces barons du XI' siècle. A l'ombre de la haute tour — au sommet de laquelle le guetteur, pour tuer le temps, chante des chansons de guette, joue de la flûte, du sisire ou du cornet — a été bâti le palais, résidence du seigneur. Deux pièces principales : la Chambre qui lui est réservée, à lui et à sa famille; et la Salle, où se prennent les repas. Une partie de cette dernière pièce, à l'extrémité, est légè- rement exhaussée en manière d'estrade, d'où l'on domine la salle tout entière : c'est « le dais ». Dans la Salle se déroule la vie publique, la vie commune de la châtellenie. Guillaume au nez courbe a été vaincu par les Sarrazins ; il rentre chez lui désem- paré. Sa femme est accourue à sa rencontre dans la cour du château :
Dune prent s'amie [son amie] par les mances de paile [manches
d'étoffe soyeuse]. Suz en muntèrent tuz les degrez de marbre;
— les degrés de marbre qui conduisent à la salle du palais.
Le château est vide de ses défenseurs ; ils ont été tués à la bataille ; il est vide des jeunes bacheliers qui avaient coutume de s'y presser autour de leur seigneur :
Ne trovent home que [qui] service lur face.
Dame Guihurc li cuit [lui court] aporler leaue.
Et en après ii baillad la tuaille [serviette pour s'essuyer] ;
Puis sunt assis à la plus bas.se table :
Par duel [deuil] ne poent seer à la plus alte [haute]
[la table seigneuriale placée sur le dais].
Il veit [voit] les bancs, les formes [sièges à dossier] et les tables,
Là u soleit seer sis granz barnages.
[Là où ses nombreux vassaux avaient coutume d'être assis].
78 LA FRANCE FÉODALE
On notera que les mots « barnage », ^ parage », « lignage r,
- lamille », sont synonymes — à des nuances près.
Il ne vit nul juer [jouer aux dés] par celé sale.
Ne déporter od esches ne od tables [sorte de jeu de dames] ;
Puis les rearrete eu m arentilz hom deit faire :
« Dame Guiburc, vus n'avez que plurer, Ke n'i avez perdu ami charnel. Jo dei [dois] le duel et la tristur mener, K'i ai perdu niun [mon] gentil parenté. Or m'en fuirai en estrange régné, A Saint Michel al t'eril de la mer U à saint Père [Pierre], le bon apôtre Deu,
U en un guast [bois désert] u ne sei-e trouvez [ou je ne sois trouvé]. Là deviendrai hermites ordenez [hermite affilié à un ordre religieux] ; Deviens nonein [nonne], si fai tun chef vêler [voiler]. — Sire «, dit-ele » ço ferum nus assez Quant nus avrons notre siècle mené.
(Il sera temps de le faire quand nous aurons accompli notre tâche
[en ce monde]. a Sire Willames. al Dampnedeu congié. Par main àl'albe niunte sur tun destrier [Sire Guillaume, avec la volonté de Dieu, demain à l'aube monte sur ton destrier] Dreit à Loûn [Laon] pense de chevalcher.
A l'emperere [le roi de France] qui nus soit aveir cheir [qui nous a tou-
[jours aimés]. Que del socors nos vienge ça aider E, s'il nel fait, si li rendez son fié...
[« Le roi, qui nous atoujours aimés, nous donnera son aide, et, s'il
[ne le fait, vous lui rendrez son fief »].
{Chanson de Guillaume, ap. Jos. Bédier, les Légendes épiques, I, 86-87).
Simple et vivante peinture de la seigneurie féodale au xi® siècle, des sentiments qui en animaient les iiabitants.
Mais les seigneurs féodaux n'allaient pas tarder à souffrir du manque d'argent. Les rodovances qu'ils percevaient sur leurs vassaux étaient des redevances en nature ; elles étaient consom- mées, ainsi que les produits de leurs domaines, par leur famille, par leurs serviteurs, par leurs hommes d'armes. A mesure que se formèrent et se développèrent le commerce et l'industrie, l'argent, acquit une puissance grandissante. De jour en jour il devint plus difficile de s'en passer, et l'argent faisait défaut aux seigneurs
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féodaux. De là ces mœurs pillardes qui vont caractériser la féoda- lité: le même seigneur,, qui fournit un modèle d'ordre et d'équité entre les limites de son fief, se transformera en brigand contre ceux du dehors, c'est-à-dire contre ceux qui sont étrangers à son fief.
« Rigaut, avec une partie de ses hommes, courait la campagne, brûlait, renversait tours et manoirs, enlevait les proies ; dix lieues à l'environ, il n'y eut pas une vache, une brebis, une robe, un tissu, une draperie qu'il ne fit conduire au Plessis. Ses hommes lurent tous pour longtemps riches .» {Garin le Loherain.)
Ajoutez les conflits armés qui devaient surgir incessamment, et pour des causes multiples, entre les nombreux petits Etats qui se partageaient le pays : querelles de voisinage, contestations doma- niales, histoires d'amour...
Deux coqs vivaient en paix, une poule survint...
Les coqs se nomment Godefroi de Namur et Enguerran de Boves ; survint la fille du comte de Portian. « Les feux de la guerre, écrit Guibert de Nogent, commencèrent à s'allumer entre les deux rivaux, avec tant de fureur que tous ceux des gens d'En- guerranqui tombaient entre les mains de Godefroi, étaient pendus à des fourches patibulaires, ou bien avaient les yeux crevés ou les pieds coupés. »
Aussi la nécessité de se placer, par les liens de l'hommage lige, sous la protection des plus forts, allait elle s'accentuant.
Nous lisons dans la chronique de Lambert d'Ardres : « Adèle de Selnesse apprit que de nombreux seigneurs de la terre de Guînes — - après que Walbert, comte de Ponthieu et de Guînes, se fut retiré du monde pour se faire moine en abandonnant ses domaines à des héritiers incapables de les protéger, — se mettaient sous la protection d'autres seigneurs, ou bien d'évêques, d'abbés, de pré- vôts, afin de garder leur autorité et de vivre en paix et tranquil- lité sous la protection de plus grands, auxquels ils inféodaient leurs biens ; en conséquence elle se détermina à placer elle-même ses alleus (terres libres, non inféodées) en fief, notamment ce qu'elle possédait à Poperinghe, sous la protection de l'évêque ».
Ainsi nous voyons la nécessité de l'autorité royale apparaître avec plus de relief à mesure que se développe et s'accentue la société féodale.
10 LA FRANCE FÉODALE
A la fin du xf siècle, cette autorité est encore loin de pouvoir se faire valoir partout sans opposition. Une charte de Geoffroi, évêque de Beauvais, datée du 18 janvier 1106, montre que les féodaux pillards sévissent dans les environs de Gompiègne, au point qu'il doit dispenser les chanoines de St-Gorneille de venir au synode diocésain, à cause de l'insécurité des routes.
Les nombreux barons, qui encombrent de leurs tours le domaine royal, sont devenus puissants, non seulement par leurs fertés imprenables et par leurs hommes d'armes : Suger parle de ces barons « auxquels des alliances avec les familles des plus grands donnaient une armée redoutable ». Aussi, tandis que les deux pre- miers Gapétiens, Hugue et Robert, semblent avoir été respectés dans leurs domaines et y avoir circulé sans difficulté, n'en est-il plus de même de leurs successeurs, Henri P"" et Philippe I".
Enfin ce dernier, en mariant un de ses fils, nommé Philippe, avec Elisabeth, fille de Gui Trousseau seigneur de Mantes et de Montlhéry, parvint à mettre le fameux donjon de Montlhéry dans la famille royale.
« Ayant reçu la garde du château, écrit Suger, le roi Philippe V" et son fils Louis le Gros s'en réjouirent comme si on leur eût arraché une paille de l'œil ou qu'on eût brisé des barrières qui les tenaient enfermés. » Le roi, ajoute l'abbé de St-Denis, attestait à son fils Louis, en notre présence, combien il avait été cruellement affligé par les fatigues que le donjon lui avait imposées :
« Allons ! lui disait-il, allons, mon fils Louis, veille sur cette tour ! j'ai vieilli par les tracas qu'elle m'a occasionnés, d'elle sont venues contre moi tant de ruses et de fraudes que jamais je ne pus goûter bonne paix ni repos. Ses trahisons me rendaient infidèles mes fidèles, et plus infidèles encore ceux qui déjà me trahissaient : de près, de loin , elle groupait mes ennemis ; il ne se commettait guère de mal dans le royaume sans le consentement ou le con- cours de ceux qui l'occupaient. Gomme le territoire de Paris est borné, du côté de la Seine par Gorbeil, à mi-chemin de Montlhéry, et à droite par Ghâteaufort, entre les Parisiens et les Orléanais, c'était un tel désordre, qu'on ne pouvait plus aller des uns aux autres, sans la permission de mes ennemis ou sous la plus forte escorte. Mais voici que, par ce mariage, est tombée la barrière, et (jue des uns aux autres sont rendues les joyeuses communications. »
De ces féodaux français du xi" siècle, quelques-uns allaient
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avoir une singulière fortune. Un pauvre chevalier de Coutances, Tancrède de Hauteville, avait doiize fils et plusieurs filles. C\\(\ de ces fils, Guillaume Bras de fer, Dreu, Omfroi, Robert dit Guiscard et Rot,'er, peuvent être considérés comme les fondateurs du royaume français des Deux-Siciles. Au témoignage d'une prin- cesse byzantine, Anne Comnène, Robert Guiscard (l'avisé) était un homme grand, large des épaules, aux cheveux blonds, au teint coloré, avec des yeux bleu d'acier « qui lançaient des éclairs ». Il quitta sa Normandie, suivi de cinq cavaliers et de huit hommes de pied, traversa la France et l'Italie, et vint se fixer en Calabre sur le haut d'une montagne. De là, comme un brigand, il fondait sur les voyageurs, les détroussait et se procurait ainsi, le plus simplement du monde, armes et chevaux. Mais il était bon pour les pauvres et pour les hommes d'Eglise ; aussi les moines du Mont Gassin célèbrent-ils ses « exploits » qui ne tardent d'ailleurs pas à prendre de l'ampleur. Ce sont des châteaux qui sont surpris par les bandes de Robert Guiscard, en Campanie, en Calabre et qui deviennent par ces mêmes procédés — rudi- mentaires — la propriété du chef normand, qui reste d'ailleurs un seigneur féodal semblable à ceux dont il vient d'être ques- tion.
Sa famille, sa mesnie, ses hommes ont pour lui une affection et un dévouement sans limites : il se montre pour tous ses com- pagnons, pour tous ceux qui ont attaché leur fortune à la sienne, d'un dévouement et d'une équité incomparables. Le pape, effrayé des rapides progrès réalisés par cet inquiétant voisin, commença par l'excommunier, puis il marcha contre lui à la tête d'une armée composée d'Italiens et d'Allemands; mais, après s'être fait battre à Civitate (1053), il s'empressa de prendre son vainqueur pour allié dans sa lutte contre l'Empire.
Grégoire VII ne trouva pas, contre Henri IV, d'auxiliaire plus sûr et plus utile que Robert Guiscard ; sans lui, les Allemands se seraient sans doute emparés de la capitale de la chrétienté. Robert reçut du St- Siège le titre de duc de Fouille et de Calabre. Grégoire VII songea à faire de lui un empereur de Rome pour l'opposer à Henri IV (1080). Le frère de Robert, Roger, avait conquis le titre de comte de Sicile. Entre les fils des deux barons éclatera, après la mort de leurs pères, une lutte de rivalité et d'influence. Roger II, fils de Roger I*"", dépossédera Guillaume, fils de Robert Guiscard, et le Souverain Pontife le reconnaîtra
82 LA FRANGE FÉODALE
comme roi de Sicile, de Calabre et de Fouille. Et le royaume Dormand des Deux-Siciles sera constitué (1130).
Suzeraineté féodale, où s'exerce le patronat qui en est l'âme, favorable aux « sujets » qu'elle encourage et dont elle protège les efforts. D'où naît en Sicile, à l'ombre des enseignes normandes, une civilisation charmante de variété et de pittoresque. Sous la suzeraineté des descendants de Tancrède de Hauteville et de leurs compagnons, le génie français, le génie arabe et le génie grec s'unissent en une œuvre féconde. Les savants musulmans enseignent dans les écoles; les mires, c'est-à-dire les médecins juifs, y donnent leurs soins aux chevaliers ; les monnaies sont frappées en caractères latins, grecs et arabes ; une architecture exquise d'éclectisme encadre les motifs byzantins et arabes dans des constructions d'un caractère roman ou gothique importé de France, comme on verra bien des années plus tard, les motifs de l'art antique, repris parla Renaissance, se mêler aux fantaisies capricieuses du gothique flamboyant.
Ainsi l'épopée réalisée par les fils de Trancrède de Hauteville dans ritalie méridionale paraît tenir d'un conte de fée. Elle s'explique par la force et pai' l'énergie sociale des institutions féodales décrites plus haut. Les conquérants du xi* siècle les emportaient, intactes, en croupe de leurs destriers, pour les faire germer et se développer en des contrées lointaines. Ce qui faisait la forcé de ce baron féodal, ce n'était pas l'étendue des domaines sur lesquels il commandait, mais la puissance des liens d'affection et de dévouement qui l'unissaient à ses hommes ; en quelque lieu qu'ils se trouvassent, seigneurs et vassaux formaient une société organisée et qui conservait, transplantée de Normandie en Sicile, sa force d'action et d'expansion.
Mais le grand exemple d'expansion française au xi' siècle, fut la conquête de l'Angleterre par Guillaume de Normandie.
Guillaume le Conquérant était le fils du duc de Normandie, Robert le Diable, et d'une femme de basse naissance, Ariette. C'était un gros bourru, ventripotent, au crâne chauve, au visage rouge et bouffi, percé de petits yeux ronds « en vrille » : upe allure brusque, énergique, des gestes décidés. Il avait le don du commandement et l'esprit d'organisation. D'humeur sauvage, il aimait la solitude. Il avait épousé Matliilde, fille de Baudoin, comte de Flandre et ne cessa de faire avec elle un ménage uni. Il succéda à son père en qualité de duc de Normandie et fit respecter
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son pouvoir par la noblesse du pays. Au reste, cette noblesse normande se distinguait au xi^ siècle du reste de la noblesse fran- çaise, en co qu'elle n'était pas divisée en une hiérarchie de vassaux, composée d'arrière-vassaux, de vavasseurs, de vassaux plus importants, de vassaux « demainos » et de vassaux supérieurs, se superposant les uns aux autres pour s'élever jusqu'au trône royal : les ducs de Normandie étendaient un pouvoir uniforme sur une seule classe de gentilshommes, également répartie sur le duché. Seuls les seigneurs de Bellème faisaient exception : ils avaient des vassaux sous leurs ordres et s'étaient, par le fait, rendus presque indépendants. Cette constitution sociale était une consé- quence de la conquête normande qui avait triomphé et s'était organisée dans le pays en imposant à la population le gouver- nement d'une aristocratie conquérante ; tandis que, dans les autres provinces de France, s'était lentement constituée, avait progressi- vement grandi, en un travail de formation lent, multiple et com- pliqué, l'aristocratie issue de la famille, que nous avons décrite plus haut.
En Normandie, par suite de l'invasion triomphante et qui par- vient à s'organiser, les seigneurs donnent au pays une organisation monotone, car le mouvement se fait de haut en bas, d'autorité ; tandis que dans le reste de la France le mouvement s'est fait de bas en haut avec la diversité de toute action spontanée, et qui sem- blait jaillir du sol en s'adaptant, de place en place, aux circons- tances infiniment variées et complexes de la vie locale. Viollet- le-Duc fait une observation féconde quand il écrit : « Le château normand, au commencement de la période féodale, se relie tou- jours à un système de défense territoriale, tandis que le château français est la demeure du chef de bande, isolée, défendant son propre domaine contre tous et ne tenant nul compte de la défense générale du territoire. »
Observation qui se complète par cette constatation du concile di^ Lillebonne (1080) : « Il n'est pas permis en Normandie de creuser un fossé si profond que, du fond, on ne puisse jeter une poignée de terre à la crête, sans escabeau; il est défendu de dresser une palissade qui ne soit d'alignement ou qui soit garnie de tra- vaux d'approche ; il est défendu de construire sur un rocher ou sur une île une fermeté ; ou de bâtir un château fort. » Nous sommes loin des donjons de Coucy et Montlhéry.
Cette organisation de la noblesse normande fait que le duc de
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Normandie a tous ses sujets bien en main ; ce qui lui facilitera la con(|uète de l'Angleterre. Le roi d'Angleterre, Edouard le Confes- seur, vaincu par les Danois, s'était réfugié à Rouen, d'où, avec l'appui de«i Normands, il avait organisé une expédition qui lui avait permis de les vaincre à son tour (1042) . Il mourut le 5 janvier 1066 et l'un des principaux nobles anglais, le duc Harold, — beau-frère du roi Edouard qui avait épousé sa sœur, — fils de Godwin, l'eal- dorman (seigneur) du Wessex, lui succéda sur le trône.
Ce fut alors que le duc Guillaume déclara que le rui Edouard lui avait légué son royaume par testament et qu'Harold lui-même s'était engagé à le reconnaître comme roi de la Grande-Bretagne.
Guillaume réunit à Lillebonne une armée principalement com- posée de ses vassaux normands, mais où avaient également pris place des chevaliers venus des points les plus divers de la France, de la France du Nord tout au moins, de la Bretagne, de l'Ile-de- France, de la Flandre, de la Picardie, du Maine et de l'Anjou, ce qui fit un ost de cinquante mille hommes.
Les Normands et leurs auxiliaires partirent de 1 embouchure de la Dive le 28 septembre 1066. Le 29, à 9 heures du matin, les voiles blanches abordaient à Pevensev. La rencontre décisive eut lieu à Senlac près d'Hastings, le 16 octobre 1066. Les Normands, qui avaient engagé le combat aux accents de la chanson de Roland, remportèrent une victoire complète, et qui fut due à l'écrasante supériorité de la cavalerie féodale, bardée de fer, sur les hommes de pied anglo-saxons armés de la hache et de l'arc, tels qu'on les voit sur la fameuse tapisserie de Bajeux. Harold et ses frères furent tués. Avec une remarquable rapidité de décision, Guillaume marcha directement sur Londres et se fit couronner par l'arche- vêque d'York, à Westminster, sous les jeux des bourgeois stu- péfaits.
Guillaume mit de l'ordre dans le pays conquis avec une égale promptitude, au point que, dès le mois de mars de l'année sui- vante, il pouvait retourner en Normandie. Il avait donné des terres à ses compagnons qu'il s'attacha selon le mode féodal. Lui et ses auxiliaires importèi-ent en Angleterre les us et coutumes de la féo- dalité française, la langue française, l'architecture, les goûts, les divertissements et la littérature de notre pays. Entre les membres d'une aristocratie française fut répartie la suzeraineté des terres anglo-saxonnes, où l'on vit s'élever en tous lieux des châteaux forts, résidences seigneuriales à la mode d'outre-Manche. L'An-
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gleterre va devenir pour plusieurs siècles un foyer de culture fran çaise, au même titre que l'Ile-de-France. Les plus anciens manuscrits de nos chansons de geste sont d'origine anglaise et se retrou- vent dans les bibliothèques de Londres et d'Oxford. Puis on verra la langue, les mœurs, l'architecture venues de Fi-ance se façonner, en Grande-Bretagne, par une adaptation intelligente au goût et au tempérament du peuple anglais, jusqu'à former une civilisa- tion, imprégnée d'influence française, mais qui, dans ses lignes principales, paraît foncièrement originale.
Et l'organisation de la noblesse de la Grande-Bretagne devint la réplique de l'organisation que s'était donnée la noblesse nor- mande, en imitation de la noblesse de l'Ile-de-France que nous venons de décrire, mais sans ces superpositions, ces étagements de (iefs dont 11 a été question. L'aristocratie anglaise sera, comme l'aristocratie normande, une noblesse rurale, directement en contact avec le peuple, et elle-même immédiatement sous la main du roi. Cette différence entre la constitution de la noblesse anglaise et celle de la noblesse tïançaise proprement dite, eut de nombreuses conséquences, elle fit notamment que, dès le premier jour, le nouveau roi d'Angleterre se trouva plus fort dans son pays que le roi de France ne le serait dans le sien, deux siècles plus tard.
En France, le roi se heurte à la hiérarchie et au groupement des fiefs, qui en arrivent à former de grands Etats dans son royaume. En Angleterre, le roi commande immédiatement à tous les fiefs : et nous devons répéter ce que nous venons de dire de la conquête normande ; en France, le travail d'organisation sociale s'est fait spontanément, issu des couches populaires : en Angleterre, il s'est fait administrativement par l'énergie d'un conquérant.
On imagine la suite. Le roi d'Angleterre était duc de Norman- die, et la similitude de langue, de goûts, d'usages, devait rendre plus redoutables encore les ingérences incessantes, que les monar- ques anglais, — pendant des siècles encore, beaucoup plus français qu'anglais — devaient être amenés à pousser jusqu'au cœur de notre pays. En Angleterre, les conquérants se trou- vaient en France, et en France ils se trouvaient chez eux.
On a reproché à Philippe P'" d'avoir laissé s'accomplir l'union de la Normandie et de l'Angleterre : on oublie que, en 1066, il était un enfant de quatorze ans, sous la tutelle de son oncle, le comte Baudoin de Filandre, et que celui-ci, par suite du mariage
86 LA FRANCE FEODALE
de sa fille Mathilde avec le Conquérant, un ménage des plus unis, devait avoir répugnance à contrecarrer son gendre.
Du moins, dès que Philippe P"' eut pris en main la direction de son gouvernement, après qu'il eut atteint sa majorité, il comprit le péril que l'union de la Normandie et de la Grande-Bretagne devait taire courir au royaume de France, et il soutint Robert Courte-Heuse, fils du Conquérant, dans sa lutte contre son père. Il avait du reste échoué dans ses efforts quand Guillaume mourut, en Normandie, le 9 septembre 1087.
Guillaume avait partagé ses domaines entre ses deux fils aînés, donnant à l'aîné, Robert Courte-Heuse, la Normandie, au second, Guillaume le Roux, le royaume d'Angleterre; un troisième, Henri, ne recevait rien et cependant ce fut lui qui devait rétablir entre ses mains l'union redoutable de la Normandie et de la Grande-Bretagne, Après avoir succédé, sur le trône d'Angleterre à son frère Guillaume le Roux, il vainquit Robert Courte-Heuse à la bataille de Tinchebray (28 septembre 1106) et le fit prison- nier. Ainsi Henri replaça sur sa tête la double couronne du Con- quérant, et il poursuivit son œuvre en détruisant les châteaux élevés en Normandie depuis la mort de son père.
Guillaume le Conquérant avait résolument résisté aux injonctions du St-Siège qui lui ordonnait de rompre, pour cause de parenté, son mariage avec Mathilde, fille de l^audoin de Flandre; Phi- lippe P' résista de même aux sommations des Souverains Pontifes qui lui enjoignaient de répudier Bertrade.
En 1092 écrit Ordéric Vital, « survint en France un scandale dont le royaume fut troublé. Bertrade de Montfort, comtesse d'Anjou, craignait que son mari Foulque le Réchin — - ce qui veut dire le rétif, le têtu — n'agît avec elle comme il avait fait avec deux autres femmes, et ne la rejetât à son tour. Confiante en sa noblesse et en sa beauté, elle envoya un homme atfidé à Philippe, roi des Français, pour lui découvrir la passion qu'elle avait dans le cœur. Le roi ne fut pas insensible à cette déclaration et, lorsque cette femme lascive eut abandonné son mari, il la reçut en France avec empressement. Il répudia sa propre femme, la noble et vertueuse reine, Berthe, fille de Florent, comte de Hollande, qui lui avait donné Louis et Constance, et épousa Bertrade queFouh|ue, comte d'Anjou, avait possédée pour femme près de quatre ans ». Cette aventure est-elle retracée exactement par notre chroniqueur ? Au dire d'autres auteurs la comtesse
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d'Anjou aurait, été enlevée par Philippe I" le 15 mai 1092. Quoi qu'il en soit, Philippe l'épudia Berthe sous des motifs futiles et plaça sur le trùne la femme du comte d'x\iijou.
Il s'était pris pour elle d'une passion qui ne devait plus faiblir. La reine Berthe fut reléguée à Montreuil-sur-Mer. A en croire Guillaume de Malmesbury, Philippe trouvait que Berthe était une beaucoup trop grosse femme pour lui et Tavait prise en dégoût d'autant qu'il était lui-même très gros, grand, lourd et massif, tel que nous avons vu son grand-père Robert le Pieux et que nous verrons son fils, Louis VL II était glouton et mangeait énormément et, sur la fin de sa vie, la graisse l'envahit au point de lui rendre ses mouvements difficiles.
Au premier moment Foulque le Réchin, abandonné par sa femme, jeta feu et flammes. Après quoi il se calma et, si nous en croyons Orderic Vital, par les soins de Bertrade elle-même :
« Entre ces deux rivaux puissants, éclata le fracas des menaces, mais la femme souple et habile les accorda et mit si bien la paix entre eux, qu'elle les réunit en un splendide festin préparé par ses soins ». En octobre 1106, Philippe et Bertrade viendront à Angers, où Foulque les recevra avec honneur.
Mais le Souverain Pontife, le grand Urbain II, s'était montré de moins facile composition que le mari. Appuyé sur son légat en France, Hugue de Die, et sur quelques évêques du pays, notam- ment sur Ive de Chartres, il avait sommé Philippe de rompre son union avec Bertrade, et, sur le refus du roi, il avait lancé contre lui l'excommunication (concile d'Autun, 16 octobre 1094 tenu par le légat Hugue de Die). La cérémonie de l'interdit fut renou- velée par Urbain lui-même au concile de Clermont (18 nov. 1095). Mais Philippe ne céda pas. Bertrade continua d'être traitée en reine et le nouveau pape, Pascal II, de fermer les yeux. Il est engagé dans les plus graves conflits avec l'Allemagne : chassé d'Ita- lie, il cherche un refuge en France. La réconciliation de Phi- lippe P'etdu St-Siège est scellée en 1106. Le roi obtient l'abso- lution du pape et nous verrons Bertrade siéger auprès de lui, sur le trône jusqu'à la mort du roi (juillet 1108) ; « après quoi dit Guillaume de Malmesbury, Bertrade, encore jeune et belle, prit le voile enj'abbaye de Fontevrault, toujours charmante aux hommes, agréable à Dieu et pareille aux anges ».
Mais l'épisode de ses amours avec Bertrade n'est qu'un détail de la lutte que Philippe soutint contre le St-Siège : premier acte
88 LA FRANCE FEODALE
du long conflit auquel, deux siècles plus tard, Philippe le Bel imposerait un si vigoureux dénouement.
Les investitures.
Dès le concile de Verzj, tenu sous Hugue Capet (991), les évèques de France avaient témoigné d'une certaine indépendance vis-à-vis du St-Siège et depuis lors les Souverains Pontifes n'avaient cessé de multiplier leurs efforts pour reconquérir une autorité complète sur le clergé français ; politique semblable à celle qu'ils pratiquaient vis-à-vis du clergé allemand : d'où naîtra la grande querelle des investitures entre le pouvoir pontifical d'une part, le pouvoir royal et le pouvoir impérial de l'autre. En France, les papes disposaient, comme nous l'avons dit, de deux puissants moyens d'action : les légats et les ordres religieux ; tandis que l'épiscopat inclinait vers le pouvoir royal. Les évèques de France considéraient le roi comme leur chef, du moins à l'intérieur du royaume. Les légats permanents des Souverains Pontifes, surtout quand c'étaient des hommes de grande valeur comme Hugue de Die, archevêque de Lyon, tendaient à dépouiller le roi de son autorité sur le clergé (Lyon ne faisait pas à cette époque partie du royaume de France). Philippe l" prétendait que ce n'était qu'avec sa permission et en vertu d'une délégation royale que le Souverain Pontife pouvait juger une affaire, fût-elle de caractère ecclésiastique, du moment où les intérêts de son royaume y étaient engagés ; tandis que les papes réclamaient en tous lieux, sur les affaires religieuses, un pouvoir indépendant.
Quant aux évèques, s'ils pouvaient être élus par le clergé et le peuple, ou par le clergé seulement, puis introduits et consacrés par le pape, ils ne pouvaient entrer en fonctions, disait Philippe P'", qu'après avoir reçu l'investiture royale : et ceci semblait d'autant plus juste que les évèques formaient l'un des rouages de la féoda- lité et exerçaient des pouvoirs temporels, des pouvoirs politiques, voire militaires, et des plus importants. Il est vrai que la théorie des rois de France, aussi bien que celle des empereurs allemands, présentait un grave inconvénient : la simonie. Les souverains, attentifs aux intérêts matériels dont ils avaient la garde, devaient se montrer trop facilement enclins à donner leur investiture moyennant finance et au plus offrant. Ive de Chartres raconte au légat Hugue de Die l'aventure de l'abbé de Bourgueil, qui se pré-
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sente à Philippe P' les mains pleines d'or pour recevoir rie lui l'évèché d'Orléans que Hertrade lui a promis :
« Patientez, lui dit le roi, jusqu'à ce que j'aie suffisamment tiré profit de votre rival (qui avait déjà versé une forte somme) ; ensuite vous le ferez déposer comme simoniaque et je vous donnerai satisfaction à votre tour. »
En 1075, Grégoire Vil avait fait paraître le fameux décret qui «iterdisait aux évèques de recevoir l'investiture laïque. On sait quel en fut le retentissement, et plus encore en Allemagne qu'en France. Les princes du St-Empire disaient :
« L'assentiment de l'empereur doit précéder l'élection qui ensuite aura lieu canoniquement et sans simonie, après quoi le nouvel élu ira trouver l'empereur pour recevoir de lui l'investi- ture par l'anneau et par la crosse. »
Le conflit est exposé avec beaucoup de vie par l'abbé Suger quand il décrit l'entrevue du pape Pascal II avec les envoyés de l'empereur allemand Henri V, à Ghâlons-sur-Marne, en mai 1 107. Ces envoyés étaient l'archevêque de Trêves, l'évêque de Halber- stadt, l'évêque de Munster et un certain nombre de burgraves bardés de fer, en tête desquels venait le duc de Bavière, Guelfe II, un homme énorme, d'un aspect redoutable, et grand clabaudeur. Ces envoyés se présentèrent avec faste, montés sur de gros che- vaux caparaçonnés. Ils avaient un aspect dur et hautain, et sem- blaient venus pour semer la terreur plutôt que des arguments. Seul parmi eux, l'archevêque de Trêves se montrait élégant et agréable, disert et sage, et parlant facilement le français. Avec esprit, il exposa au pape les prétentions de l'empereur. Voici, selon lui, comment il convenait de procéder dans les élections épis- copales ou abbatiales : l'élection faite par des clercs devait être portée à la connaissance de l'empereur avant d'être publiée, afin de s'assurer si le candidat lui convenait ; après quoi on proclame- rait l'élection en assemblée générale, comme faite à la demande du peuple, par les soins du clergé et avec l'assentiment de l'em- pereur. Enfin celui qui aurait été élu librement et sans simonie, se présenterait devant l'empereur pour lui jurer fidélité et recevoir de lui l'investiture par la crosse et par l'anneau, « Et cela est juste, disaient les Allemands, Nul en effet ne saurait être admis, sans investiture impériale, à jouir dans l'Empire de cités, de châteaux, de terres ou de péages ». Mais le pape répondit, par la bouche de l'évêque de Plaisance, que l'Elglise, libérée par \f> sang de
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Jésus-Christ, ne pouvait redevenir esclave, et qu'il n'appartenait qu'à l'autel de donner l'investiture par la crosse et par l'anneau, non au pouvoir laïc dont le glaive avait rempli les mains de sang.
A ces mots les représentants de Henri V frémirent ; ils s'empor- tèrent « teutoniquement », dit Suger, et firent grand vacarme : « Ce n'est pas ici le lieu de terminer cette querelle, criaient- ils, mais à Rome où elle se résoudra au tranchant de nos épées. »
Et les rois de France prétendaient de même qu'il leur appar- tenait de donner l'investiture par la crosse, avant toute consécra- tion.
Le xi^ siècle vit en France un prodigieux accroissement des ordres monastiques. Entre tous, l'ordre de Cluny connut une prospérité inouïe. Nous avons dit la valeur des hommes qui le dirigèrent.
Cluny brilla par le nombre de ses moines, par celui des éta- blissements qui furent fondés sous son patronage ; Cluny brilla par la richesse des abbayes, par l'excellence de la culture litté- raire et artistique, parle développement des établissements agri- coles et par leur perfection, et constitua ainsi en France, dans le courant du xi" siècle, une puissance véritable, source féconde de vie, de progrès et de prospérité. C'est vers le dernier quart du XI* siècle, à l'année 1088 environ, que l'on fait monter la recons- truction de l'abbaye même de Cluny, toute une ville en pierre, dominée de tours et de clochers, du plus beau style roman, l'un des plus grandioses monuments qui aient existé.
Des ordres nouveaux sont fondés : l'ordre de Cîteaux, l'ordre de (irandmont, l'ordre de Fontevrault.
Les papes Urbain II, Pascal II, proclamèrent que Cluny relè- verait directement du St-Siège; c'était soustraire ces couvents nombreux, riches et peuplés à l'autorité des évêques diocésains, partant, à l'autorité royale. Cette manière de faire relever les élablissements religieux de la Cour de Rome se nommait « l'exemp- tion» ; ils étaient exemptés de l'autorité épiscopale. Philippe P' essaya de combattre l'exemption par l'immunité : faveur que les rois pouvaient accorder à telle ou telle abbaye, afin de la maintenir sous leur influence, en l'exemptant de certains droits régaliens, -en particulier des droits de justice et de gîte en ses domaines, du service de l'ost, de certains cens ou redevances; mais les rois
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n'allèieut jamais, on très rarenitMit, jusqu'à riiunumifé totale, afin (Je conserver des droits sur l'administration de l'abbaye tout en s' attachant les moines par des faveurs.
Et l'on voit d'un coup d'œil le double courant où se partagea l'Eglise de France : le St-Siège s'efforce de l'attirer entière- ment à lui, par les soins des légats permanents établis en France, où ils réunissent des conciles et paraissent incessamment armés des foudres de l'excommunication ; par sa théorie des investitures, qui priverait le roi de toute influence sur l'élection ; enfin par le développement des ordres religieux qui, moyennant l'exemption, relèveraient directement de la Cour romaine, sans passer môme par l'épiscopat ; d'autre part, le pouvoir royal, qui est lui-même une autorité de caractère ecclésiastique, s'elîorce de garder son épiscopat sous son influence, et avec d'autant plus de soin que ces prélats ne sont pas seulement des dignitaires ecclésiastiques, mais des seigneurs féodaux, disposant d'un pouvoir séculier et matériel très réel, de même qu'il s'efforce de maintenir son autorité admi- nistrative et judiciaire sur les abbayes. Affaires politiques qui se doublaient de questions pécuniaires : le Souverain Pontife ne donnait pas ces exemptions sans redevances profitables à la Cour romaine.
Et l'on comprend maintenant quels vont être les sentiments de l'épiscopat français. Car, en fin de compte, cette politique de la Cour romaine en France, cette action des légats pontificaux, cette exaltation des ordres monastiques par « l'exemption », se trouvaient dirigées contre l'épiscopat, du moins c'est l'épiscopat qui finalement payait les frais du conflit, puisque la politique suivie par le St-Siège tendait à soustraire une partie du clergé, la plus riche, la plus influente, à son autorité.
En face des évêques la politique romaine tend à dresser, dans la personne des abbés des grands monastères, des rivaux plus indépendants. Dès son élévation au Pontificat, Urbain II concéda à l'abbé Hugue de Cluny l'usage de la mitre, de la dalmatique, des gants et des sandales. Les évêques de France ne cessèrent, dans leur ensemble, de se montrer hostiles aux légats pontifi- caux, lesquels étaient d'ailleurs généralement hostiles aux évêques. Ainsi nous comprenons pourquoi dans la lutte d'influence qui se poursuivit presque sans trêve, depuis Hugue Capet jusqu'à F'ran- çois P', entre le Souverain Pontife et le roi de France, les évêques aient généralement incliné vers le roi.
92 LA FRANCE FEODALE
Cependant, sur la tin du règne de Philippe I", il y eut entre les deux pouvoirs rivaux un compromis en ce qui concerne la que- relle des investitures. Il fut publié au concile de Troyes mai 1107). On admit la doctrine d'Ive de Chartres, qui n'avait cessé de plaider la conciliation. Assurément, déclare le concile, il est interdit à un prélat de recevoir l'investiture des mains d'un laïc ; mais d'autre part une élection ecclésiastique ne peut se passer de l'approbation royale. Le Souverain Pontife, à qui l'aide du roi était nécessaii'e dans sa lutte contre l'Empire, avait cédé sur le fond ; et Philippe F, à qui l'amour de Bertrade de Montfort ne semblait pas moins nécessaire, avait cédé sur la forme.
La politique de Philippe P' vis-à-vis de la Cour pontificale ne manqua donc ni de fermeté ni d'habileté ; et le roi, poui- lequel 1 histoire se montre généralement si sévère, paraît avoir témoigné, d'une volonté agissante et d'un clair sentiment de son devoir.
Il comprit l'importance qu'il y avait pour lui à affermir son autorité sur le domaine royal, dans ce que nous nommons l'Ile- de-France, et, énergiquement secondé, sur la fin de son j-ègne, par son fils Louis Thibaud — dit bientôt Louis le Gros — il ne cessa de lutter contre les châtelains rebelles qui encombraient son territoire de leurs donjons entêtés II prend Corbie, l'annexe au domaine de la Couronne; en 1107 il accorde des privilèges aux marchands qui en fréquentent les foires, lesquelles deviennent florissantes. A la mort du comte de Vermandois, il s'emparv^ d'une partie de son fief; puis c'est le Vexin qu'il envahit, après (jue le comte Simon de Valois se fut retiré dans un monastère ; Château-Landon et le Gâtinais sont saisis à leur tour, enfin la ville de Bourges et le territoire adjacent. Et ces conquêtes, immé- diatement attenantes à son domaine, sont tout aussitôt organisées et mises en état de défense par la construction de châteaux forts.
Que si nous considérons l'administration intérieure du palais, nous observons sous Philippe I" une importante transformation. De cette masse d'hommes, flottante et variable, qui composait la Cour — et qui comprenait généralement les optimales, les fidèles de passage ou de séjour auprès du monarque — l'administration de la justice passe entre les mains d'officiers fixés auprès du roi à demeure et qui composent à proprement parler « le palais ». Et ces membres du Palais, en se spécialisant dans leurs fonctions, en arriveront à former, ceux-ci le Conseil du roi, ceux-là le Par- lement, d'autres la Chambre des Comptes.
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Dans l'administration locale apparaissent les prévôts. Leurs fonctions consistent à rendre la justice en l'absence du roi; ils sont en outre chargés de percevoir les différentes redevances doma- niales. On en trouve à Paris, à Sens, à Etampes, à Poissy, à Mantes, à Senlis et à Bourges; peut-être aussi à Pilliiviers et à Compiègne. Sous les ordres des prévôts sont placés des voyers, ricfirii, qui leur servent de secrétaires et les secondent dans leurs fonctions judiciaires.
On a cru observer un affaiblissement dans l'activité de Phi- lippe I" à dater de son union avec Bertrade de Montfort. Déjà son premier époux avait trouvé en Bertrade une femme très absorbante. « Elle l'avait amolli, dit Suger : assis sur l'escabeau où elle posait ses pieds menus, il y restait fasciné par ses charmes ». Nouvelle Circé elle paraît avoir « amolli » Philippe P' de la même façon. Tout à l'amour, et perdu dans les yeux de sa femme, il ne s'intéressait plus aux affaires publiques; c'est du moins ce qu'affirme l'abbé de St-Denis. Vers 1099, il avait associé au trône son fils Louis (Louis le Gros) qui se mit aussitôt à la tâche avec une juvénile ardeur.
Philippe I" fit une fin très édifiante, au château de Melun sans doute, le 29 ou le 30 juillet 1180.
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FoscK-BuENTANo. — Le Moyeu Age.
CHAPITRE V
LES CROISADES ^
Pèlerinages en terre sainte au xi» siècle. Invasions sarrazines en Espagne. La noblesse militaire en France. La disette de 109.5. Urbain II au concile de Cler- mont. Pierre l'Ermite. La croisade des pauvres gens. La croisade des cheva- liers. Son chef, l'évèque du Puy. Âdlu^nar de Monteil. Prise de Nicée (19 juin 1097). Victoire de Dorylùe (1" juillet) Siège d'Antioche (20 oct. 1097-3 juin lO'JS). L'invention de la sainte lance. Prise de Jérusalem (15 juillet 1099). Godefroi de Bouillon. Conquête de la Terre Sainte et son organisation parles croisés. Con- séquences des croisades en Occident.
Sous le règne de Philippe P"", se produisit le grand mouvement des croisades. Le roi de France était excommunié, ainsi que ses voisins Guillaimie le Conquérant, roi d'Angleterre, et l'empereur allemand Henri IV; aucun des trois princes ne put donc y prendre part.
Depuis le x^ siècle, des pèlerins partis d'Occident visitaient, en Asie Mineure, les lieux saints, berceau du christianisme. Et ces voyages furent multipliés par la conversion du roi de Hongrie, saint Etienne (979-1038), qui ouvrit vers l'Orient la voie du Danube. En 1035, Robert le Diable, duc de Normandie, partit pour la Palestine avec une multitude de ses sujets. Le « voyage » de 1065 compta des milliei-s de pèlerins. , A Jérusalem vivait une population chrétienne assez nombreuse, dans un quartier entouré de murs. On y voyait les monastères d'hommes et de femmes fondés par saint Etienne. Plusieurs témoi- gnages attestent le bon état des églises et des hôpitaux alors pos- sédés dans la ville par les Chrétiens. Mais, sur le dernier quart I du xi" siècle, la domination des lieux saints changea de mains. Les ' califes fatimites du Caire, bienveillants et humains, furent chassés par les califes de Bagdad, lesSeldjoukides. En 1070, Jérusalem était pris par Ansiz-ibn Abik. En 1084, Antioche, redevenu chrétien depuis Nicéphore Phocas, tombait à son tour au pouvoir des Turcs.
LES CROISADES 'J5
Un nouveau réi;ime, intolérant et dur, allait peser sur ces contrées : et les récits émus des pèlerins s'en feraient les échos à leur retour. Nombre d'habitants de Jérusalem et d'Antioche, exilés de leurs demeures, refluent en Occident. Leurs paroles douloureuses sont recueillies, répandues par les moines nomades.
Ajoutez une nouvelle invasion en Espagne de Musulmans afri- cains, les Almoravides. Le 25 octobre 1087, l'armée chrétienne est battue à Zolaca. Nous avons dit l'importance que les guerres répétées contre les Sarrazins d'Espagne avaient prise dans les préoccupations de la chevalerie française, le nombre d'expéditions que les seigneurs des bords de la Seine, de la Loire, de la Saône, avaient dirigées contre eux. Le moment était venu d'une expédition plus grandiose contre les Sarrazins d'Orient.
Assurément la foi, la foi qui dressait les cathédrales, joua un grand rôle dans la croisade; mais on y trouve d'autres causes que les contemporains peut-être n'avouaient pas.
L'éducation de la noblesse, au xi* siècle, était toute militaire. Les chevaliers ardents, robustes, avides de mouvement, n'étaient bons qu'à la guerre. Nous avons vu l'utilité de cette éducation en son temps; mais voici que l'œuvre du baron féodal est accomplie; le fief est organisé. Le seigneur en est réduit à tourner son activité guerrière contre les fiefs voisins.
De bienfaisante qu'elle était, cette activité devient néfaste ; mais les seigneurs féodaux, comment les employer?
Ne s'accordent pas bien ensemble Repos et les [louange].
[Cligès].
Devant eux va s'ouvrir l'immense champ des croisades.
Des circonstances accidentelles jouèrent un rôle important : la disette de 1095. Un chroniqueur contemporain, Ekkehard, dit expressément que ce fut la misère j)roduite par la famine, et en Gaule plus particulièrement, qui poussa tant d'hommes à quitter leurs foyers. Sigebert écrit à l'année 1095 :
« La famine, qui sévissait depuis longtemps, devint très grave. Les pauvres pillaient les biens des riches ». Dans les campagnes les paysans se nourrissaient de racines.
L'ardeur conquérante des Turcs Seldjoukides menaçait directe- ment l'empereur chrétien de Gonstantinople, Alexis. Il se déter- mina à envoyer vers le Souverain Pontife des ambassadeurs qui
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rejoignirent Urbain II au synode de Plaisance (mars 1095). Ils lui firent une vive peinture des maux dont était menacé l'empire chrétien d'Orient. Du synode de Plaisance, Urbain II publia un premier appel ; peu après il venait en France où il était reçu avec transport : « Nul homme vivant, écrit Guibert de Nogent, ne se souvenait que le chef suprême du siège apostolique fût jamais venu visiter ces contrées. »
Urbain II était un orateur puissant, il était grand, de noble pres- tance; il déployait une inlassable activité.
Il parut au concile de Clermont. Ce serait une erreur de croire que ce concile eût été convoqué spécialement au sujet de la croisade On y devait traiter de l'excommunication de Philippe I"; on y devait traiter de l'Église de France L'ordre du jour — s'il est permis de parler ainsi — ne portait les projets de croisade qu'en troisième ligne; mais à peine en fut-il question que se produisit une immense explosion d'enthousiasme. Nombre de chrétiens, chassés d'Antioche et de Jérusalem, étaient mêlés aux assistants. Urbain II n'avait pas terminé sa harangue que les cris de « Dieu le veut » éclataient de toute part.
Foucher de Chartres vit les chevaliers se faire coudre sur l'épaule, en étoffe de soie ou d'or, ou bien de laine brune ou rouge,, les croix qui indiquaient le voeu de partir pour la Guerre sainte.
u Dès qu'on eut terminé le concile de Clermont, écrit Guibert (le Noi^ent, il s'éleva une grande rumeur dans toutes les pro- vinces de France et aussitôt que la renommée portait à quelqu'un la nouvelle des ordres publiés par le pontife, il allait solliciter ses parents et ses voisins de s'engager dans la voie de Dieu. »
Et l'on vit surgir Pierre l'Ermite : un ermite de profession, un « ermite ordonné ». Il était né dans l'Amiénois. Il avait naguère entrepris le pèlerinage des lieux saints, mais était rentré dans sa patrie, sans avoir pu l'achever. A Clermont, les paroles d'Urbain II l'exaltèrent et il se consacra à la croisade. « Nous le vîmes, écrit Guibert de Nogent, parcourir les villes et les bourgs, prêchant partout; le peuple l'entourait en foule, l'accablait de présents et célébrait sa sainteté. »
Il distribuait généreusement tout cequi lui étaitdonné. Il rétablis- sait la bonne intelligence entre ceux qui étaient brouillés, rame- naità leurs maris les femmes fugitives, non sans y joindre d'agréa- bles présents. Il semblait qu'il y eût en lui quelque chose de divin et la foule allait jusqu'à arracher les poils de son mulet ou
LES CUOISAUES tt7
de son âne, en manière de reliques. Il portait une tunique de laine et, par-dessus, un manteau de bure qui lui descendait jus- qu'aux talons; il allait bras et pieds nus. Il était petit et maigre, ses cheveux étaient noirs, ses yeux brillants, son teint olive, et il poi'tait une longue barbe grise :
Celui qui ot la barbe dusqu'au neu del baudré...
[la barbe lui descendait jusqu'au nœud de la ceinture].
[Chaiison d'Antioclie.)
Les chroniqueurs entrent à son sujet dans les moindres détails. Par eux nous savons que Pierre l'Ermite n'aimait ni le pain ni la viande et se nourrissait de vin et de poisson. Apre, décidé, rempli d'énergie, il joignait à une activité dévorante une imagination ardente et un enthousiasme communicatif. Les gens vendaient leurs biens, leurs champs, la maison familiale, pour subvenir aux frais de l'expédition. Les pauvres se mettaient en modeste équi- page. Guibert de Nogent a vu les paysans ferrer leurs bœufs, les atteler à leurs longues charrettes, où ils entassaient femme et enfants et leur petit avoir.
« Et ces petits enfants, dit Guibert, aussitôt qu'ils aperce- vaient un château ou une ville demandaient avec empressement si c'était Jérusalem ». L'enthousiasme devint tel que l'on n'eut plus besoin de prêcher la guerre sainte dans les églises : un chacun la prêchait d'abondance de cœur, dans sa maison à ses amis, aux voisins arrêtés au pas de son huis, sui- la trappe de sa cave et, dans la rue même, à tout venant. « J'ai entendu dire, écrit encore Guibert de Nogent, qu'il était arrivé dans l'un de nos ports de mer, des hommes qui parlaient un langage inconnu : ils mettaient les doigts l'un sur l'autre en forme de croix, montrant par là qu'ils voulaient s'enrôler pour la cause de la foi. »
Pierre l'Ermite et ses bandes innombrables se mirent en roule sur la fin du mois de mars 1096. Ce fut la vraie croisade, la croi- sade des pauvres gens. Cependant à ces hordes désordonnées, auxquelles les contemporains déjà ont appliqué la parole de Salo- mon, « les sauterelles n'ont point de roi et toutefois elles marchent par bandes », allait succéder une autre armée organisée avec soin, l'armée des barons féodaux qui préparaient avec réflexion et méthode la lointaine expédition.
Et déjà on voyait se réaliser les paroles d'Urbain II :
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« Et ils deviendront des soldats, ceux qui, jusqu'à ce jour, furent des brigands ; ils combattront légitimement contre les bar- bares ceux qui se battaient contre leurs frères et leurs cousins ; et ils mériteront la récompense éternelle ceux qui se louaient comme mercenaires pour un peu d'argent. »
Dans le royaume, selon l'expression de Foucher de Chartres, « Urbain II avait renouvelé la paix. »
Les luttes de château à château, de château à ville, de vassal à suzerain, de famille à famille, s'apaisaient. « Avant que les peuples se fussent mis en mouvement pour cette grande expédi- tion, écrit Guibert, le royaume de F'rance était livré de toutes parts aux troubles et aux plus cruelles hostilités... Bientôt les esprits se trouvèrent complètement changés... Comme le souffle d'un vent impétueux peut être calmé par une pluie douce, de même ces querelles et ces combats entre concitoyens furent apaisés. »
Il convient de placer ici la précieuse remarque de Joinville quand il désapprouvera la croisade de Tunis, entreprise à tort, dira-t-il, « parce que, à cette époque, le royaume était en paix. »
Premier effet de la croisade. Et une seconde conséquence en fut de faire cesser- la disette : de fait, les barrières entre les seigneuries et les provinces se trouvèrent détruites, au moins pour un moment. Comme chacun désirait se procurer l'argent nécessaire pour l'ex- pédition lointaine, on vendait ce qu'on avait amassé, provisions de blé, vin et bestiaux. Les greniers des spéculateurs s'ouvrirent lar- gement: les boisseaux de froment, d'orge, de mais et d'avoine se répandirent sur le marché. « La disette des grains, dit un con- temporain, se tournait en abondance et je vis sept brebis vendues pour cinq deniers (quatre francs environ de valeur actuelle). »
A la tête d'une bande nombreuse, Pierre l'Ermite arriva à Cologne le samedi de Pâques, 12 avril 1096. D'autres bandes étaient commandées par un chevalier de noble extraction, mais de mince fortune, Gautier sans Avoir ; elles quittèrent Cologne avant celles de l'Ermite et entrèrent en Hongrie.
Une erreur répandue, attribue aux armées de Pierre l'Ermite et de Gautier sans Avoir des massacres de Juifs. Elles se condui- sirent au contraire, pendant leur passage en Allemagne, avec une mesure et une sagesse que l'on doit admirer chez des bandes de ce temps et composées de pareille façon. Les égorgements de Juifs ne commencèrent à Cologne que le 29 mai 1096, date à
LES CROISADES 99
laquelle Pierre et ses gens étaient partis. Ces massacres furent commandés par un seigneur allemand, le comte Emich de Leinin- gen; ils furent exécutés par les gens d'armes, des Allemands, qu'il avait réunis.
Gautier et ses hommes arrivèrent heureusement à Belgrade : mais là. comme on leur refusait des vivres, ils se mirent à piller. Après des combats malheureux contre les Bulgares, ils arrivèrent enfin devant Constantinople, où ils campèrent aux portes de la ville (juillet i096j, et attendirent l'arrivée de Pierre et de son ai-mée.
Pierre l'Ermite, en effet, traversait, à la tète d'une foule désor- donnée, la Bavière, la Hongrie. Le chroniqueur Ekkehard peint Tétonnement provoqué par ces troupes en nombre infini, qui à cheval, qui à pied, d'autres dans des chariots à deux roues.
Il est certain que Pierre l'Ermite fit preuve de qualités remar- quables: autorité, intelligence, activité. C'était vraiment un chef populaire; mais la tâche qu'il avait entreprise était au-dessus des forces humaines. A mesure que les difficultés se multiplièrent, que le ravitaillement en nourriture et en fourrage devint plus diffi- cile, que, avec la longueur de la marche, l'enthousiasme des pre- miers jours faiblit, que des instincts de désordre et de pillage se firent jour, son autorité devint insuffisante sur la cohue tumultueuse qu'il traînait à sa suite. « Il ne pouvait plus réfréner cette multi- tude de peuples divers, qui ne voulaient plus écouter ses paroles ni obéir à ses ordres. » Son ascendant fut cependant assez grand encore pour lui permettre de remporter, à la tête de ses bandes, la victoire de Semlin fZimony). Une armée hongroise, qui s'était avancée contre les croisés, fut mise en déroute. Elle perdit plus de quatre mille hommes, tandis que Pierre ne laissa que cent des siens sur le champ de bataille. Semlin fut mis au pillage, après quoi l'Ermite fit passer la Save à ses bandes sur un pont de bateaux.
En ces circonstances, et en d'autres qui vont suivre, on trouve en Pierre l'Ermite, non seulement un organisateur, mais un homme de guerre. Il est vrai qu'un homme de guerre ne peut réussir qu'à la tête de troupes disciplinées.
Les bandes des croisés subirent un premieréchec à Nissa (Nich) contre les Bulgares. Pierre y perdit la voiture qui contenait son trésor de guerre. Dix mille croisés furent égorgés. Le reste se débanda et s'enfuit dans les forêts. Pierre et les quelques hommes d'armes qui lui obéissaient encore, se réfugièrent au versant d'une
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montagne, où ils firent sonner le ralliement. Il pleurait sur le sort de tant des siens, qui venaient de périr avant d'avoir atteint laTerre Sainte. Enfin trente mille hommes se retrouvèrent autour de lui et reprirent leur marche en avant (juillet 1096),
A Sternitz (Sofia) Pierre reçut de l'empereur Alexis, un message qui lui signalait les plaintes auxquelles l'insubordination des croisés donnait lieu. L'empereur leur interdisait de s'arrêter dans aucune ville plus de trois jours avant d'arriver devant Constanti- nople; mais il avait envoyé des ordres, ajoutait-il, afin qu'en tous lieux des vivres leur fussent fournis.
A cette nouvelle, Pierre l'Ermite pleura de joie. Les croisés atteignirent Philippopoli où, devant les habitants de la ville assem- blés, Pierre fit un récit émouvant de son entreprise, des malheurs éprouvés, des difficultés vaincues. Les habitants, profondément émus, donnèrent des vivres, des chevaux, de l'argent. Les croisés arrivèrent sous les murs de Constantinople le 30 juillet 1096, trois mois et dix jours après leur départ de Cologne. Il faut tenir compte des conditions où cette expédition s'était accomplie, de la composition de l'armée de Pierre l'Ermite. Telle qu'elle s'est faite, cette marche des croisés jusqu'aux rives du Bosphore est une des entreprises grandioses dont l'histoire ait conservé le souvenir. Nos pèlerins furent contraints à camper hors les murs de la capitale grecque, en des plaines où ils trouvèrent Gautier sans Avoir et ses compagnons.
A vrai dire, l'empereur Alexis éprouva plus de peur que de plaisir à l'aspect de ces premiers auxiliaires. En quel débrail- lement et quelle farouche misère se trouvaient ces paysans armés, suivis de femmes et enfants, après leur longue et rude odyssée ! D'autant plus que nombre d'entre eux, nonobstant les défenses, pénétraient dans la grande ville, où ils entraient sans façon dans les demeures somptueuses, volaient et pillaient; embras- saient les dames, un peu rudement parfois, houspillaient les lilles de chambre : à quelques résidences ils mirent le feu. Ils arrachaient le plomb aux toitures des églises et le vendaient aux Grecs.
L'empereur eut hâte de faire passer en Asie Mineure ces alliés inquiétants. Dès le o août, on commença à transporter les premiers détachements sur les côtes de Bithynie.
Longeant la rive asiatique du Bosphore, Pierre marcha avec son armée sur Nicomédie (I>tfîd^)^^IJ arriva à Civitof (jniinurd'hui
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Hersek) sui- le golfe de Nicomédie. Ici, par indiscipline, une partie des contingents allemands se séparèrent de lui. D'autres, des Français, au nombre de 7 000 à 10 000 hommes, malgré les exhortations de Pierre, poussèrent une pointe jusqu'aux environs de Nicée. Ils ravagèrent la contrée et se livrèrent aux plus épou- vantables excès. En ces rudes temps du moyen âge, pensez à des hommes appartenant à la classe populaire et exaspérés par les privations. Séparés de leur chef, ils ne connaissaient plus de frein. Ils s'emparaient des enfants ; pour les faire cuire, ils les coupaient en morceaux, ou bien, ils les faisaient rôtir embrochés à des pieux. Aux adultes, ils faisaient subir des tortures affreuses. Ils rejetèrent dans la ville les habitants de Nicée sortis à leur rencontre, et, avec un riche butin, un nombreux bétail, ils firent au camp une rentrée triomphale
Le succès de cette entreprise excita la jalousie de ce qui res- tait de contingents allemands et des Lombards, qui se sépa- rèrent de Pierre, malgré ses objurgations (20 septembre 1096). Leur aventure tourna moins bien : surpris par un lieutenant de Soliman, aux environs du château de Xerigordos, ils parvinrent à s'y réfugier; mais, assiégés, torturés par la faim et la soif, ils capitulèrent, furent massacrés ou emmenés prisonniers (7 oc- tobre 1096).
Le reste des troupes de Pierre l'Ermite tomba dans une embus- cade à Civitot. L'armée turque était fraîche, nombreuse, admi- rablement armée, admirablement commandée. Par d'habiles manœuvres elle attira les croisés en des gorges étroites où, très commodément, elle les égorgea (21 octobre 1096).
Des vaisseaux, envoyés par l'empereur de Constantinople Alexis, recueillirent les débris de l'expédition populaire ; mais la grande majorité de ces pauvres gens avaient péri. Ceux qui survécurent, et parmi eux Pierre l'Ermite, furent ramenés sous les murs de Constantinople, où les uns attendirent l'arrivée de l'armée des chevaliers, tandis que les autres regagnèrent triste- ment le pays de France.
L'armée des chevaliers, qui arrivera au printemps de l'année 1097 sur les lieux du désastre, aux environs de Nicomédie et de Civitot, sera prise d'horreur à la vue des ossements desséchés : « Oh ! que de tètes coupées et d'ossements, les bords de la mer en étaient couverts !»
La fille de l'empereur Alexis, la prmcesse Anne, rapporte
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qu'on fit plus tard de ces ossements une \Taie montagne. Et dans la suite ils serviraient de matériaux pour la construction d'un châ- teau fort par les Français. Mêlés à de la chaux, ces ossements formaient des murs secs et résistants.
Le lamentable échec de la croisade populaire, malgré les élé- ments de succès qu'elle contenait, malgré la valeur des chefs, de Pierre l'Ermite et de Gautier sans Avoir, malgré la vaillance et la foi des soldats, montre que les peuples n'accomplissent de grands actes et ne créent de grandes œuvres qu'en agissant dans une coordination sociale parfaite : dans une coordination sociale semblable à celle qui devait faire le succès de la croi- sade des chevaliers.
Divisée en cinq corps principaux, celle-ci ne se mit en route que bien après le départ de Pierre l'Ermite et de ses compagnons. Le premier de ces corps d'armée, composé de Lorrains, de Français du Nord et de Rhénans, comptait dans ses rangs Gode- froi de Bouillon, duc de Basse-Lorraine et ses frères Eustache et Baudoin de Boulogne. Par l'Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie et la Thrace, il arriva en vue de Constautinople, le 23 dé- cembre 1096. La deuxième armée, foimée de contingents fla- mands et frisons, sous la direction du comte Robert de Flandre, parvint sous les murs de Constantinople en avril 1097. Ils avaient pris par l'Italie, par la Campanie et l'Apulie, et atteignirent le port de Bari sur l'Adriatique. Parmi eux le chroniqueur Foucher de Chartres. « Un grand nombre de pauvres gens, écrit-il, et ceux qui manquaient d'énergie, effrayés à la pensée des misères qui les attendaient, vendirent alors leurs arcs, reprirent le bâton du pèlerin et regagnèrent leur pays. » Mais la majeure partie s'embarqua pour TOrient. La troisième armée, à la tête de laquelle brillait Raimond de St-Gilles, comte de Toulouse et marquis de Provence, arriva sous les murs de Constantinople vers la même époque que les soldats de Robert de Flandre, c'est-à-dire en avril 1097. Elle avait pris par la Lombardie, la Dalmatie et l'Epire. La quatrième armée de chevaliers comprenait les Italiens et les Normands établis en Pouille, en Calabre et en Sicile, avec Boémond, prince de Tarente, le fils aîné du fameux Robert Guis- card, et le neveu de Guiscard, Tancrède. Ils s'embarquèrent sur l'Adriatique à Brindes, d'où ils passèrent à Durazzo. Par l'Epire et la Thrace, ils atteignirent Constantinople au mois d'avril éga- lement. Enfin, en mai 1097, les Français du Centre et de l'Ouest,
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8011S les ordres de Robert Courte-Heuse, duc de Normandie, et d'Etienne de Blois, passèrent le Bosphore à leur tour.
Nous avons donné les noms des plus illustres seigneurs qui se trouvaient dans ces cinq corps d'armée ; mais ce serait une erreur de croire qu'aucun deux exerçât un commandement militaire, une autorité pareille à celle d'un général en chef, pour prendre une expression moderne. Chaque baron féodal allait, indépendant du baron voisin, entouré des contingents que lui assuraient les hommes de son fief, ses vassaux, entouré de son « barnage », de sa mesnie :
De France, d'Engleterre, de toute Normendie.
Et prince et duc et conte, chascuns o [avec] sa mesnie.
{Chanson d'Antioche, chant I*^', v. 796.)
Chacun de ces contingents agissait isolément, sous la direction de son chef féodal, de qui il suivait l'enseigne. Ainsi l'on arriva à Constantinople par petites troupes, dont chacune reproduisait l'image du fief qu'elle avait quitté. Le baron qui la commandait n'était à son tour uni à un autre seigneur plus important que par les liens féodaux qui pouvaient exister entre eux. Dans les plaines de la Syrie, en Palestine, l'armée des croisés représentera un morceau de la France féodale transporté en Orient, avec ses cadres, sa constitution, sa hiérarchie. De là viendra sa faiblesse pour les mouvements d'ensemble, mais aussi sa force de résistance et son indestructible cohésion.
Entourés d'une considération particulière étaient, parmi leurs compagnons d'armes, les vieux chevaliers qui avaient déjà guer- royé les Sarrazins en Espagne, par delà les monts, les héros authentiques des chansons de geste :
Plus ont blances les barbes que la flor ens el [dans le] pré, Par desouz la ventaille [du heaume] pèreiit [apparaissent] li poil meslé... [les poils j^ris de la barl)e]
Cil sont bon chevalier de viele antiquité.
Si conquisrent Espagne, par lor grant poesté [valeur].
{Chanson d'Antioche, chant VIII, v. 3H-13, 334-35).
Dans le nombre on reconnaissait Thomas de Marie, sire de Coucy, Ciarembaud de Vendeuil, Guillaume le Charpentier...
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Sur leurs rapides destriers nos chevaliers ont l'équipement clas- sique du baron féodal :
Armés d'aubers et d'elmes [heaumes] et d'escus de quartiers
[divisés en quartiers] Hanstes [lances] ont fort et roides à [ornés de] gonfanons plies ; Bien luist en lor escus et l'argent et l'or miers [pur], lis aubers et èselmes li fers etli aciers...
[Chanson d'Antioche, chant Vill, v. 242.)
L'ost des croisés est sous la direction d'un personnage, dont le rôle n'a pas été suffisamment mis en lumière, le légat du pape, Adhémar de Monteil, évêque du Puy. Ne nous y trompons pas : Adhémar de Monteil, à la tête de cette France féodale, qui s'est transportée en Orient, représente une autorité comparable à celle du roi au sommet de la France féodale demeurée dans ses foyers ; autorité morale, de caractère à la fois religieux et militaire, et qui a pour principale fonction de maintenir l'union et la concorde, de faire œuvre de justice et d'apaisement Car Adhémar de Monteil, à la tête des croisés, est « baron » autant que prélat, de même que le roi, ainsi que nous l'avons vu, est prélat autant que baron. Adhémar de Monteil, c'est l'aixhevêque Turpin des chants épiques :
Li evesque del Pui fu preus et emparlés. ,
Quant le servise [religieux] a fait, del mostier [église] est tournés,
Pluslost qu'il onques pot, à Toslel [sa demeure] est aies,
De merveillouses armes esl le jour adobés;
Il vesti un aubère [haubert] dont li pans est safiés
[formé d'une feuille de métal battu]. Et a lachié [lacé] son elme [heaume] qui est à or gemea [.-;aini de
[pierreries], Un.s espérons à or li ont es pies fremés [fixe]. Puis a çainte l'espée à son senestre lés [côté gauche].
[Chanson d'Antioche. chant VIII, v. 1).
Adliémar de Monteil fut le véritable chef de la première croi- sade. L'autorité morale qui le plaçait à la UHc de la coiiiédératiou des seigneurs francs était afïermie en lui par une vigoureuse intel- ligence, un caractère énergique, un merveilleux don d'organisation. Notamment dans toutes les questions d'approvisionnement, qui devinrent si redoutables^ si angoissantes, il rendit les plus grands .services. Quand il mourra à Anlioche, le 1" août 1098, les sei- gneurS) dans la nécessité où ils se trouveront de le remplacer par
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un autre chef, éliront Tévêque de Martorano (cité du royaume de Naples).
Tels turent donc les chefs de la première croisade : l'évêque du Puy, puis, après sa mort (1*' août 1098), l'évèque de Martorano, jusqu'au jour où, à Jérusalem, Godefroi de Bouillon sera élu baron du Saint-Sépulcre.
Foucher de Chartres décrit les croisés campés sous les murs de la capitale grecque : « En vue de la ville, nos tentes furent dres- sées et nous nous reposâmes pendant quatorze jours de nos fatifi^ues. Nous ne pouvions entrer dans la ville ; l'empereur ne le permettait pas, il craignait que nous ne lui portions quelque tort; nous étions obligés d'acheter chaque jour, hors des murs, ce qui était nécessaire à notre subsistance. Les habitants nous l'appor- taient sur ordre de l'empereur ».
Français et Byzantins se défiaient les uns des autres ; ceux-ci avaient peur d'être pillés et violentés; ceux-là, craignaient d'être empoisonnés ou trahis. Les chevaliers occidentaux paraissaient des êtres brutaux et grossiers aux sujets de l'empereur Alexis qui, de leur côté, étaient regardés par les Occidentaux comme des fourbes et des couards.
Le but poursuivi par la France d'une part et par la Grèce, de l'autre, n'était d'ailleurs pas identique : Alexis Comnène n'avait appelé les croisés que pour détruire les Turcs, qui lui devenaient redoutables, et étendre son empire ; tandis que les Français n'entendaient combattre que pour la foi et demeurer maîtres des territoires conquis.
Pénétrant en Asie Mineure, les croisés s'avancèrent jusque sous les murs de Nicée, dont ils commencèrent le siège (15 mai 1097). Les différents corps d'armée s'y trouvèrent réunis, et il semblo qu'ils aient alors reconnu pour quelque temps l'autorité militaire du prince de Tarente, Boémond
Foucher de Chartres estime l'armée des croisés à 100 000 hommes d'armes, sans compter les valets, les archers et la foule des clercs, des femmes et des enfants : 600 000 âmes venues d'Occident se seraient ainsi trouvées réunies dans la croisade des chevaliers; ces chiffres sont peut-être exagérés.
Ce fut un siège en règle : des machines furent construites ; balistes et pierriers battirent les murs; les remparts furent minés Mais lesTurcs étaient habiles à lancer des flèches. Avec des croche! s de fer attachés à des cordes, ils agrippaient les corps des assaillanis
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qui avaient succombé au pied des murs et puis, à Taide de cata- pultes, lançaient ces cadavres sur les Chrétiens. Les vivres étaient apportés aux assiégeants par des vaisseaux que l'empereur Alexis expédiait de Constantinople. Sur la mer glauque, leurs voiles, où passait la lumière du jour, avaient la couleur du soleil cou- chant. La ville fut prise le 19 juin 1097 ; elle fut occupée par les troupes grecques. Après quoi les Francs purent se donner un peu de repos, dont ils profitèrent pour remettre leur équipement en état.
Le 27 juin, ils reprirent leur marche vers l'Est.
Les cavaliers turcs, sur leurs agiles montures, apparaissaient subitement, voltigeaient autour d'eux, les enveloppaient. Ils les étourdissaient par leurs cris, par le bruit de leurs timbales.
11 démènent tel bruit com chiens encaënés [enchaînésl.
{Chanson d'Antioche.)
lis leur lançaient des dards et combattaient tout en fuyant, tirant des flèches sur ceux qui les poursuivaient.
Une armée importante, amenée par l'émir Soliman au secours des Turcs assiégés dans Nicée. rencontra les croisés dans la plaine de Dorjlée (1097, l*^ juillet). Les Turcs, au jugement de Foucher de Chartres, étaient 360 000, tous à cheval et armés d'arcs et de flèches. Plusieurs des principaux chefs francs, Godefroi de Bouil- lon, Raimond, comte de Toulouse, Hugue le Grand, comte de Vermandois, frère du roi de France, avaient quitté le gros de l'armée avec leurs hommes. Boémond, qui commanda en cette journée, y déploya les qualités d'un grand homme de guerre. Les Turcs commencèrent l'attaque, avec des cris furieux, en faisant pleu- voir sur les croisés une pluie de flèches. Boémond soutenait les siens avec une rare énergie ; mais, en dépit de ses efforts, les Chrétiens, pour lesquels cette guerre était d'un genre tout nouveau, allaient faiblir, quand survinrent Godefroi de Bouillon et Hugue le Grand à la tète de leurs contingents. Prélats et prêtres, vêtus d'aubes blanches, parcouraient les rangs des combattants. Ils recevaient la confession des blessés. Les Musulmans plièrent. Les Chrétiens poussèrent leur attaque. Les Turcs fuyaient par monts et par vaux, et la poursuite des Francs avait cessé depuis longtemps qu'ils fuyaient encore frappés de terreur.
Et les croisés continuèrent leur marche sur Antioche, traversant la petite Arménie, où tout avait été dévasté par les Turcs.
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Dès leurs premières rencontres Turcs et Francs apprirent à s'apprécier. « Les Francs eux-mêmes, écrit Guibert de Nogent, reconnaissent qu'ils n'ont vu aucune race d'hommes qui puisse être comparée à celle des Turcs, pour la finesse de l'esprit et pour la vaillance dans les combats ; et, de plus, lorsque les Turcs commencèrent à se battre contre eux, les Francs furent presque réduits au désespoir par l'étonnement que leur causèrent les armes dont leurs adversaires se servaient et dont les nôtres n'avaient aucune connaissance. Les Francs ne pouvaient non plus se faire aucune idée de l'extrême dextérité de leurs adversaires dans le maniement des chevaux et de la promptitude avec laquelle ils évitaient les attaques et les coups de leurs ennemis, ayant l'habi- tude de combattre et de lancer leurs flèches en fuyant. De leur côté les Turcs se regardent comme ayant la même origine que les Francs et pensent que la supériorité militaire appartient de droit à ces deux peuples parmi toutes les nations. »
Les croisés franchirent le Taurus et, par la Cilicie, se dirigèrent sur Antioche. Ils avaient à franchir un fouillis de cimes hérissées. Ils n'étaient pas vêtus pour de pareilles expéditions. Sous un soleil implacable, combien leur pesaient leurs épaisses broignes de cuir, plaquées d'écailles d'acier. Ils souffraient de la soif; les chevaux crevaient au long du chemin ; à certaines étapes les hommes d'armes périssaient par centaines.
« Alors, écrit Foucher, vous auriez ri, ou peut-être pleuré, en voyant nombre des nôtres, faute de chevaux, mettre en paquets les objets qu'ils possédaient, sur le dos de moutons, de chèvres, de cochons, de chiens, vêtements et victuailles ou autres objets nécessaires aux voyageurs. Le dos de ces pauvres bêtes se râpait au frottement des paquets. Et l'on voyait des chevaliers en armes, chevaucher des bœufs. »
« Par des lieux déserts et hors des routes, écrit de son côté Guibert, les Chrétiens entrèrent dans un pays inhabité, imprati- cable et dépourvu d'eau... Ils n'avaient d'autre ressource, pour calmer leurs souffrances, que des gousses d'ail dont ils se frottaient les lèvres. »
« Et vous verriez beaucoup de cimetières dans les champs et dans les bois, le long des chemins, faits des tombes de nos croisés (Foucher de Chartres). »
Mais la foi et la forte discipline féodale soutenaient Tarmée. On y parlait des langues les plus diverses, car il y avait là des
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Français, des Flamands, des Frisons, des Gallois, des Bretons, des Lorrains, des Rhénans, des Normands, des Ecossais, des Anglais, des Aquitains, des Italiens, des Ibères, des Daces, des Grecs et des Arméniens. « Mais si nous étions divisés par tant de langues, nous n'en étions pas moins unis dans l'amour de Dieu» (Foucher de Chartres).
C'est entre les chefs que la division allait se glisser. Ils se jalousaient. Lesconquêtes, que chacund'eux espéraitfaire, créaient entre eux des rivalités. Sur la fin de septembre, Baudoin de Boulogne, frère de Godefroi de Bouillon, et Tancrède, duc de Fouille, suivis de leurs contingents, se séparèrent du gros de l'armée et, par delà le Taurus, pénétrèrent dans le pays des Armé- niens, où ils mirent le siège devant Tarse, dont ils s'emparèrent.
Il avait été convenu entre les croisés que les villes conquises appartiendraient à celui des chefs qui y ferait flotter le premier sa bannière Tancrède planta son « gonfanon de soie » sur les murs de Tarse :
beauduins l'a véu; le cuer [cœur] en ot iré [fut irrité]. Le jour a fait tel chose dont on l'a moult blasmé : Le pignon [pennon] fit osier un sien ami privé. Le sien a fait drecier qu'il ot à or listé [bordé d'or]. '
[Chanson d'Antioche, chant 111, v. 137.)
Tancrède, furieux, voulait marcher contre Baudoin à la tête de ses contingents Richard le Pèlerin prend le parti de Tancrède; tandis que Foucher de Chartres lui donne tort. Sous l'influence du prince de Tarente, Boémond, les deux rivaux se réconcilièrent.
On verra pareils dissentiments se renouveler après la prise d'Antioche entre Boémond et Raimond de Saint-Gilles. C'est à les apaiser que s'emploie l'autorité suzeraine d'Adhémar de Monteil, et, après lui, de son successeur l'évêque de Martorano.
L'armée des croisés atteignit Antioche le 20 octobre 1097. Dans la ville se trouvait une importante garnison de musulmans. Antioche était défendu par sa position naturelle, par l'Oronte, par sa situation au flanc de la montagne que ses murs, renforcés de 450 tours, ceignaient d'une haute ceinture de pierre. Les Francs dressèrent leurs tentes à peu de distance des remparts et atta- quèrent la place avec fureur. On en arriva bientôt, de part et d'autre, aux actes de la plus grande férocité. Les Chrétiens par- venaient-ils à s'emparer de quelques Turcs :
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Les tesles lur trenchoienl, es pieus les font boter (fixer), Parmi ces champs les t'ont et (Irecier et lever... (v. 6t8.)
Lugubre décor, sous les yeux des assiégés. Les croisés firent pri- sonnier le neveu de l'émir Jagi-Sian qui défendait la ville :
Au neveu Garsion (Jagi-Sian) ontfait le chief coper ; Aus mangoniaus [par des mangonneaux] le firent en la cité gioter. {Chanson d'Antioche, chant V, v. 409.)
Par leur impitoyable cruauté se distinguaient parmi les croisés ceux que Richard le Pèlerin appelle a la gent le roi Tafur » : les j'ibauds, la piétaille, des gens sans aveu, mais d'une foi exaltée et d'une vaillance à toute épreuve Ces ril)au(ls étaient placés sous le haut commandement de Boémond. Le « roi Tafur », assisté de Pierre l'Ermite, exerçait sur eux une autorité immédiate. Richard le Pèlerin les peint en termes pittoresques :
11 ne portent o [avec] els ne lance ne espée.
Mais gisarme [guisarme] esmolue et machu-e plomée [plombée],
Li rois [Tafur] porte une faus qui moult bien est tempiée [trempée...]
Moult tient bien de sa gent la compaigne serrée,
Sont lor sas [sacs] à lor cols à cordele torsée [tressée],
Si ont les costés nus et les pances pelées,
Lf's mustiax [genoux] ont rostis et les plantes [chaussures] crevées :
Par quel terre qu'il voisent moult gastcnt la contrée...
[Cfianson d'Antioche. chant VIII, partie conservée de Richard le Pèlerin, v. 87.)
Le siège se prolongea. Comment s'approvisionner dans des contrées ravagées ou désertes ? La famine, les traits des Sarrazins semaient la mort. Les privations étaient si grandes que nombre de croisés abandonnèrent le camp ; leur énergie était usée : ils voulaient regagner leur pays. Et, parmi ces fuyards, on trouva certain jour, avec stupeur, Pierre l'Ermite lui-même; il fuyait avec l'un des plus redoutés capitaines de l'ost, Guillaume, vicomte de Melun, dit le Charpentier. « On le. nommait ainsi, observe un chroniqueur, non parce qu'il était habile à débiter du bois, mais parce que, dans le combat, il frappait à la manière des charpen- tiers». Les soldats de Tancrède rattrapèrent les fugitifs.
Les chroniqueurs rapportent que le Charpentier passa toute la nuit couché par terre dans la tente de Boémond. Le prince de Tarente voulait le mettre à mort ; mais plusieurs des principaux
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croisés supplièrent qu'on l'épargnât : « J'y consentirais volontiers, répondit Boémond, s'il jurait du fond du cœur de ne plus aban- donner le saint pèlerinage ». Le Charpentier en fit le serment, ainsi que Pierre l'Ermite ; serment que Pierre devait tenir, mais le Charpentier s'enfuirait quelques mois plus tard, sans pouvoir être repris.
Parmi les Francs, la famine devenait de plus en plus affreuse. Ils se nourrissaient d'herbes, d'écorces, de racines ; ils mangeaient leurs chevaux, leurs ânes, leurs chameaux, leurs chiens, et jusqu'aux souris et aux rats ; ils dévoraient les courroies et les lanières de cuir dont se composaient les harnachements de leurs montures. Pour comble de misère, leurs tentes étaient en loques, pourries, déchirées; nombre d'entre eux n'avaient plus d'autre abri que la voûte étoilée.
Des scènes atroces sont décrites avec une singulière énergie par Richard le Pèlerin et par Graindor de Douai :
Dans[sire]Piere li hermites séoit [était assis] devant son tré [tente], Li rois Tafurs [chef des ribauds] i vint et moult de son barné [de
[ses gens] Plus en i ot de mil qui sont de faim enflé. « Sire, consilliés moi, por sainte carité, For voir morons de faim et de cailivité [misère]. » Etrespondi dans [messire] Pieres : « C'est par vo lasqueté [lâcheté]. Aies, prenés ces Turs, qui sont là mort jeté. Bon seront à mangier s'il sont cuit et salé ». Et dit li rois Taiurs : « Vous dites vérité ».
Del tré [tente] Perron [de Pierre] s'en torne, ses ribaus a mandé; Plus furent de dis mil, quant furent aùné [rassemblés], Les Turs ont escorchiés et la coraille [les entrailles] osté. Et en l'iave [eau] et en rost ont la char quisiné [Et en bouilli et en rot ont la chair cuisinée]. Assés en ontmangié, mais de pain n'ont gousté. De ce furent Paien moult forment effréé [grandement effrayés], Pour le flair de la char sont au mur acoté, [Sont venus s'accoter au haut des remparts de la ville]. De vint mile Païens sont ribaul esgardés : N'i a un tout seul Turc, n'ait de ses iex [yeux] ploré.
{Chanson d'Antioche, chant V, v. 4.)
Les ribauds se disaient l'un à l'autre : « Voici mardi gras. Cette chair de Turc est meilleure que bacon ou jambon à l'huile» Et quand dans les prés on ne trouva plus de cadavres de Sarrazins à écorcher, on en alla déterrer au cimetière.
LES CROISADES lU
Et Tont aus chiniiteres, s'ont les corps desterrés,
Tout ensamble les ont en un mont assamblés,
Trestous les porris [pourris] ont dedens Terme [l'Oronte] jetés,
Et les autres escorcent, au vent les ont halles [séchésj... (v. 51.)
Les seigneurs de l'ost viennent contempler ce terrible festin, Robert Courte-Heuse et Boémond, et Tancrède et Godefroi de Bouillon.
Devant le roi Ta fur est chascun arestés,
En riant li demandent : « Cornent vous contenés ?
— Par foi ce dist li rois [Tafur] moult sui bien conraés [restauré]
Se jo avoie à boire, à mengier ai assés ».
Dist li dus de Buuillon : « Dans [sire] rois, vous en aurés ».
De son bon vin li fu uns bostels [bouteille] présentés...
{Chanson (TAntioche, chant V, v. 61.)
Et les plus mauvais instincts se réveillaient sous l'aiguillon d'une lancinante misère. « S'il arrivait, dit Guibert, que quelqu'un de l'armée s'éloignât un peu trop loin du camp et qu'un autre Je la même armée vînt à le rencontrer seul, l'un mettait l'autre à mort pour le dépouiller ».
Enfin, le 3 juin (1098), les Chrétiens s'emparèrent de la ville, grâce à l'un des assiégés, un Arménien nommé Firouz, que Boé- mond était parvenu à séduire. Par des cordes, il fit monter de nuit une vingtaine de Francs sur les remparts ; ceux-ci en eurent bientôt tiré à eux quarante autres. Ils ouvrirent les portes et, aux cris de : « Dieu le veut » ! les croisés firent irruption dans Antioche, où ils se mirent à massacrer les infidèles avec une conviction féroce.
La joie des Chrétiens, maîtres d' Antioche, fut de courte durée. Dès le o juin, Kerboga, émir de Mossoul, parut en vue de la ville avec une armée immense, 500 000 ou 600 000 hommes, si nous en croyons les relations : il aurait sauvé Antioche s'il ne s'était arrêté trois semaines au siège d'Edesse, où Baudoin s'était enfermé. Dans Antioche, les Turcs avaient consommé ou détruit tout ce qui se trouvait d'approvisionnements. Kerboga intercepta les communications des croisés avec la mer, en sorte qu'ils ne pouvaient plus être ravitaillés par les vaisseaux de l'empereur Alexis. L'armée des Francs est assiégée à son tour, et bientôt les horreurs de la famine de se faire sentir à nouveau, aggravées des horreurs de la peste. Nombre de croisés se nourrissaient du sang
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de leurs chevaux, dont ils suçaient les veines. Et les désertions reprirent. Ceux qui, las de tant souffrir, abandonnaient la croisade pour tâcher de regagner leurs foyers, s'esquivaient de nuit, par des cordes, à l'aide desquelles ils se glissaient au bas des rem- parts. D'où le nom de « funambules » — du mot latin (unarn- hvlus, danseur de cordes — qui ne tarda pas à leur être donné. Parmi eux, l'un des plus nobles seigneiu*s de l'armée, Etienne, comte de Blois, qui regagna la France.
La foi soutenait la vaillance des assiégés, fortifiée par des visions et par des rêves mystiques ; enfin l'invention de la sainte lance, dont le flanc du Christ avait été percé, trouvée le 14 juin 1098 sur les indications d'un prêtre provençal, Pierre Barthélémy, redonna courage à tous. Ce merveilleux épisode est rapporté par des témoins de la croisade, par l'auteur des Gestes. relation anonyme publiée par Bongars, etparRaimond d'Aguilers. Le Christ et saint André seraient apparus par trois fois à Pierre Barthélémy, pour lui faire connaître l'endroit où, sous l'autel de l'église St-Pierre d'Antioche, la sainte lance serait retrouvée. Sur les indications du prêtre, on exécuta des fouilles et la pré- cieuse relique apparut. Allégresse et transports ! On prit la réso- lution de sortir en armes de la ville et de marcher contre Kerboga. Visiblement soutenus par l'intervention du ciel, les croisés ne seraient-ils pas invincibles ? Ce fut alors que, pour la première fois, les croisés se donnèrent un capitaine. Le choix des chefs de l'armée tomba sur le prince de Tarente, Boémond. Encore le commandement ne fut-il mis entre ses mains que pour une durée de quinze jours.
Ce Boémond, fils de l'habile Robert Guiscard, était le type du chevalier féodal : taillé en hercule, les cheveux coupés au ras du front, il avait les poings et la tête carrés, les yeux glauques écartés l'un de l'autre. Il paraît l'avoir emporté sur ses compa- gnons d'armes par son entente de la guerre ; adroit à poster les combattants aux points stratégiques et à leur faire exécuter des manœuvres opportunes. Il se tenait durant l'action à l'arrière de l'ost avec une réserve d'élite, suivant de l'œil le mouvement des troupes, prêt à intervenir au moment utile.
Avant d'en venir aux mains, le 21 juin (1098) Boémond envoya cinq messagers à l'émir Kerboga pour lui enjoindre de se retirer. A leur tête était Pierre l'Ermite, qui parla à l'émir avec une fougue et une autorité dont le Sarra/in ne laissa pas d'être impres-
LES CKOISADES Hl»
sionné ; mais Kerboga se ressaisit et fit répondre que les Francs avaient le choix entre leur conversion au Croissant ou la mort.
La bataille lut livrée le 28 juin. Les croisés étaient dans un état de délabrement pitoyable ; nombre d'entre eux à peine vêtus. La plupart des chevaliers marchaient à pied; d'autres étaient montés sur des ânes ou des chameaux ; mais ils étaient animés d'une ardeur qui doublait leurs forces.
La description de la bataille d'Antioche par Richard le Pèlerin et Graindor de Douai serait à reproduire en entier. Richard en l'ut spectateur. Son récit sanime d un souffle épique. Les Chrétiens sortent d'Antioche, franchissent TOronte, pour venir offrir la bataille à Kerboga.
Les femmes des croisés vont elles-mêmes prendre part à l'ac- tion.
Les dames qui alèrent nostre Seigneur servir.., Aus osteus [les hôtels à .Antioche] sont corutes por les bordons
[saisir,] En son lient lor guimpes pour au vent refremir [Elles se lient leurs guimpes sur le haut de la tête, pour le^ défen-
[dre contre lèvent]. Les plusors vont les pieres en lor mances coillir, [Elles prennent des pierres dans leurs manches pour les jeter sur
[les Sarrîizins], Les autres de douce aiguë [eau] font les boutiaus [bouteilles]
[emplir.]
{Chanson d' Antioche, chant VIII, v. 482).
La bataille s'engage avec violence, les Tafurs y font merveille. Armé de son bâton ferré, Pierre l'Ermite frappe à mort tout Sar- razin qu'il atteint. Les chevaliers, avant d'expirer, battent leur coulpe et avalent quelques brins d'herbes en guise d'hostie con- sacrée. Scènes épiques.
L'auteur des Gestes, qui prit part à l'action, s'exprime ainsi : « On vit descendre des montagnes des masses innombrables de gu(.'rriers montés sur des chevaux blancs et précédés de blancs étendards. Les nôtres ne pouvaient comprendre quels étaient ces guerriers; mais enfin ils reconnurent que c'était une armée de secours envoyée par le Christ et coiiMnandée par saint Geoigos, saint Mercure et saint Demetrius. » L'excellent chroniqueur ajoute : « Ceci n'est point un mensonge : beaucoup l'ont vu. »
La plus grande partie des Turcs furent massacrés : leur camp,
114 LA FRANCE FÉODALE
avec d'abondantes provisions, tomba entre les mains des Chré- tiens qui se trouvaient désormais maîtres de la Syrie tout entière.
Il n'est pas douteux que l'invention de la lance n'ait donné aux croisés leur élan et ne leur ait assuré la victoire. On notera que les prélats qui se trouvaient dans l'armée, et notamment Adhémar de Monteil, n'ajoutèrent pas foi à la révélation. Dès le premier moment, ils crurent à une supercherie. Les hommes de guerre, au contraire, en particulier Raimond de Toulouse, de qui Pierre Bar- thélémy était chapelain, y ajoutèrent une foi absolue. Huit mois étaient écoulés, que les discussions entre les partisans des deux opinions contraires se poursuivaient encore avec tant d'âpreté que, pour en finir, on obligea Barthélémy à subir l'épreuve du feu. Ce tut au siège d'Irkha, le 8 avril 1 099. Le malheureux prêtre dut traverser des buissons enflammés.
A peine les Chrétiens le viren t-ils sortir du brasier, qu'ils poussè- rent desgrandscris enthousiastes. Ils se jetèrent sur lui, arrachant de son corps les vêtements en lambeaux, lui arrachant ses cheveux pour en faire des reliques. Le comte de Toulouse prit le pauvre prêtre entre ses bras et l'emporta chez lui ; mais il avait été affreu- sement brûlé en traversant les flammes et périt de ses blessures, douze jours après. « Ceux qui, par honneur et amour de Dieu, avaient vénéré la lance, dit Foucher de Chartres, en devinrent incrédules, à grande peine. Le comte Raimond garda longtemps la lance, jusqu'à ce qu'il la perdit, je ne sais comment. »
L'heureux effet n'en avait pas moins été produit.
La route vers Jérusalem était ouverte. La ville sainte venait de changer de maître une fois de plus. Les Fatimites d'Egypte, chassés de la Palestine vingt ans plus tôt par les Turcs, s'étaient empressés de profiter des embarras créés par le débarquement des croisés, pour reconquérir les territoires perdus et ils venaient de rentrer dans Jérusalem (août-septembre 1098).
Les croisés furent encore arrêtés dans leur marche au siège de Marra. Ici les horreurs de la famine reparurent. Et il devait en être ainsi toutes les fois que la grande armée des croisés séjour- nerait en un lieu déterminé. Les victuailles, que pouvait fournir la contrée, étaient épuisées en quelques jours et les alïres de la faim reparaissaient.
Pierre l'Ermite se répandait parmi les croisés, s'efforçant .^ans relâche d'adoucir leurs peines. Il était investi des fonctions qui pouvaient le mieux lui convenir, celles de trésorier des pauvres.
LES CROISADES H5
Après avoir été retenu quelque temps encore au siège d'Irkha, où, comme nous venons de le dire, Barthélémy subit l'ordalie par le feu, les Francs arrivèrent en vue de Jérusalem, — le 1" juillet 1099, — trois ans après leur départ!
Dirons-nous leurs transports à la vue de la ville sainte? « Les pèlerins oubliaient leurs fatigues, écrit Albert d'Aix, et hâtaient le pas. En aiTivant devant les murs, ils fondaient en larmes ».
Nombre de croisés cependant oublièrent le vœu qu'ils avaient fait de n'approcher de la ville que pieds nus.
« Parmi nous, écrit Raimond d'Aguilers, la coutume était que celui qui entrait le premier dans un château fort ou dans un vil- lage et y plantait sa bannière, en devenait le maître, et nul de ceux qui venaient après lui ne pouvait lui en disputer la possession. Aussi, pendant la dernière nuit, un nombre considérable de croi- sés partirent en avant pour aller occuper la région des montagnes et les localités riveraines du Jourdain. Petit fui le nombre de ceux qui, préférant se conformer aux ordres de Dieu, s'avancèrent pieds nus vers Jérusalem ».
La ville était ceinte d'une muraille formidable.
Nulles ressources pour faire le siège. Le lit du Cédron était à sec, les citernes étaient comblées. Une fois de plus l'admirable vertu de la partie populaire de l'armée montra de quels exploits elle était capable.
On amena tout le bois qu'on put trouver, de plusieurs lieues à la ronde. On en fit un grand nombre d'échelles. Le septième jour du siège, à l'aube, tandis que sonnaient les buccines, les échelles furent dressées contre les murs et, d'un sublime élan, les Francs se précipitèrent à l'assaut. Vains efforts. Du haut des rem- parts des sorcières jetaient sur les Francs des incantations ; mais ce n'est pas à leurs sortilèges que nous attribuerons l'échec de cette première attaque : les murs étaient trop élevés. Les assié- geants durent renoncera s'emparer de la ville par escalade. Et l'on se mit à construire des machines et des tours de bois à hau- teur des remparts. Mais avec quelle peine ! car le bois devait être apporté de loin.
La ville fut prise le 15 juillet. Les Sarrazins, écrit Foucher de Chartres, avaient attaché deux poutres au haut des murs, dont ils se servaient comme de béliers pour repousser les assaillants. Mais ce qu'ils avaient fait pour leur défense, tourna à leur dam. La tour de bois ayant été approchée du mur, on paivint à couper les cor-
116 LA FRANCE FÉODALE
dages où pendaient les poutres, et celles-ci devinrent un pont qui, du haut de la tour, conduisit au sommet des remparts. Les torches jetées par les assiégeants incendièrent la citadelle de bois construite sur le mur et le feu prit de telles proportions que les défenseurs ne purent s'y maintenir. Le vendredi, sur les 9 heures du matin, le premier qui mit les pieds sur les remparts en y plantant l'éten- dard de la croix, fut un nommé Leuthold. Les Sarrazins fuyaient par les ruelles étroites. Un grand nombre d'entre eux se réfugièrent dans le temple de Salomon. Le monument en était bondé, et la toiture même en était couverte. Les croisés en firent un affreux carnage; le sang remplissait le Temple, à une main d'épaisseur, et les Musulmans, réfugiés sur la toiture, furent tués pour la plu- part à coups de flèches ; ce qui resta fut précipité du faîte sur le so! où. les malheureux se fracassèrent le crâne et les os.
L'extermination fut complète, femmes etenfants, tout fut égorgé. Dans les rues on voyait des monceaux de têtes, de pieds et de mains coupés. On fit périr beaucoup de ces malheureux, et des femmes, avec d'horribles raffinements de cruauté. Et tout fut mis au pillage. Les croisés ne tardèrent pas à s'apercevoir que nombre de Sarrazins avaient avalé des besans — ou, pour mieux dire, des byzantins, d'or — - pour les dérober à leurs vainqueurs: ils se mirent donc à leur ouvrir le ventre et à leur fouiller les entrailles pour en retirer les pièces d'or ; puis, comme cette procédure leur devint trop lente, ils entassèrent les cadavres en d'immenses bûchers, où ils les firent consumer entièrement. Les croisés accrou- pis fouillaient dans les cendres à la recherche des besans d'or.
Les indications d'un Syrien permirent aussi de retrouver un morceau de la vraie croix. Les Francs l'enfermèrent dans une gaine d'or et d'argent . Et la relique précieuse fut processionnelle- ment portée au Temple.
Le 22 juillet 1099, huit jours après la prise de Jérusalem, le duc Godefroi de Bouillon fut proclamé baron du Saint-Sépulcre. Le pieux chevalier refusait le titre de roi : il ne voulait pas por- ter de couronne d'or où le fils de Dieu, le roi des rois, avait porté une couronne d'épines. Et, du choix fait par les croisés, on peut réellement dire qu'il était tombé sur le plus digne. La noblesse de sa race, écrit Foucher de Chartres, sa valeur militaire, sa dou- ceur, sa patience et sa modestie le désignèrent aux suffrages de l'armée.
Les Francs étaient encore dans l'ivresse du triomphe quand ils
LES CROISADES 117
apprirent, au commencement d'août, l'arrivée d'une grande armée, conmiandée par le calife fafimite d'Egypte. C'étaient des Ethio- piens et des hordes bédouines. Une nouvelle victoire sous les murs d'Ascalon (12 août 1099) assura définitivement aux Francs l'em- pire de la Palestine.
Cette première croisade avait coûté la vie à 500 000 ou 600 000 hommes.
Le royaume de Jérusalem fut' donc placé sous le gouvernement de Godefroi de Bouillon, qui prit l'humble titre d'avoué du Saint- Sépulcre.
Le frère de Godrefoi; Baudoin, fut proclamé comte d'Edesse ; ' Boémond, prince de Tarente, reçut la principauté d'Antioche ; enfin le comté de Tripoli ne tarda pas à être donné à Bertrand, fils de Raimond de Toulouse.
Cet empire franc, si brusquement installé sur les confins de l'Asie Mineure, se trouva d'ailleurs rapidement organisé. L'armée des chevaliers croisés n'avait cessé d'être ordonnée féodalement, avec les cadres et la hiérarchie que nous avons décrits en France. Cette même organisation fut f'tablie en bloc sur les versants du Liban. Les villes du littoral acquirent une vie prospère par suite des relations qui se nouèrent avec l'Occident; les pèlerins aux lieux saints devinrent de plus en plus nombreux ; enfin des ordres, mi-partis religieux et militaires, les Templiers et les Hospitaliers, furent fondés pour défendre la conquête.
Pierre l'Ermite rentra en Europe en 1099 ou 1100. Il était chargé de reliques. Dans les environs de Huy (pays de Liège) il fonda un monastère, où il mourut avec le titre de prieur, le 8 juillet 1115. Ceux des autres croisés qui revinrent dans leurs fovers, s'enorgueillissaient également d'un précieux butin. Au retour d'une croisade ultérieure, le comte Arnoul de Guînes reviendra, portant suspendu à son cou, serré dans un petit reliquaire d'argent, un poil de la barbe de Jésus-Christ. On ne tardera pas à exposer, à la dévotion des fidèles, du lait de la Vierge, et dans une petite fiole de verre opaque, un peu des « ténèbres », l'une des sept plaies d'Egypte.
Pendant un siècle et demi, les croisades vont se succéder ; mais on ne reverra plus le magnifique élan populaire de la croisade d'Urbain II et de Pierre l'Ermite.
Saint Bernard, l'éloquent abbé de Clairvaux, prêchera une nou- velle croisade, non plus aux masses populairos, mais aux prélats et
118 LA FRANGE FÉODALE
aux rois. De ce moment ces expéditions lointaines changent de caractère et deviennent une question de foi individuelle et rovale, en même temps que d'autorité et d'administration souveraines; lesquelles seront impuissantes à remplacer l'élan invincible de la foi générale et à rendre la cohésion féodale aux armées qui l'avaient perdue. D'une croisade à l'autre — ^ il J en eut encore sept — • le déclin s'en accuse. Les papes, les rois, les chevaliers s'y intéressent encore; elles se décrètent en de brillants tournois, où les vœux aux dames, au paon et au faisan d'or, se mêlent aux serments faits à Dieu et aux apôtres : les foules populaires s'en sont détachées
Sur la transformation sociale qui était devenue une nécessité en France, à la fin du xi^ siècle, la première croisade eut la plus grande influence. Nous avons vu comment le seigneur féodal avait terminé son rôle. Après avoir été d'une utilité qu'on ne saurait assez proclamer, son activité devenait nuisible. Une grande partie de cette noblesse belliqueuse passa en Orient ; elle y périt ou y fonda des fiefs nouveaux.
Pour faire face aux frais de la croisade, nombre de seigneurs ont vendu leurs domaines, engagé leurs terres. Leurs femmes, demeurées au château, y sont en grande détresse.
De gaeignier avons besongne grandement,
Car, par Diou, il n'i a chaiens [céans] or ni argent;
Usure nous menguë [mange] et afîne forment...
{Baudoin de Sehourg, chant XVIII, v. 628.)
De cette détresse, Philippe I" profita très heureusement. Nous le voyons acheter le pays de Bourges, pour 60 000 sous, à Eude Arpin, qui partit pour la conquête de la Terre Sainte avec Gozlin de Courtenay et Milon de Bray. Ces faits se multiplièrent. En l'absence des vassaux puissants, le roi fait pénétrer son autorité en leurs domaines. De plus en plus la royauté tend à devenir nationale.
Sources. Bongars. Gesla Dei per Franco», 1612, 2 vol. — Michaud. Bibliothèque des Croisades, 1829, 4 vol. (le lome IV comprend les chroniques arabes, trad. Reinaud). — Collection de l'histoire des Croisades publiée par l'Acad. des Ins- criptions, depuis 1841. — Publications de la Soc. de l'Orient latin, Paris et Genève, depuis 1876.
Les chroniqueurs les plus intéressants à lire sur la première croisade sont, Guiberl de Noa^enl ; l'auteur anonyme des Gesta Francorum, sans doute un Nor-
LES CROISADES 119
mand d'Italie; Foiicher de Chartres; Raimond d'Aguilers, chanoine du Puy; Albert d'Aix : Baudri de Bourgueil, archevêque de Dol ; le moine de St-Rémi de Reims; Pierre Tudebode , prêtre de Civray en Poitou; enfin la relation d'Anne Comnène, la fille de l'empereur Alexis, dans l'Alexiade, histoire du règne de son père.
Malgré sa grande réputation, Guillaume de Tyr ne représente pas une source originale.
La Chanson d' Antioche, éd. P. Paris, 1848, 3 vol. — Les Chansons de Croisade, avec leurs mélodies, éd. Bédieret Aubry, ly09.— Assises du royaume de Jérusalem, publ. par Beugnot, dans la Collection de l'Histoire des croisades, 1841-43.
Tr\v.vu.x des historikns. Sybel. Gesch. der ersten Kreuzzvqes, 2» éd , 1881. — Kugler. Gesch. der KreuzzUge, 2» éd., 1891. — ROricht, Gesch. der Kreuzzûqe im Unriss. 18'jS. — Prutz, Kulturgesch. der Kreuzzùf^e,\8S:i. — Hagenmeyer. Le vn^i et le faux Pierre l'Ermite, Irad. Furcy-Rayoaud, 1883. — L. Bréhier. L'Eglise et l'Orient au M. -A., 2« éd.. 19o7. — Gaston Dodu. Histoire des Institutions monar- chiques dans le royaume latin de Jérusalem, 1099-1291, 1894. — F. Ghalandon Essai sur le règne d'Alexis I" Comnène, ■iOSi-iitS, 1900.
CHAPITRE VI
UN JUSTICIER DE FER VÊTU : LOUIS LE GROS
Portrait de Louis le Gros. Sa lutte contre les hobereaux en leurs donjons de pierre. Et. de Garlande, sénéchal et chancelier. Sa chute en Hi7. Le gouver- nement de l'abbé Suger. L'abbaye deSt-Denis berceau de Part gothique. L'ori- flamme. Levée de la nation à l'appel de Louis VI. Les Allemands battent en retraite. Le meurtre de Charles le Bon, comte de Flandre. Louis le Gros lui fait donner pour successeur Guillaume Cliton. Conflits avec l'Angleterre. Henri Beau- clerc marie sa fille â Geoffroi le Bel, héritier du comté d'Anjou. Mort de Louis le Gros.
Les progrès, que les croisades firent réaliser au pouvoir royal, furent encore activés par l'avènement de Louis VI.
Il succéda à son père, Philippe I "", mort vers la fin de juillet 1108. En fait, il gouvernait depuis le début du xii* siècle.
Il était né en i08i.
Louis VI, dit le Gros, était de forte stature. Il avait une taille élancée ; mais il prit avec l'âge un embonpoint tel que, vers la cinquantaine, il se hissait avec peine sur son cheval, et que, dans son lit, il était obligé, assurent les chroniqueurs, de se tenir « debout », ce qui veut dire sans doute qu'il s'y tenait assis.
Son visage était livide, pâleur impressionnante, que l'on attribuait à une tentative d'empoisonnement exercée sur lui dans sa jeunesse par sa marâtre, Bertrade. Orderic Vital, qui le vit au concile de Reims (oct. 1119), le dépeint ainsi : « Il était éloquent, grand, pâle et corpulent ». Suger, abbé de St-Denis, vante son humeur enjouée : « Aimable et bon, dit Suger, au point qu'il en passait pour bête ». A ces traits joignez une activité dévorante, « bien que le poids de sa panse eût dû le retenir au lit ». '
Ce prince, qui fit tant pour les gens du peuple, pour les arti- sans et pour les paysans, fut surtout un homme de guerre. Suivez- le
UN JUSTltlKU DE FEU VhTU : L0U18 LL (iROb 1:21
dans les chemins creux, sillonnés de fondrières, bordés de halliers et do haies vives, sur son robuste destrier : il est coiffé du heaume d'acier bruni en forme d'œuf ; ses larges épaules portent la broigne de cuir plaquée d'anneaux de fer, et il tient dans sa main vigoureuse une large épée dont le pommeau d'or renferme une dent de saint Denis. Levé dès l'aube, infatigable à imposer la justice et la paix.
« Tu aurais vu le noble damoisel chevaucher par le pays, avec autant de chevaliers qu'il en pouvait réunir, une heure es marches de Berry, autre heure es marches d'Auvergne, ne jà pour ce ne le voyait-on moins tôt en Vexin quand mestier était » {Grandes chro- "itjnes.)
Nous avons vu comment les nobles féodaux, après avoir oiganlsé patronalement leurs domaines, se répandaient au dehors en violences sans cesse renouvelées. Ils ne connaissaient d'autre industrie que le jeu redoutable des armes et continuaient de le pratiquer; n'étaient-ils pas
de France la riche baronnie Qui plus désire guerre que damoisiaus sa mie.
{Graindor de Douai.)
Soutenu par ses paysans et ses milices bourgeoises, par les che- valiers ses vassaux immédiats, et par les milices que fournissait l'abbaye de St-Denis, Louis VI réduisit successivement les tur- bulents seigneurs de Coucy, de Montmorency, de Corbeil, de Mantes, et s'efîorça de détruire leurs donjons. Ces donjons, dit Suger, plantés au cœur de l'Ile-de-France « désentraillaient » le roi, regem evisceruhant .
A l'attaque des châteaux, Louis se montrait au premier rang comme le plus vaillant de ses soldats. Au siège du donjon occupé par Dreux, comte de Mouchy-le-Châtel, il était parvenu à attirer Je redoutable baron, avec ses hommes, en dehors des enceintes ; alors se retournant d'une brusque volte-face, il entraîne les siens, et frappant de droite, de gauche, bousculant les assiégés, il pénètre avec eux dans les cours intérieures. Le château est en flammes; mais lui, au milieu du feu, poursuit son attaque, où sa force herculéenne et sa haute taille le distinguent ; dans l'ardeur du combat, il est trempé de sueur, il se refroidit et est pris d'un enrouement qui mettra longtemps à guérir. Après quoi Louis
122 LA FRANCE FÉODALE
apparaît sur le territoire de Bourges, où Aimon II, dit Vaire- Vache, s'est emparé du château de Germiii,ny-sur-Aubois, appar- tenant à son neveu Archambaut de Bourbon. De la forteresse, Aimon et ses hommes se répandaient sur la contrée voisine qu'ils ravageaient. Les troupes du roi entourent la place. Aimon ne voit de salut que dans la pitié royale. « Il ne trouve d'autre recours, écrit Suger, que d'aller se jeter aux pieds du roi. Louis garda le château et emmena Aimon dans rile-de-France, pour y être jugé par les seigneurs de sa Cour. » « Ainsi, dit Suger, le roi mit fin, à force de fatigue et d'argent, aux peines et à l'oppression qu'avaient eu à souffrir une foule de gens. Il prit ensuite l'habi- tude de faire souvent, et toujours avec la même clémence, des expéditions semblables. »
Tragique et grandiose fut le siège de Meung-sur-Loire (1103). Les troupes royales s'étaient rendues maîtresses des enceintes. Le donjon, où les défenseurs s'étaient réfugiés, était pressé par les flammes ; alors les assiégés, au nombje de soixante, se précii pitèrent, à la suite de leur seigneur, du haut de la tour, sur le sol, où ceux d'entre eux qui ne se tuèrent pas dans la chute, furent percés par les lances ou les flèches des assiégeants.
La célèbre expédition contre le château du Puiset se place en 1111. Le château du Puiset en Beauce avait été élevé par la reine Constance pour la défense de la contrée. Les châtelains, qui s'y étaient installés n'avaient pas tardé à s'y comporter en maîtres. Hugue du Puiset désolait le pays et ses habitants, se conduisant en véritable bandit. « Il était beau, dit Orderic Vital, mais méchant. »
Suger lui applique le vers de Lucain :
Et docilis Sullarn sceleris vicisse magistrum (Jaloux de surpasser Sylla, maître es ormes].
(Pkarsale,Uv. l, v. 326).
Il tua de ses propres mains le sénéchal Ansel de Garlande. Louis réunit à Melun un pailement où les doléances affluèrent contre le « loup dévorant » : ce sont les expressions de Suger. Le roi prit pour base d'opération le monastère de Toury en Beauce, près de Joinville, dont Suger était abbé. Et nous allons voir l'homme de religion s'y comporter en homme de guerre.
Sur l'ordre du roi, Suger introduit dans l'abbaye une nom-
UN JUSTICIER DE FER VÊTU : LOUIS LE GROS 123
breuse garnison, il y établit des entrepôts d'armes et de muni- tions. Et quand tout est préparé, le roi j vient avec ses gens. Hugue du Puiset refuse d'ouvrir les portes de son repaire. Siège en règle. Suger en donne une description malheureusement trop littéraire. Les assiégeants faisaient pleuvoir une grêle de projec- tiles sur ceux qui les pressaient de toutes parts. Pour rem- placer leurs boucliers rompus, les hommes se couvraient d'ais, de planches, de ventaux ou de portes. Nous avions, écrit l'abbé de St-Denis, fait charger plusieurs charrettes d'une grande quantité de bois sec, mêlé de graisse et de sang coagulé, de manière à fournir un prompt aliment aux flammes et à brûler ces malheureux « voués au démon ». Ces chariots embrasés furent poussés contre le château. Mais celui-ci était formidablement défendu. Des cava- liers rapides parcouraient les chemins de ronde en frappant à mort ceux qui essayaient d'approcher. On désespérait d'enlever la place, quand on aperçoit un prêtre, tète nue, sans heaume pour se protéger le front, sans autre arme défensive qu'une misérable planche, qui gravit l'escarpement, parvient jusqu'à la palissade de la première enceinte, et, se cachant sous les abris qui étaient adaptés aux meurtrières, se met à en arracher les pieux. Voyant sa tentative lui réussir, il fait signe à ceux qui, hésitants, demeu- raient dans la plaine. A son appel, une poignée d'assaillants se précipitent contre la palissade; elle est arrachée. Hugue et les principaux défenseurs de la place se réfugient dans le donjon où le fier baron ne tarda pas à capituler.
Le roi l'emprisonna dans la tour de Château-Landon ; il fit mettre en vente le mobilier et les richesses du Puiset, dont les tours et les courtines furent rasées jusqu'au sol, « ce qui remplit de joie, dit Orderic Vital, les paysans du voisinage et les voya- geurs».
En 1128, Hugue du Puiset partit pour la Terre Sainte, où il se conduisit en vaillant homme de guerre et fonda la dynastie glo- rieuse des comtes de Jaffa.
Et la tâche de Louis le Gros, sans cesse renaissante, était d'autant plus ardue que, par des subsides, le monarque anglais, Henri l" Beauclerc, soutenait les barons révoltés.
De ces châteaux féodaux devenus « lieux d'offense », Louis le Gros prit ou acheta les uns, il se rendit favorables les proprié- taires des autres. Philippe 1" avait fait de Gui de Montlhéry, dit le Rouge, comte de Rochefort, son sénéchal, fonctions où le nouveau
124 LA FRANGE FÉODALE
roi le maintint afin de s'assurer la tranquille possession de la tour de Montihéry, ainsi que des castels de Rochefort et de Châteaufort. Louis avait été jusqu'à consentir à recevoir en mariage la fille de Gui le Rouge, quoiqu'elle ne fût pas encore nubile. A Ansel et à Guil- laume de Garlande succéda, comme sénéchal, leur frère Etienne de Garlande, lequel exerça l'autorité la plus grande qui se fût encore trouvée entre les mains d'un officier rojal, puisque, aux fonctions de sénéchal, il réunit celles de chancelier. « Quelle est ta puissance ! lui disait l'archevêque de Tours, et, sous la main, quel amas de richesses ! Tu sièges le premier parmi les Palatins et disposes à ton plaisir du royaume tout entier. » Etienne de Gar- lande a laissé la réputation d'un homme adroit, habile à faire fructifier ses intérêts et ceux de sa famille, plutôt que celle d'un homme d'Etat. Il fut remplacé en 1127 par Suger, abbé de St-Denis. Orientation nouvelle de la Cour royale, et il est remar- quable qu'elle se soit produite sous le gouvernement du plus guer- rier de tous les rois. Les clercs vont prendre le pas sur les hommes d'armes. A la suite de Suger vont briller au premier rang des palatins, Goshuin, évêque de Soissons; Geoffroi, évêque de Chartres ; Etienne, évêque de Paris ; Barthélémy, évêque de Laon ; Renaud, archevêque de Reims.
Suger, abbé de St-Denis, a été l'un des plus grands ministres que la France ait connus. 11 était de basse extraction et de taille menue. « Petit de corps et petit de race », comme dit l'épitaphe composée pour lui par Simon Ghèvre-d'or. Il était chauve. Ses yeux noirs et perçants brillaient dans un visage émacié. « Ce qu'on doit le plus admirer en lui, écrit son biographe, le moine Guil- laume de St-Denis, c'est que la nature ait logé un cœur si ferme, si beau, si grand, dans un corps si chétif et si mince. »
Suger pratiquait le jeûne et les macérations ; son corps, si maigre, se réduisait encore au régime le plus austère ; mais il était d'humeur enjouée, voire badine, et plaçait la gaieté, comme le ferait François d'Assise, au nombre des meilleures vertus. En société, il goûtait de tous les mets et versait du vin dans sa coupe.
« Des grâces du ciel, écrit un contemporain, il en est une qui lui fut refusée : c'est, après avoir pris le gouvernement de St-Denis, la grâce de devenir plus gras qu'il ne l'avait été comme simple moine ; tandis que les autres, si maigres qu'on les ait vus par devant, ne tiennent pas plus tôt la crosse abbatiale qu'ils
UN JUSTICIER DE FER VÊTU : LOUIS LE GROS 125
se mettent à engraisser des joues et du ventre, voire du cœur. »
Sa cellule se composait d'une chambre étroite, nue et simple, dans le magnifique monastère que son activité diligente avait agrandi et décoré. Il y couchait sur de la paille recouverte, en lieu de toile, d'une laine grossière ; mais, pour que son austérité n'apparût pas, un tapis y était jeté durant le jour. Et, dans la cel- lule close, silencieuse, il restait longuement à étudier les auteurs sacrés et profanes. Il lui arrivait de réciter par cœur vingt et jus- qu'à trente vers d'Horace, dit le moine Guillaume. Il avait en histoire des connaissances approfondies et pouvait dire avec pré- cision les gestes des princes qui avaient gouverné la France.
Après ces heures de lecture et de méditation Suger, en de vives causeries, se plaisait à transmettre aux autres le fruit de son labeur. Car il était un causeur captivant et qui possédait l'art charmant du trait et de l'anecdote. « Il prolongeait parfois ses récits jusqu'au milieu de la nuit », dit Guillaume. Il avait une éloquence entraînante, le don de persuader; il s'exprimait avec une aisance égale en français et en latin,
« J'ai vu quelquefois, écrit encore Guillaume, le roi des Fran- çais au milieu du cercle des personnes qui formaient le gouverne- ment, se tenir respectueusement debout devant ce grand homme assis sur un escabeau; lui, leur dictait d'utiles préceptes comme à des inférieurs, et eux tous, suspendus à ses lèvres, écoutaient ses paroles avec la plus profonde attention. »
Suger complétait heureusement Louis VI. Le roi était un homme d'action, toujours prêt à hucher son énorme personne sur le dos d'un gros cheval ; avide des grands coups d'épée et des assauts à perdre haleine, Suger était l'homme des accords, des négociations, habile à former d'heureuses et harmonieuses dis- positions. « Dès que le trouble se manifestait dans le royaume, écrit son biographe, et que des guerres éclataient, Suger apparais- sait comme l'artisan de la concorde et le plus courageux entre- metteur de la paix. »
Sous son impulsion, et avec la protection de Louis VI recon- naissant de l'éducation qu'il y avait reçue, l'abbaye de St-Denis brilla d'un éclat sans pareil. Par sa beauté et sa magnificence, elle devint véritablement l'abbaye royale, le centre radieux de l'histoire artistique au xu^ siècle. Constructeurs et charpentiers, verriers et sculpteurs sur pierre y furent appelés de tous les coins de la France. On peut dire que, rebâti par les soins de Fonck-Brentano. — Le Moven Aee. 5
IS) LA FRANCE FÉODALE
Suger, St-Denis a été le glorieux berceau du style gothique et en toutes ses manifestations, architecture, sculpture, peinture, art du vitrail et orfèvrerie : d'où il s'est répandu sur l'Europe entière. Les verrières de St-Denis atteignirent du premier coup à la perfection, avec leurs médaillons circulaires groupés dans une bordure lumineuse, avec leurs fonds d'un bleu si beau, si pur, comparables à l'azur du ciel, où les personnages semblent res- pirer. Les plus précieux ont été saccagés par des mains imbé- ciles sous la Révolution, mais ce qui en reste représente encore la perfection de cet art merveilleux.
L'abbé de Cluny vint visiter l'admirable édifice. « Cet homme nous condamne tous, s'écria-t-il en parlant de Suger, il bâtit, non pour lui-même, comme nous le faisons, mais uniquement pour Dieu. »
L'austère abbé de Clairvaux, saint Bernard, critiqua cependant le faste dont Suger avait décoré les bâtiments qui l'entouraient, tout en restant lui-même simple dans sa vie, pauvre dans sa cel- lule. « Le monastère, dit-il, est rempli de chevaliers, il est ouvert aux femmes ; on y entend traiter d'affaires ; des querelles y éclatent; certes, on y rend sans fraude à César ce qui est à César, mais y rend-on à Dieu ce qui est à Dieu? »
Critique qui constitue, à nos yeux, uu éloge éloquent : Tab- baye de St-Denis était devenue avec Suger, non seulement la demeure du moine, mais la vivante fourmilière qui grouillait autour du grand homme d'Etat.
Encore Suger paraît-il avoir été sensible à la réflexion de saint Bernard : il introduisit dans son abbaye des réformes qui la ramenèrent à une vie plus religieuse et à plus de simplicité.
« L'empereur Henri, dit Suger — ■ il s'agit de l'empereur alle- mand Henri V — conservait depuis longtemps, au fund de son cœur, un vif ressentiment contre le seigneur Louis parce que, dans son royaume, à Reims, en plein concile, le seigneur Calixte (le Souverain Pontife) l'avait frappé, lui, Henri, d'anathème. Avant donc que ledit seigneur pape fût mort, cet empereur assembla une armée aussi nombreuse qu'il put, puis, par le conseil du monarque anglais Henri, dont il avait épousé la fille, et qui, de son côté, faisait la guerre au roi français, il feignit de marcher vers un autre point, mais projeta d'attaquer à l'improviste la cité de Reims. »
UN JUSTICIER DE FER VÊTU : LOUIS LE GROS 127
A cette nouvelle, Louis VI lova sur l'autel de St-Denis la ban- nière des comtes du Vexin. Ainsi, pensait-il, saint Denis, le patron des Gaules, combattrait parmi ses soldats. Et c'était une croyance répandue que le glorieux martyr ne manquait jamais de venir assister directement les Français, quand le sol de leur pays était envahi. Apres avoir ainsi pris l'étendard vénéré, sur l'autel, Louis VI, à la tète de ses troupes, courut au-devant de l'ennemi.
La cérémonie est rapportée en termes identiques et par Suger et par un diplôme de Louis VL
La célèbre oriflamme, car c'est d'elle qu'il s'agit, était donc originairement la bannière des comtes du Vexin, et c'est à ce titre que les rois de France venaient la prendre sur l'autel pour la porter dans les combats : en qualité de comtes du Vexin, les rois de France étaient vassaux ou avoués de St-Denis. La plus ancienne description de l'oriflamme date du règne de Philippe Auguste. Elle se trouve dans la Philippide de Guillaume le Breton : petite bannière composée d'un simple tissu de soie d'un rouge éclatant, frangé de vert, et attaché à une hampe en argent doré, bannière semblable à celles que Ton portait dans les processions religieuses.
Guillebert de Metz, qui la vit sur l'autel à St-Denis, en donne une description précise :
<( Item le seul roy de France porte singulièrement l'oriflambe en bataille ; c'est assavoir un glaive tout doré, où est attachée une bannière vermeille, laquelle ils ont accoutumé de venir prendre et querre (chercher) en l'église de Mgr saint Denis, en grande solennité et dévotion... »
« L'oriflambe, dit encore Guillebert, est une bannière vermeille à cinq franges, bordées de houpes de vert (et non d'or fin, comme disent les chansons de geste) ; si doit estre portée plus haulte et par-dessus les bannières royaux. De ce me croy (on peut m'en croire), car j'en ay vu deux de mon temps sur l'autel des glorieux martirs, en chascune partie de l'autel une ; et estoient enhantées de deux petites hantes (hampes) d'argent doré, où pendoient à chascune une bannière vermeille, dont l'une estoit appelée la bannière de Charlemagne... »
De l'oriflamme on avait donc fait une réplique, de manière à avoir des pendants pour les deux côtés de l'autel, et aussi sans doute pour ne pas exposer trop souvent l'original aux périls des combats.
128 LA FRANGE FEODALE
Une dernière particularité concernant l'oriflamme nous est donnée par les moines de St-Denis : « Et quand il (le roi) s'en part de l'église (de St-Denis où il a levé l'oriflamme), il s'en doit aller tout droit là où il meut, sans tourner ni de çà, ni de là, pour autre besogne » [Grandes Chroniques).
A l'appel de Louis le Gros contre l'empereur allemand, de toute part on accourut autour du roi (août 1124). Des adversaires de la dynastie, comme Thibaud de Chartres, s'empressèrent de s'équiper pour venir se ranger avec leurs hommes sous l'ori- flamme rouge. Les Grands du royaume mirent leurs troupes en ordre de guerre sous les yeux du roi. La description qui suit est intéressante à noter. Elle est semblable à celles des armées en marche dans les chansons de geste, alors dans tout leur éclat. On croirait lire la fameuse description des « échelles » entre les- quelles Charlemagne divisa son armée à Roncevaux. La première échelle fut composée de ceux de Reims et de Châlons, 60 000 hommes, tant de pied que de cheval ; puis venaient ceux de Laon et de Soissons, en nombre égal ; la troisième échelle était formée par les Orléanais, par ceux d'Etampes, par les Parisiens auxquels se joignirent les troupes nombreuses de l'abbaye de St-Denis. « Avec eux, dit le roi, je combattrai, ils sont mes nourris et moi le leur. » Ainsi dans le Roland parle Charlemagne. Thibaud de Chartres et Hugue de Troyes conduisaient la quatrième division. Les Grandes chroniques ont ici une observation curieuse : le comte Thibaud « maintenait la guerre, allié au roi d'Angleterre contre le roi Louis, toutefois était-il venu, pour le besoin de royaume, contre les nations estrangères ». Pour les Français du xii' siècle, l'empereur allemand était un étranger, mais non le roi d'Angleterre, prince français. La lîinquième division était sous les ordres de Hugue le Pacifique, duc de Bourgogne, et de Guillaume, comte de Nevers. Le roi décida que cette division formerait l'avant-garde. L'excellent comte Raoul de Vermandois, cousin du roi, était arrivé avec les hommes de St-Quenlin et du pays environnant. Il était fils de Hugue le Grand, frère de Philippe I". de Hugue le Grand qui, avec Suger, était le principal conseiller de Louis VL II formait une sixième division que Louis le Gros plaça à l'aile droite. Les habitants du Ponlhieu, les Amiénois et les Beauvaisiens, septième division, formèrent l'aile gauche.
Le comte de Flandre, Charles le Bon, prévenu trop tard, n'avait
UN JUSTICIER DE FER VÊTU : LOUIS LE GROS 129
pu réunir que 10 000 combattants. Il en eût amené le triple s'il avait été mandé à temps. Cette huitième échelle forma Tarrière- garde
Enfin le duc d'Aquitaine, Guillaume VII, le comte de Bretagne, Conan III, et Foulque le Jeune, le belliqueux comte d'Anjou, déployaient une ardeur d'autant plus grande que la distance à franchir, pour rejoindre le roi, ne leur avait pas permis, faute de temps, de réunir des contingents importants.
Et voici comment devisent ces chevaliers, en un vivant écho, semble-t-il encore, des chants épiques et plus particulièrement du Roland : « Marchons avec audace contre les ennemis ; qu'ils ne rentrent pas chez eux sans avoir été châtiés, eux qui ont osé menacer la France, la suzeraine des nations Qu'ils expient leur arrogance, non chez nous, mais sur leurs terres, ces terres qui sont soumises de droit à l'autorité des Français qui y ont si souvent dominé ».
A la vue d'une pareille armée, et qui lui sembla comme surgie du sol, l'empereur allemand s'arrêta épouvanté : il tourna les talons quand et ses hommes. « A la nouvelle de sa retraite, ajoute Suger, il ne fallut rien moins que les prières des archevêques, des évêques et des hommes recommandables par leur piété, pour empê- cher les Français d'aller porter la dévastation dans les Etats de ce prince. »
Et le grand ministre ajoute avec raison que cette victoire paci- fique fut plus importante encore que si l'on eût triomphé sur le champ de bataille. D'autant que, à ce moment même, Amauri de Montfort, à la tête des contingents du Vexin, repoussait les Anglais sur la frontière normande Ces événements de l'année 1124 ont laissé dans notre histoire un moindre retentissement que la victoire remportée quatre-vingt-dix ans plus tard par Philippe Auguste à Bouvines : ils ne sont pas moins glorieux.
Suger conclut en un beau mouvement patriotique :
« Ni dans les temps modernes, ni dans les temps anciens, la France n'a rien fait de plus brillant et n'a montré plus glorieuse- ment jusqu'où va l'éclat de sa puissance quand ses forces sont ras- semblées, que dans ce moment où elle triompha simultanément de l'empereur allemand et du roi d'Angleterre. »
Deux années plus tard Louis VI terminait la guerre d'Auvergne.
Elle avait commencé en 1122. Le comte d'Auvergne, Guil- laume VI, persécutait l'évêque de Clermont, Aimeri. et ses gens.
130 LA FRANCE FÉODALE
Une première campagne avait été marquée de brillants succès. Louis VI réunit, en 1126, des troupes plus nombreuses.
« Déjà le roi était devenu très gros, dit Suger. Il avait peine à porter la masse épaisse de son corps. Tout autre, quelque pauvre qu'il eût été, n'aurait ni voulu ni pu, avec une telle incommodité physique, s'exposer au danger de monter à cheval ; mais lui, contrairement au conseil de ses amis, n'écoutait que son admi- rable courage, bravait les chaleurs accablantes des mois de juin et d'août que supportaient avec peineles plus jeunes chevaliers : il se moquait de ceux qui ne pouvaient s'accommoder des chaleurs, quoique souvent il lût contraint, parmi les passages étroits des marais, de se faire soutenir par les siens. »
Louis mit le siège devant Montferrand où s'étaient réfugiés les hommes du comte d'Auvergne. Il mena le siège avec vigueur. Il faisait couper une main aux partisans du comte d'Auvergne qu'il parvenait à laisir et les faisait ramener sous les murs de la place « afin qu'ils montrassent à leurs camarades leur main coupée portée dans celle qui restait ». Alors parut sur les hauteurs Guil- laume duc d'Aquitaine, à la tète de troupes nombreuses. Il venait porter secours au comte d'Auvergne, son vassal. Mais, comme l'avait fait l'empereur d'Allemagne, il s'arrêta, impressionné par l'aspect imposant qu'offrait l'armée royale. Et il envoya un mes- sage au roi, message dont le texte nous a été conservé :
« Que la grandeur de la Majesté royale ne dédaigne point d'ac- cepter l'hommage et le service du duc d'Aquitaine ni de lui con- server ses droits. La justice exige qu'il te fasse son service, mais elle veut aussi que tu lui sois un suzerain équitable. Le comte d'Auvergne tient de moi l'Auvergne, comme je la tiens de toi ». En conséquence le duc d'Aquitaine proposait de soumettre le dif- férend entre le comte d'Auvergne etl'évèque de Clermont au juge- ment de la Cour royale. En garantie de bonne foi, il offrait des otages. Propositions que Louis VI accepta après en avoir délibéré avec ses fidèles.
Nous venons de parler avec quelques détails de plusieurs des points sur lesquels Louis le Gros porta son énergique activité.
Faits qui se répétaient du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest. C'est la lance au poing, sur son robuste cheval de guerre, en ses incessantes chevauchées, que le grand prince mérita le surnom, relevé par le ménestrel de Reims au xiii* siècle, de « Louis le Justicier », vigilant à défendre le peuple que les hobereaux
U.N JLoTJL.lEh DE FEK VKTU : LOUlb LE GKÛS 131
dépouillaient, à proféger les marchands qui sillonnaient le terri- toire, les religieux troublés dans leurs utiles travaux.
Cependant la guerre contre le roi d'Angleterre venait de se rallumer pour la troisième fois. S'y mêlaient des complications dans les provinces du Nord. Le comté de Flandre relevait de la couronne de France. Le 2 mars 1127, le comte de Flandre, Charles de Danemark, dit Charles le Bon, avait été assassiné par quelques chevaliers du pays, qu'inspirait Guillaume d'Ypres. Voilà tout aussitôt le roi Louis, heaume en tète, à cheval, impatient de punir les meurtriers. Et tout d'abord, à Arras, il fait procéder, par les principaux personnages du pays, à l'élection d'un nouveau comte. Nombreux étaient les prétendants. Parmi eux, Thierri d'Alsace, Guillaume d'Ypres, Baudoin IV comte de Hainaut. Sous l'in- fluence de Louis le Gros, on élut Guillaume Cliton, fils du duc de Normandie Robert Courte-Heuse, que Henri Beauclerc avait dépouillé de son duché. Cliton était dévoué au roi, de qui il avait épousé la belle-sœur, Jeanne de Montferrat. Puis le roi pénètre en Flandre, où il scelle des chartes et se conduit en souverain. Les meurtriers de Charles le Bon sont assiégés dans la tour de l'église de Bruges, d'où, menacés par les flammes, ils se préci- pitent du sommet sur le sol. Les plus coupables, Bouchard et Bertold, subirent d'affreux supplices. Bouchai'd fut lié à une roue où les corbeaux le dévorèrent ; Bertold fut mangé vivant par un chien avec lequel on l'avait attaché au sommet d'une perche. Louis revint en France. Mais Cliton n'était pas l'homme politique qui convenait aux circonstances.
Déjà les villes flamandes étaient devenues fortes et puissantes. Le nouveau comte de Flandjre en méconnut les intérêts, en méprisa les « franchises ». Thierri d'Alsace fut appelé par les mécontents. L'action de Louis le Gros se trouvait entravée par sa lutte contre le roi d'Ansleterre. Il demande aux bouroeois de Flandre de lui envoyer huit des leurs pour régler, d'accord avec eux, leur différend avec Guillaume Cliton. La réponse des bour- geois fut insolente : « Que le roi de France se mêle de ses affaires ! » Louis VI fit jeter l'interdit sur les églises de la Flandre par l'évêque de Tournai, il fit excommunier Thierri d'Alsace par l'archevêque de Reims. Il s'avança même à la tête d'une armée jusqu'à Lille, où Thierri s'était enfermé et dont il commença le siège. Mais Guillaume (Cliton, blessé au siège d'Alost, renonça à la lutte et se fît moine. Thierri n'avait plus de concurrent.
132 LA FRANCE FÉODALE
Esquisse, dont les détails se préciseront sous Philippe le Bel.
Le roi d'Angleterre, Henri P"" Beauclerc, était à la fois un homme de guerre et un homme d'Etat éprouvé; prince de grande sagesse, dit Suger, et dont la force de pensée et de corps était également digne d'admiration.
Nous ne savons si Suger admirait pareillement sa fourberie, sa cruauté et son avarice. Il était le plus jeune des fils de Guillaume le Conquérant Nous ne nous arrêterons pas aux détails de la lutte qu'il soutint contre Louis le Gros, presque sans interruption pen- dant vingt-cinq ans.
Ce qui caractérise les combats à une époque où la chevalerie atteint son apogée, est le petit nombre de morts qu'ils occasion- nent. A la bataille des Andelys, par exemple (20 août 1119), et qui fut très ardente, sur 900 chevaliers engagés. 3 seulement furent tués. « Ils étaient vêtus de fer. Par crainte de Dieu, par chevalerie, on cherchait à faire des prisonniers plutôt qu'à tuer. Des guerriers chrétiens n'ont pas soif de répandre le sang » (Orderic Vital).
La guerre était née d'un conflit pour la possession du château de Gisors, dont l'importance stratégique était considérable.
Aux ressources immenses dont il disposait, Henri Beauclerc ajoutait l'actif concours de son neveu, Thibaud IV de Blois. De son côté, Louis le Gros s'efforçait de soulever contre le prince anglais, la féodalité normande. Quand, le 25 novembre 1120, le fils du roi d'Angleterre eut péri dans le naufrage de la Blanche Nef — une partie de plaisir confiée à un équipage ivre — Louis le Gros remit en vigueur les prétentions de Guillaume Cliton, fils de Robert Gourte-Heuse, sur le duché de Normandie. Le roi d'Angleterre maria à cet instant l'unique enfant qui lui restait, sa fille Mathilde, à Geoflroi le Bel, héritier du comté d'Anjou (H 27). Les fondements, sur lesquels ne devait pas tarder à s'édifier le menaçant empire des Plantagenêts, étaient posés. La lutte, inter- rompue par de courtes trêves, ne devait prendre fin qu'en 1135, à la mort du monarque anglais. Comme il ne laissait pas de fils, des compétitions violentes se produisirent pour sa succession et les conflits armés qu'elles firent naître au sein du royaume anglo-nor- mand donnèrent un moment de répit à la monarchie capétienne.
On lira avec surprise qu'un prince doué comme Louis le Gros de toutes les qualités qui font un grand roi, énergie, activité, force de caractère, dévouement au peuple, claire intelligence de ses besoins, et qui, dans l'accomplissement de sa tâche, n'eut pas un
UN JUSTICIER DE FER VÊTU : LOUIS LE GROS 133
moment de défaillance, ait songé à abdiquer pour se faire moine en l'abbaye de St-Denis. Le sentiment des devoirs qu'il avait encore à remplir sur le trône, l'en empêcha.
Sur les dernières années de sa vie, il souffrait beaucoup de son extrême corpulence, qui non seulement embarrassait ses mou- vements, mais lui infligeait la goutte et autres misères. Il avait gagné de l'expérience et se sentait bien à la hauteur de son métier de roi. Ah ! si avec les connaissances qu'il avait acquises, il avait pu retrouver l'agilité et la vigueur de la jeunesse ! « Las ! disait-il, comme nous sommes de frêle nature et chétive, qui oncques ne peut savoir et pouvoir tout ensemble ! »
« Déjà depuis quelque temps, écrit Suger, le seigneur Louis, affaibli par sa corpulence et par les fatigues continuelles de ses travaux guerriers, perdait les forces de son corps et non celles de son âme... Quoique sexagénaire, il était d'une telle science et d'une telle habileté que, si l'incommodité continuelle de la graisse qui surchargeait son corps ne s'y fût opposée, il aurait encore partout écrasé ses ennemis, par sa supériorité... Quoique accablé par son pesant embonpoint, il résista si fermement au roi d'Angle- terre, au comte Thibaud et à tous ses ennemis, que ceux qui étaient témoins de ses belles actions, ou les entendaient raconter, célé- braient hautement la noblesse de son âme et déploraient la faiblesse de son corps. Epuisé par sa maladie, et pouvant à peine se sou- tenir par suite d une blessure à la jambe, il marcha contre le comte Thibaud, brûla Bonneval, à l'exception d'un couvent de moines qu'il épargna... »
Sa dernière expédition en 1137, fut dirigée contre le château de St-Brisson sur Loire, près de Gien. Le seigneur du lieu détrous- sait les marchands. Louis l'obligea à capituler et livra son château aux flammes. 11 revenait d'accomplir cet acte de justice quand il fut pris, à Châteauneuf-sur- Loire, d'une violente dysenterie. Il n'acceptait les remèdes des médecins qu'avec impatience. Il admet- tait tout le monde auprès de son lit; entrait dans sa chambre qui voulait; à tous il faisait bon visage. Il profita d'un moment d'amé- lioration pour se faire transporter jusqu'à Melun. La nouvelle de sa maladie s'était répandue, et, de toute part, ce fut un immense concours de gens de toutes classes. « Les peuples dévoués aux- quels il avait conservé la paix, dit Suger, abandonnaient les châ- teaux, les bourgs, les charrues, pour accourir sur les chemins au- devant de lui : ils recommandaient sa personne au Seigneur. »
134 LA FRANCE FÉODALE
Louis VI entendit sonner sa dernière heure. Il ordonna d'étendre un tapis dans la chambre où il gisait et d'y répandre des cendres de manière à ce qu'elles y dessinassent une croix. Il s'y fit placer, les bras étendus, dans la grise poussière et, la face tournée vers le ciel, Louis le Justicier rendit à Dieu sa grande âme, le 1" août 1137, à l'âge de 56 ans.
SoDRCEs. Suger. Vie de Louis le Gros, éd. Molinier, 1887. — Le moine Guillaume. ViedeSuger. ilist.de laFr. (L). Buuquel), Xll, 10:2-15. — Orderic Vital. Hist. ecclésias- ticae libri XII, éd. Le Prévost, 1 838-55, o vol. — Galbert de Bruges. Vie et meurtre de Charles le Bon (1127-28), éd. Pirenne, 1891.
TRA.vAnx DES HISTORIENS. Ach. Luchaife. Louis VI le Gros, Annales de sa vie et de son. règne, 1890. — Thompson. The développement o( the french monarchy under Louis Vf le Gros. 1895. — Gartellieri. Abl Suger von Saint-Denis. 1898. — Ach. Luchaire. Les Premiers Capétiens, dans Hisl. de France, dir. Lavlsse, II', 1901. — L. Halphen. Le Comté d Anjou eu Xh siècle.. 19u6.
CHAPITRE Vil
LES COMMUNES
Le patriciat urbain. La révolulion communale a été dirio^ée dans les villes par le patriciat qui revendiquait la plénitude de ses droits seigneuriaux. Les troubles du Mans en 10o9. La commune du Mans, assassinat de l'évêque Gaudry (1I11-1H4). Les chartes de commune : elles font de la communauté urbaine une personnalité féodale. Après la proclamation des communes, les familles patriciennes sont maîtresses des villes. Leurs rivalilés. Les com- munes rurales. La commune de Lorris.
On a appelé Louis le Gros « le père des Communes », et sans doute à cause de ce qu'en a écrit Orderic Vital : « Louis, pour réprimer la tyrannie et les brigandages des hobereaux séditieux, demanda, dans la France entière, l'assistance des évoques : alors la commune populaire fut établie afin que, conduite par ses prêtres, elle menât ses bannières à l'aide du roi dans les sièges et les combats. »
Le passage suivant de l'abbé Suger monlre le rôle de Louis le Gros dans la révolulion communale, dont elle indique le carac- tère;
« Louis retourna vers Amiens (iliS) et mit le siège devant la tour de cette ville qu'occupait un certain Adam, cruel tyran qui désolait le voisinage par ses déprédations. »
Il s'agit d'une tour i'ameuse qui dominait Amiens et s'appelait le Chàtillon. x\dam y résidait au nom d'Enguerran de Boves, seigneur de Coucy et comte d'Amiens.
«Ayant. tenu cette tour étroitement assiégée, pendant près de deux ans (1116-1117), le seigneur Louis contraignit enfin ceux qui la défendaient à se rendre à discrétion ; après s'en être emparé, il la détruisit de fond en comble, par riuoi il rétablit une douce paix dans le pays; enfin il dépouilla pour toujours le susdit tyran et les siens de toute autorité sur Amiens, »
136 LA FRANGE FÉODALE
Voyons d'autre part la ville de Beauvais. Un seigneur, Lancelin II de Bulles, comte de Daramartin, était parvenu à usurper certains droits que Suger appelle « Conductus Belvacensis », droits de tonlieu, autrement dits de guidage ou de péage. Ces droits, plus rien ne les justifiait. Louis VI contraignit Lancelin à y renoncer.
Ces faits révèlent les causes du mouvement communal qui com- mence à se dessiner sur la fin du xi** siècle et se développe le siècle suivant. Nous avons vu comment les seigneurs féodaux avaient présidé à la formation des villes. Dans l'origine, ils leur avaient rendu des services tels que, sans eux, les villes n'auraient pas pu se constituer. En armes du matin au soir, ils assuraient la tranquillité du travail urbain, ils assuraient le transit sur le territoire soumis à leur suzeraineté. En retour, ils percevaient légitimement des droits de tonlieu, de péage, des droits sur le vin ou sur les denrées vendues dans les villes; ils y établissaient des fours et des moulins banaux, où les habitants étaient tenus de venir, bourse déliée, moudre leur grain et cuire leurs miches ; ils y exerçaient un droit de banvin, qui leur donnait le privilège, vendanges faites, de mettre en vente avant tout autre le produit de leur récolte ; ils jouissaient dans la ville d'un droit de gîte pour eux et pour leurs gens. On sait l'infinie variété et la multi- plicité des droits féodaux.
Dans leur origine ces droits étaient donc justifiés. Les villes peu importantes, agglomérations agricoles» entourées d'un mur ou d'une palissade, avaient besoin delà protection d'un seigneur; au reste, à l'origine, ces redevances, vu le peu d'importance de la localité, ne représentaient qu'une médiocre contribution. Mais qu advint-il? En vertu même des progrès réalisés, et en grande partie grâce au seigneur, sa protection devint inutile : elle devint inutile par suite de la paix et de l'ordre qui s'établissait dans le royaume, et à cause de l'importance même, partant de la puis- sance, que la ville en était venue à acquérir. En second lieu, ces contributions, modérées dans l'origine, alors qu'elles étaient perçues dans une modeste petite localité, devinrent énormes et excessives quand, progressivement, elles se trouvèrent versées par une cité opulente et populeuse.
Un exemple : le comte de Blois reçoit sous sa protection les habitants de Seris moyennant une rente annuelle de deux setiers d'avoine par maison. Voilà qui va bien tant que Seris reste un
LES COMMUNES 13T
petit patelin et qui ne peut se passer de la main puissante du comtedeBlois ; mais supposez que la ville, comme il advint pour beaucoup d'autres, se transforme en une localité riche, peuplée et puissante et que la protection du noble comte perde toute raison d'être : la redevance tirée de chaque maison apparaîtra comme un intolérable abus.
Les Iroits perçus sur l'entrée du vin aux portes d'une bourgade de sept ou huit cents âmes sont peu de chose ; quels revenus ne représentent-ils pas, s'il s'agit d'une ville de 70 000 ou 80 000 habitants !
De plus, à mesure que le commerce s'était développé, ces droits de transit, ces tonlieux et ces péages étaient devenus de plus en plus vexatoires. Le propriétaire d'un sac de laine — - et nous citons encore ce trait à titre d'exemple — après avoir versé un droit d'issue à la sortie d'Angleterre, et un droit d'entrée en débarquant à Damme en Flandre, avait encore, pour franchir l'Escaut et la Scarpe, depuis Rupelmonde jusqu'à Douai, à acquitter dix-sept péages. Comme il vient d'être dit ces péages étaient légitimement perçus par les seigneurs féodaux au temps où ils assuraient le transit dans l'étendue de leurs « justices » ; au temps où le baron, sur le territoire duquel un marchand avait été dévalisé, était tenu de l'en indemniser comme responsable du dommage occasionné, sa vigilance s'étant trouvée en défaut ; au temps enfin où le seigneur devait veiller à l'entretien des routes et des ponts ; mais on imagine l'irritation des bourgeois à une époque où, d'une part, ces services sont devenus inutiles, ou bien ne sont plus rendus, et où, d'autre part, les redevances représentent dans leur ensemble une somme qui, par suite du développement du commerce, a plus que déculpé.
Ajoutez que les seigneurs suzerains des villes continuent d'y exercer leurs droits de justice : et la justice constituait, au moyen âge, le gouvernement. Au siècle précédent, les seigneurs étaient seuls capables d'un rôle de justiciers ; mais voici que, dans les villes riches et prospères et où l'élite est cultivée, les patriciens réclament ce droit de justice pour eux-mêmes ; et avec d'autant plus d'insistance qu'il serait le naturel complément de l'autorité que ces patriciens exercent sur leurs clients. Mais les seigneurs, en possession de leurs privilèges, entendent les con- server. Les bourgeois, pour qui ces privilèges sont devenus oné- reux et vexatoires, et aux yeux desquels ils ne sont plus justifiés,
138 LA FRANCE FEODALE
désirent ou s'en affranchir ou se les approprier. Telle est l'ori- gine du mouvement communal.
La révolution communale, que Ton voit poindre en France sur la fin du xi" siècle, a été la lutte, dans les villes, du patriciat soutenu par sa clientèle, contre les suzerains féodaux soutenus par leurs vassaux.
A cette époque, les patriciens sont quand et quand marchands et hommes d'armes; comme les barons féodaux, leurs contempo- rains, sont hommes d'armes et agriculteurs. Les patriciens sont en guerre constante, non seulement contre leurs propres seigneurs, mais contre les hobereaux du voisinage. Les comtes de Ponthieu donnent des chartes de franchise aux habitants d Abbeville et de Douilens « pour les soustraire aux dommages et aux vexations qu'ils ne cessent d'éprouver de la part des seigneurs du pays ».
Et ne voyons pas là un mouvement démocratique. Un patriciat s'est formé dans les villes; il s'y est formé féodalement, nous vou- lons dire par la puissance du patronat, de la môme façon que la féodalité rurale. Mais, par suite du développement de l'industrie, les clients sont des artisans, au lieu d'être des laboureurs; encore dans nombre de villes, qui ont conservé leur caractère agricole, les clients des patriciens sont-ils en grand nombre des travailleurs qui vivent de la culture de la terre et particulièrement de la culture maraîchère, et de l'élevage du bétail. En lisant l'histoire de la révolution communale à Laon, on rencontre les bonnes gens de la campagne qui viennent, le samedi, s'approvisionner en ville de légumes.
La révolution communale a donc été l'œuvre des patriciens. Ceux-ci sont au reste très semblables, comme il vient d'être dit, aux seigneurs féodaux. Les enfants des uns s'unissent avec ceux des autres par les liens du mariage; les familles des uns et des autres s'appellent des lignages; les patriciens ont eux aussi des sceaux, des armoiries, une enseigne, un gonfanon ; ils habitent dans des demeures fortifiées que domine une tour crénelée ; ils sont d'hu- meur belliqueuse. Les patriciens vont au combat entourés de leurs chants, comme les barons escortés de leurs vassaux. Il est vrai que la plupart d'entre eux font du commerce ; ceux-ci sont des « navigateurs », ceux-là des drapiers, d'autres des changeurs; mais, pour vivre du travail de leurs commis ou de leurs ouvriers, ils ne se croient pas moins haut placés dans la hiérarchie sociale que le voisin qui vit du travail de ses paysans. Dans toutes les
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villes ce sont les bourgeois les plus riches qui vont diriger la révo- lution conununale, et les hisloriens ont pu faire remarquer que ce sont les villes où l'aristocratie l'avait emporté le plus complè- tement qui parvinrent à conquérir la plus grande somme d'indé- pendance.
Les représentants de ces familles patriciennes étaient groupés en hanses, en guildes, en confréries, pour les besoins de leur industrie ou de leur commerce. Partout où le mouvement commu- nal triomphera, ces hanses ou guildes, non seulement s'empareront du gouvernement de la commune, mais constitueront la commune elle-même. Caractéristique à ce point de vue est la charte de com- mune concédée en 1127 parle comte de Flandre à la ville de St- Omer. On n'y trouve guère que des privilèges commerciaux : cons- titution destinée à des marchands et où il est dit que les franchises en sont exclusivement concédées à ceux qui font partie de la guilde. Il en va de même pour la Charité d'Arras, pour celle de Valen- ciennes, pour VAynitié de Lille. Ce sont les noms, par lesquels, en ces localités, fut désignée la charte de commune.
Non moins significatives sont les expressions dont se servira, en 1213. le synode ecclésiastique de Paris, quand il dénoncera ces « synagogues » que des usuriers et des exacteurs — les chefs riches de la bourgeoisie marchande — - ont constituées en France sous le nom de « communes ».
Les lieux où se réunirent les premiers échevins ou magistrats communaux, sont les halles marchandes, c'est-à-dire les lieux où les marchands discutaient leurs afïaires, ce que nous appellerions les bourses de commerce ; ou bien c'est la halle aux draps dans les villes où la hanse est formée de drapiers. La plupart des grandes cités y ont eu leur premier hôtel de ville, notamment Beauvais, Ypres, Arras, Paris.
Les villes françaises où les patriciens parvinrent à s'affranchir le plus tôt de la domination seigneuriale, en s'organisant en « commune », ont été Cambrai (alors en terre d'Empire), le Mans, St-Quentin fantérieurement à 1077), Beauvais, avant 1099, puis Arras, Noyon (vers 1108), Mantes en 11 10, Valenciennes en 1114, Amiens en 1116-1117; Corbie vers 11 20, Soissonsen 112f), Bruges, Lille, St-Omer vers 1127, et Gand peu après. Dans les villes du Midi, le mouvement se produisit plus tard, à Montpellier en 1142, à Béziers en 1167, à Toulouse en 118S, à Nîmes en 1207 seule- ment.
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Les troubles du Mans, en 1069, apparaissent comme un pro- drome. Le seigneur de la ville, Guillaume le Conquérant, éfaijt retenu en Angleterre : circonstance favorable. Et, pour s'affranchir de son autorité, il se forma une association où tout le monde entra, les patriciens et leurs clients, Tévéque et son clergé, et les che- valiers mêmes qui étaient établis à demeure clans la ville. Et tout aussitôt l'esprit de l'association urbaine se manifesta. On partit en guerre, bannière, évêque et clergé en tète, contre les barons féo- daux de la région. Les bourgeois livrèrent plusieurs de leurs « fertés » aux flammes, puis ils coururent « avec une ardeur furi- bonde» mettre le siège devant le château d'Hugue de Sillé, un des principaux seigneurs du pays; mais le donjon résista et les Manceaux se retournèrent contre le château de Geoffroi du Maine, dont ils s'emparèrent et qu'ils détruisirent de fond en comble. A vrai dire, cette belle vaillance s'apaisa au retour du Conquérant et les Manceaux processionnèr^nt humblement à sa rencontre pour lui remettre les clés de leur cité.
L'établissement de la commune de Laon prit un caractère par- ticulièrement dramatique.
La ville avait été la capitale des Carolingiens, qui y vivaient avec une partie de leur noblesse, cité construite sur une montagne — le Mont Loon des chansons de geste, — rendue inaccessible par des travaux de défense qu'entouraient de toutes parts des vignes et des haies vives. A la suite du long séjour qu'y avaient fait les princes carolingiens, la noblesse féodale vivait encore à Laon, sur la fin du xi" siècle, proportionnellement plus nombreuse que dans les autres villes. Entre ces chevaliers et les paysans, leurs vassaux, les rapports étaient fréquents. La ville était sous la suze- raineté de l'évèque, qui tenait à Laon cour de justice et y percevait les droits féodaux. On trouvait donc à Laon, sur la fin du xi" siècle, trois catégories de personnes : i° l'évèque, seigneur ecclésiastique et seigneur féodal, avec ses clercs et sa familia, ses serviteurs et ses hommes d'armes; 2° les seigneurs féodaux, c'est-à-dire les chevaliers établis à demeure, avec quelques-uns de leurs vassaux et leurs écuyers ; 3° les bourgeois et leurs me.snies. L'industi-ie était peu développée et ces citadins étaient pour la plupart des maraîchers.
Sur cotte fin du xi" siècle, l'évèque de Laon, un nommé Gau- dry, était un singulier personnage. Il n'était pas prêtre mais simple sous-diacre, d'une ignorance grossière, sauf en matière de guerre
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et de chasse. Il avait conquis la faveur de Henri I", roi d'Angleterre, à la bataille de Tinchebray (28 septembre 1106), où il avait fait prisonnier Robert Courte-Heuse, frèj-e de Henri V", et l'avait livré entre les mains du roi. Sur quoi Henri le fit son référendaire, puis évoque de Laon. On le voyait vêtu de la chape et de la mitre; mais plus souvent du heaume et du haubert. Il se faisait suivre d'un nègre qui lui servait de bourreau. Il avait fait assassiner le châte- lain Gérard de Quierzy en pleine église. Guibert de Nogent et Orderic Vital ont tracé de l'évêque Gaudry le même portrait.
Au palais épiscopal, étaient rangés les vases remplis de l'or qu'il avait tiré du monarque anglais et, en plus grande quantité, de ses sujets de Laon,
Au reste, lesdits sujets eux-mêmes n'étaient pas d'humeur paisible. On a vu comment, son œuvre d'organisation terminée, une partie de la noblesse féodale était devenue pillarde. Ces mœurs se retrouvaient parmi les chevaliers demeurés à Laon, et se communiquaient à leurs concitoyens, les bourgeois. Ainsi la ville s'était transformée en une manière de coupe-gorge. Les nobles se jetaient la nuit sur les bourgeois, les menaçaient de mort, les mettaient à rançon; par contre-partie, les bourgeois s'emparaient des paysans dont les nobles étaient suzerains et les dépouillaient avec une égale brutalité.
Le roi lui-même n'était pas à l'abri des entreprises de nos citadins. Il lui arrivait de prendre gîte à Laon avec sa « maison ». On voyait ses chevaux menés à l'abreuvoir, par les rues de la ville, de grand matin ou le soir à la brune ; et nos bourgeois de les guetter au passage et de s'en emparer après avoir rossé les palefreniers.
On imagine l'effervescence que produisit dans un pareil milieu l'annonce des chartes de commune obtenues par les habitants de St-Quentin et de Noyon. L'évêque Gaudry étant parti pour l'Angleterre, les bourgeois de Laon tirèrent du clergé et des nobles de la ville l'autorisation de s'unir en commune à leur tour.
Il faut réimprimer ici, une fois de plus, le célèbre passage de Guibert de Nogent: « Le clergé, l'archidiacre et les grands (les chevaliers), voyant comment les choses allaient, dans leur désir de se procurer de l'argent, offrirent au peuple de lui donner, moyennant finance, la faculté de former une commune. Or, voici ce qu'on entendait parce nom exécrable et nouveau: « Tous le«« habitants redevables par tète d'un certain cens, devaient acquitter
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«une seule fois dans l'année envers leurs seigneurs les obligations «ordinaires de la servitude, et se racheter par une amende légale- « ment fixée s'ils tombaient dans quelque faute contraire aux lois. » A cette condition, ils étaient entièrement exemptés de toutes les autres charges et redevances qu'on a coutume d'imposer aux serfs. Les hommes du peuple, saisissant cette occasion de se racheter d'une foule de vexations, donnèrent des monceaux d'ar- gent à ces avares, dont les mains semblaient des gouffres qu'il fallait combler. Ceux-ci, rendus plus trai tables par cette pluie d'or, promirent aux gens du peuple, sous la foi des serments, de tenir exactement les conventions faites à cet égard. »
On se demande si le mot « exécrable », qui se trouve au début de cette page si célèbre, n'est pas une interpolation: car le sens en est contraire au contexte, contraire surtout à l'esprit qui anime l'œuvre de Guibert de Nogent.
Mais voici Gaudry qui revient d'Angleterre : on imagine sa fureur; elle éclate, puis elle s'apaise quand les bourgeois lui ont, à lui aussi, versé de l'argent. Et Louis VI également, moyennant finance, reconnaît la nouvelle commune (IHI) ; mais, dès l'année suivante, sous la pression exercée par l'évêque, le roi revient sur sa décision et la commune de Laon est supprimée (1112). Ce fut l'origine de fa révolution. Les rues de Laon retentissent des cris : « Commune! commune! »; et comme Guibert de Nogent avertit Gaudry du danger qu'il court en résistant plus longtemps aux bourgeois :
« Bon ! dit l'évêque, que peuvent-ils? Si Jean, mon nègre, tirait le plus redoutable d'entre eux par le nez, oserait-il seulement grogner? »
« La violation des traités qui avaient constitué la commune de Laon, écrit Guibert de Nogent, remplit le cœur des bourgeois de stupeur et de rage. Ils cessèrent de s'occuper de leur métier : les savetiers et les cordonniers fermèrent leurs boutiques, les auber- gistes et les cabaretiers n'étalèrent aucune marchandise ». Grève générale.
Loin de se laisser intimider, l'évêque et les chevaliers exigèrent des habitants une nouvelle contribution, destinée à détruire la connnune et qui s'élevait à un chiffre égal à la somme qu'ils avaient payée pour l'établir.
Le vendredi saint, des bandes armées d'épées et d'épieux, de cognées et de haches, d'arcs et de guisarmes, parcourent les rues.
LES COMMUiNEiS Ua
convergent vers le palais épiscopai, en égorgent les défenseurs. Au bruit, l'évèque Gaudry court se réfugier dans la cave, où il se blottit au fond d'un tonneau. Il en est tiré par les cheveux. Aux ricanements des bourgeois exaspérés, un serf lui fend le crâne à coups de hache. Sur le sol gras de la cave, son sang mêle sa pourpre onctueuse à celle des tonneaux défoncés. Les massacres se multiplient Les demeures des clercs et des nobles sont pillées, livrées aux flammes. La cathédrale est incendiée; l'immense toiture s'en effondre avec fracas sur les reliquaires et les chan- deliers d'argent. Les adversaires des bourgeois prennent la fuite, sous divers déguisements. On les voyait, hommes et femmes, se sauver, dévalant la côte et trébuchant parmi les vignes dont la ville était entourée. Le cadavre de l'évèque, dépouillé de ses vêtements, fut traîné sur la place, où il demeura jusqu'au len- demain, nu, souillé, pitoyable, en butte aux pires outrages; alors seulement les bourgeois permirent de l'enterrer.
Le mouvement s'étendit. Les bourgeois de Laon obtinrent l'appui de Thomas de Marie, châtelain de Crécy-sur-Serre et de Nouvion l'Abbesse, un des plus redoutables bandits féodaux du temps.
Il était fils d'Enguerran de Boves. Sa jeunesse s'était passée à détrousser les pèlerins, par quoi il avait commencé son énorme fortune. Puis, après des années d'orgie et de débauches, il s'était installé dans son donjon, en brigand déclaré. Il faisait régner la terreur sur le pays environnant, continuant de voler pour s'enri- chir davantage, continuant de tuer et de torturer pour se disti'aire : « Il suspendait ses captifs en l'air, écrit Guibert, les accrochant de sa propre main par les organes les plus délicats, qui, cédant au poids du corps, étaient arrachés et, par le trou béant, coulaient les intestins; il les pendait par les pouces et leur chargeait les épaules d'une grosse pierre pour ajouter à leur poids; il les frappait jusqu'à la mort de coups de bâtons et leur brisait les os. »
On ne pouvait compter le nombre de victimes qu'il avait laissées pourrir au fond de ses cachots. Il brûlait les pieds à ses captifs à petit feu, et quand ils ne pouvaient plus marcher, tant ils avaient été torturés, il leur tranchait les pieds : puisque aussi bien, disait- il, ils ne pouvaient plus s'en servir.
f( Un jour il enfonça sa lame dans la bouche d'un malheureux si profondément que le fer perça les intestins ». Les bourgeois
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de Laon avaient là un utile auxiliaire. Mais le roi intervint et envoya des troupes contre les insurgés. Les bourgeois s'enfuirent, tandis que les nobles et les clercs revenaient entre les murs de Laon. « Maintenant les grands échappés au massacre, dit Guibert, enlevèrent des maisons des fugitifs toutes les subsistances, tous les meubles et jusques aux gonds et aux verroux ». Les paysans de la banlieue suivant le parti de leurs seigneurs, c'est-à-dire des nobles établis dans Laon, envahissent la ville prise et, durant plusieurs jours, pillent et démolissent. La commune disparut donc (1114); on pouvait croire que c'était pour toujours : mais, dès l'année 1128, sous le nom d'institution de paix, les habitants de Laon obtenaient leur charte commune.
Qu'était-ce en réalité que la proclamation d'une commune au début du XII® siècle ? Nous avons aujourd'hui des actes par lesquels est reconnue à une association la personnalité civile ; par une charte de commune était reconnue à une communauté urbaine la personnalité féodale.
La commune devient une personne féodale, une seigneurie col- lective; une association de non nobles unis pour former un noble collectif. Comme un baron en son donjon, elle entre dans la hié- rarchie féodale : elle devient la vassale d'un suzerain qui la gou- verne suivant les usages des nobles et auquel elle rendra le service noble, le service d'ost et de chevauchée, le service de guerre : et elle devient suzeraine à son tour d'autres vassaux. Les prérogatives qu'elle a conquises sont exactement celles qui étaient attachées à la possession d'une baronie. Elle a un sceau comme le seigneur féodal et, comme lui, elle a son donjon, qu'on nomme le betfroi. Arrivera- t-il à un roi de détruire une commune'? il fera raser son beffroi comme il fera raser le donjon seigneurial s'il s'empare d'un fief.
Quelles pouvaient être les clauses d'une charte de commune ?
On en jugera par celle de Beauvais :
« Les habitants de la ville jureront la commune ; — ils se prê- teront assistance mutuelle; — les paii's de la commune, appelés ailleurs jurés ou échevins, feront rendre justice à chacun ; — si quelqu'un, après avoir fait tort à l'un des membres de la commune, trouve refuge dans un domaine féodal, les pairs en exigeront du seigneur qu'il répare le dommage occasionné, et, si le seigneur s'y refuse, ils tireront vengeance de lui ou de ses hommes ; — les pairs protégeront les marchands qui se rendront au maixhé
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de la ville et poursuivront ceux qui les auraient noiestés ; — la commune sera-t-elle en guerre ouverte contre de'^ ennemis déclarés, nul de ses membres ne pourra leur prêter de l'argent ; — la com- mune sortira-t-elle en armes contre des ennemis, nul de ses membres ne pourra parler à aucun de ces derniers ; — si le débi- teur d'un membre de la commune trouve refuge dans un domaine féodal, le seigneur du domaine acquittera la dette ou expulsera le débiteur, et s'il ne le fait, la commune en prélèvera un dédomma- gement sur ceux des hommes du seigneur dont elle parviendra à s'emparer ».
Organisation militaire et commerciale tout à la fois. Ce sont les riches marchands qui ont dirigé la révolution communale, elle a été faite à leur profit. A St-Omer la guilde tire de sa caisse les fonds destinés aux fortifications.
C'est une erreur néanmoins de dire que le mouvement n'a pas été fait en faveur du menu peuple, que ce dernier était trop humble encore pour exercer une action sur les événements. A cette date, dans les villes, les intérêts du peuple sont liés à ceux du patriciat; le peuple forme sa clientèle ; entre le peuple et ses chefs, existent ces mêmes liens patronaux que nous avons observés, un siècle plus tôt, entre les habitants de la ville et ses seigneurs. Au début du xii^ siècle, le patriciat rendit aux corps de métier les mêmes services de protection que les seigneurs rendaient aux habitants au début du \f siècle. Et les mêmes sentiments d'union et d'affec- tion réciproques existent entre eux, la même coordination des efïorts. C'est grâce aux efforts du patriciat marchand que l'industrie prend son essor, que les métiers prospèrent; c'est grâce à ses efforts que les métiers se perfectionnent. En sorte que le triomphe du patriciat, sur la seigneurie, au xii" siècle, fut par là même le triomphe des métiers : ces rapports se seront profondément modi- fiés un siècle plus tard. L'on a eu tort de juger des sentiments et des conditions dans les villes, au début du xii^ siècle, parce qu'ils seront devenus au XIll^
La charte communale ayant pour effet de faire de la commune une personnalité féodale, la principale conséquence en fut de donnera ses représentants une autorité judiciaire. Au moyen âge on disait : « Fief et justice, c'est tout un ». Le droit de rendre la justice était le principal attribut du seigneur féodal, et c'est par là qu'il gouvernait ses vassaux ; de même que c'était le prin- cipal attribut du roi lui-même, qui par là gouvernait son royaume.
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Et cette justice coininuiiale exercée par le « Magistrat » — car c'est le nom sous lequel on désigna dans les villes du Nord, ce que nous appellerions le conseil municipal — était aussi étendue que celle des seigneurs : elle allait jusqu'au droit de punir d'amendes, de prison, voire de la peine de mort. Les corps muni- cipaux avaient leur pilori, où ils taisaient exposer et battre de verges les condamnés ; ils avaient des gibets, où ils les faisaient pendre et laissaient les cadavres accrochés. On s'est demandé comment les communes avaient pu arracher au pouvoir féodal le plus important de ses attributs : mais parce qu'elles étaient deve- nues elles-mêmes, comme nous venons de le dire, un pouvoir féodal. Et pour aller plus au fond des conditions : les seigneurs féodaux avaient tiré leur pouvoir de l'autorité familiale ; de la môme source les chefs des communes tirèrent le leur. Nous avons vu que les villes s'étaient formées comme les fiefs, sous l'action fami- liale. Des lignages s'y constituèrent qui se groupèrent en parages. La réunion de ces parages forme la ville. Semblable à la cité anti- que, la ville française est, au xii*^ siècle, la réunion d'un certain nombre de familles, à chacune desquelles s'attaclient un certain nombre de « clients ». Ce nest pas une démocratie, mais une aristocratie formée d'un groupement de patrons et de clients. Les chefs de ces parages, suivis par leur clientèle, firent la révolution communale et, quand la ville fut affranchie, ils se trouvèrent tout naturellement à sa tête.
Ainsi s'explique aussi que, pour la formation des premiers échevinages, des premiers « magistrats », on n'ait procédé à aucune élection.
On doit également noter ici que, dans nombre de villes, des « îlots » se trouvèrent, même après la charte communale, soustraits à" la juridiction des magistrats municipaux : ici une enclave res- sortit au roi, plus loin à l'ôvêque, là aune abbaye, ailleurs à des seigneurs particuliers. On se rappellera ce que nous avons dit de la formation des villes. Un quartier, une rue, quelouef^is une unique maison se trouven! sousaaus à iâ juridiction commune, pour relever d'une juridiction féodale particulière.
Un traitqui frappe dans l'étude decesconstitutions communales, c'esyt î'élroite solidarité où elles s'efforcent d'unir les membres des groupements urbaiiav " iou» Ac^s IsCuiires de la commune s'aide- ront de tout loin' pouvou- », dit-CTî! dans la charte 'e '^>àu]i'; , — a Chacun des hommes de la commune gardera hdélité à son juré,
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viendra à son secours, lui prêtera aide et conseil » ; porte la charte d'Abbeville. Les chartes s'appellent des « fraternités », des « charités » ; des « institutions de paix », ou plus simplement des « paix » ; la paix d'Amiens, la paix d'Arras. Les membres de la comnume sont les « paiseurs », la maison de ville sera « la maison de la paix » ; le territoire communal « l'enceinte de la paix » ; le serment des membres « le serment de la paix ». Car l'autorité seigneuriale, dont le principal rôle avait été d'assurer la paix à ses bourgeois et de la maintenir, au dehors par la puis- sance des armes, au dedans par l'exercice d'un pouvoir judiciaire vigilant et actif, cette autorité est doi'énavant alTaiblie, éloignée; et combien il importe de la remplacer par un profond sentiment de dévouement réciproque, de concorde et d'union !
Au reste, pour avoir cédé une grande partie de leur pouvoir et de leurs attributions par la charte de commune, les seigneurs n'ont pas entièrement renoncé à leur suzeraineté sur la ville, où ils ont eacore à exercer des droits et des devoirs que Beauma- noir définira au xiii* siècle avec la clarté de son beau génie :
« Cascuns sires (seigneur) qui a bones viles desoz (dessous) lui, es queles il a communes, doit savoir cascuns ans Testât de le (la) vile et comment elle est démenée et gouvernée par lor majeurs (maires; et par cex qui sunt establi à le vile garder et mainburnir (administrer), si que li rice (patriciens) soient en doute que, s'il mefFont, qu'il seront grièment puni, et que li povre es dites viles puissent gaigner lor pain en pès. »
En ces dernières lignes Beaumanoir fait allusion aux divisions qui éclateront dans les villes au cours du xiii^ siècle, et dont nous aurons à parler plus loin.
Carce serait une erreur de croire que l'action des chartes de com- mune procura aux villes de France les paisibles délices de l'âge d or. Nous avons dit que les communes devenaient des personnes féodales ; elles en acquirent l'esprit agressif et guerrier. C'est à peine si, au début du xiii^ siècle, Jacques de Vitry exagère en son sermon aux bourgeois :
« Les bourgeois, se fiant à leur multitude, oppriment leurs voisins et les assujettissent par la violence : communes brutales qui ne se bornent pas à accabler les nobles de leur voisinage.. , elles aspirent a la perte de leurs voisins, détruisent les cités et les autres com- munes qu'elles persécutent... La plupart des communes se font une g;uerre acharnée ; on ne voit pas seulement les communiers
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attaquer leurs pareils ; mais ils s'en prennent encore aux étrangers et aux pèlerins, gens sans défense, qu'ils accablent de péages illicites et rançonnent de toute façon... Au dehors la guerre, au dedans la terreur. »
Les bourgeois avaient créé- le mouvement communal dans un désir d'union. Mais voici tout d'abord les rivalités entre les prin- cipales familles, que la justice seigneuriale avait jusqu'alors main- tenues en paix. Les grands patriciens entraînent à leur suite chacun sa clientèle. Il est peu de ville de France qui, à partir de la fin duxiii siècle, ne soient troublées par ces dissensions d'où naissent souvent des contlits sanglants. Beaumanoir s'exprime ici encore avec clarté et indique au seigneur de la ville la ligne de conduite à tenir :
« Quant contens muet (quand dissension se met) entre cix d'une bone vile por mellée ou por haine, li sires (le seigneur) ne le doit pas souffrir, tout soit ce que (et même si) une des parties ne se daigne plaindre, ançois de s'oftice il doit penre (prendre) les parties et tenir en prison jusqu'à que certaine pès (paix) soit faite entre eus, ou drois asseuremens, se pès ne se pot (peut) fere; car autrement se porroient les bones viles perdre par les maltalens qui seroient des uns lignages as autres » (par les luttes des familles entre elles.)
Dans plusieurs villes du Midi, qui étaient parvenues à s'affran- chir de la suzeraineté seigneuriale plus complètement que celles du Nord, ce recours à l'autorité suzeraine pour apaiser les conflits entre les lignages n'étant plus possible, on en fut réduit à faire appel à ces singuliers personnages qu'on nommait des podestats. On vit des cités comme Marseille, Arles, Avignon, appeler des étrangers, des Italiens généralement, et leur demander de les gou- verner un certain temps, avec un pouvoir dictatorial. La constitu- tion même de la ville était remise entre leurs mains, « pourvu qu'ils gouvernassent « sans haine, sans faveur, sans crainte, sans profit personnel » : seul moyen d'échapper aux conflits entre les familles patriciennes qui se disputaient l'administration. Ces « tyrans », ces podestats, étrangers aux luttes civiles qui déchiraient la ville, étaient seuls capables d'y rétablir l'ordre par l'exercice d'un pou- voir absolu.
Après quoi surgiront les dissensions entre les patriciens et leur clientèle d'une part et la classe populaire, le « commun » de l'autre. Elles rempliront la fin du xiii' et le xiv* siècle et feront couler des
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flots de sang. Loin de réduire la distance qui séparait le menu peuple du palricial. l'élablissement des communes ne fit que l'ac- centuer, car, à la l'icliesse, les patriciens ajoutèrent le gouverne- ment de la cité qui se trouvait jusqu'alors entre les mains du sei- gneur. Et, n'ayant plus besoin du peuple dans leur lutte contre le suzerain féodal, ils arriveront à ne plus parler qu'avec mépris de ceux « dont le travail bleuit les ongles ».
Il convient de dire encore quelques mots des communes rurales. Nombre d'entre elles obtinrent des chartes de commune de leur seigneur, soit par bienveillance, soit moyennant finance, soit à la suite d'une insurrection armée. De ce jour, les habitants se choi- sissaient des magistrats, organisaient une milice, s'entouraient de lemparts : le village devenait une ville. On vit parfois plusieurs villages se réunir et former une seule communauté qui obtenait une charte de commune. On en pourrait citer nombre d'exemples, dont le plus important serait celui de ces dix-sept villages du Laonnais, qui adoptèrent pour centre politique Anizy-le-ChaLeau et reçurent, en 1128, la charte de Laon dont nous avons parlé.
Parmi ces chartes concédées aux villageois, une mention >péciale revient au fameux privilège concédé par Louis VI au bourg de Lorris en-Gâtinais. Le roi y prenait des mesures en faveur de ses sujets, contre ses propres agents. Il améliorait la condition des personnes, en les délivrant de l'attache qui les fixait au sol. A l'avenir chaque bourgeois de Lorris pouvait quitter la localité et vendre les biens qu'il y possédait. Les corvées étalent suppr^'oées et le service d'ordre dû au roi était limité à la durée d'une journée. Tout au moins ce service dû au roi ne pouvait entraîner les habitants à plus d'une journée de leur domicile. Les contributions directes étaient réduites et fixées ; la plupart des contributions indirectes étaient supprimées, les plus impopu- laires, notamment toutes celles qui portaient sur les denrées ali mentaires. Les foires et les marchés du pays étaient assurés d'une protection spéciale, s'étendant aux marchands qui s'y rendaient, et à leurs marchandises; en matière judiciaire enfin, le prévôt royal voyait l'éduire les amendes qu'il pouvait être appelé à pro- noncer et simplifier sa procédure. C'est un des plus vivants efforts qui aient été faits par un prince pour améliorer la condition de ses sujets, et un des plus féconds. Car l'exemple donné par le roi fut suivi par ses barons et le nombre de communes rurales qui ne tardèrent pas à recevoir u la charte Lorris », soit dans le domaine
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royal, soit sur les terres de ses barons, ira se multipliant avec la plus heureuse rapidité. Et chacun y trouvait son profit : les tenan- ciers qui voyaient leur sort amélioré ; les seigneurs qui voyaient la population de leurs domaines s'accroître, les bourgs et les villages prospérer, el, par là, leur propre puissance grandir et les rede- vances mêmes, qu'ils tiraient de leurs sujets, devenir plus impor- tantes; car s'il est vrai que, pour chacun desdits sujets, elles se trouvaient moins lourdes, l'ensemble des sommes perçues accu- sait un sensible accroissement, par suite du développement de la population et de l'aisance générale.
Sources: Giiibertde Nogent, éd. Bourgin. 1901. — Beaumanoir. Coutumes de Beau- vaisis, éd. Salmon, 1899-1900, 2 vol. — Aug. Thierry Monuments inédite de l'his- toire du Tiers-Etat, 1850-56. 2 vol. — A. Giry Documents sur les relations de la royauté avec les villes en Fr. de 11S0 à i3i4, 1883. — Chartes el documents publiés dans les ouvrages suivants :
Thav\ux des historiens : .\. Luchaire. I.es Communes françaises à l'époque des Capétiens directs, nouv. éd. publ. par Halphen, 1911. — Paul Viollet. Hist. des inst. pol. et administ. de la Fr. t. III, 1903, — A. Giry et A Réville. Emancipation des villes, les communes, la bourgeoisie, dans Histoire générale de Lavisse et Rambaud, 11, 1893. — A Giry fl>st. de la v. de St-Omer, et de ses institutions jusqu'au XIV» s., 1887. — A. Giry. Etudes sur les orig'ines de la commune dp St- Quentin. 18S7. — J. Flammermont. Hisl des Inst. mvnicip. de Sen'.s, lasi. — Maurice Prou. Les coutumes de Lorris. 1884. — Abel Lefranc His/. de la v. de Noyon, 1887. — L.-H. Labande. Histoire de Beauvais, 1892. — And. i>ucom. Essai sur ...la commune d'Agen,\'^'i'2.. — R. Villepelet. Hist. de lav. de Périgueux, 1908. — F. Lennel. Hist. de Calais, t I, 19oS. — G. Bourgin. La Commune de boissons, 1908. — Imbart de la Tour, Hisl. de la nation franc., dir. par G. HanuLaux l. lli Hist. politique des oriy. à 1515. S. d. (1921).
CHAPITRE Vlil
LE Xll-^ SIÈCLE
An xw sî^cle les institutions féodales atteignent en France lenr maturité. La paix et la trêve de Uien. La quarantaine le Roi. Les associations de paix. La ctievalerie. L'adoubement. La vertu de l'amour. La vie de château. Les barons poètes et chansonniers. La châtelaine. Les tournois.
Au début du xii° siècle, l'organisation féodale est aclievée. Croyances et traditions sont d'une fermeté absolue.
Personne ne met en doute la vérité de la religion qu'il sert avec ferveur, et ces croyances ont d'autant plus de puissance qu elles sont précises et concrètes. Dans la pensée du temps, le monde se limite à la voûte étoiiée du ciel, tendue au-dessus de nos têtes , la orièrp s'adresse à Dieu et .*^ux saints comme à des voi- sins très j^iociies e., >^ai Lritervieîiiient incessamment dans les affaires humaines, vivant familièrement sur terre autant qu'au delà des nues ; ce qui donne aux sentiments une énergie que nous ne connaissons plus.
Nul ne conteste la valeur de la morale qui lui est enseignée, la légitimité des liens qui fixent les rapports entre les hommes et que personne ne songe à modifier. Nul ne conçoit une organisa- tion sociale préférable à celle qui l'entoure, ni même différente. Ainsi que le fait observer Gaston Paris, personne ne songe à pro- tester contre la société où il est ou n'en rêve une mieux cons- truite « mais tous voudraient qu'elle fût plus complètement ce qu'elle est et. doir être ».
Au commencement du xii"^ siècie toutes les provinces se sont définitivemeiit adaptées aux mêmes '^ormes sociales, celles de la féo- dalité, on dirait mieux du pauonar.
Ce que le père est à ses enfants, le baron l'est à ses fidèles, le patri- cien à ses artisans, le grand feudataire à ses vassaux et le roi à ses
ib2 LA FRANGE FEODALE
feudataires. « Eum pro pâtre habebitis », disait en 987 l'archevêque de Reims. Sa prédiction s est réalisée.
A cette maturité des institutions va correspondre un mouvement économique d'une puissance et d'une intensité qui ont étonné les historiens. On l'a comparé au développement économique du xix*" siècle , mais, tandis que notre temps a dû cette poussée for- midable à la découverte des forces de la vapeur et de l'électricité et aux progrès de la mécanique, le xn" siècle Ta due à des causes morales. La population croît si rapidement qu'elle atteint alors en France un chiffre égal à celui qu'elle compte de nos jours.
Succédant au xi*^ siècle, époque d'une jeunesse héroïque, le XII* siècle donnera à la France le plein épanouissement de son génie : notre littérature, nos arts, nos mœurs rayonneront sur l'Europe; mais avant d'y parvenir on aura encore à franchir des étapes douloureuses, des désordres à apaiser et à calmer bien des violences.
Les Associations de paix.
On se représente bien la société française, au début du xii'^ siècle, telle que nous venons de la décrire : une multitude de petits États, dont chacun est placé sous la suzeraineté de son chef patronal, le baron armé de fer. Les villes elles-mêmes sont deve- nues des personnes féodales. Mais ces petits Etats sont en conflit incessant les uns contre les autres. Tout le monde se bat, qui pour se défendre, qui, pour attaquer. Ce n'est plus l'anarchie des ix*^ et x^ siècles ; c'est la guerre organisée, mais ce n'en est pas moins la guerre, et le pays en est ravagé. Car ces conflits armés consistent surtout en des dévastations sans merci. Les poètes et les chroniqueurs du temps en ont laissé la description : lisez Garin le Loherain, Raoul de Cambrai, Girart de Roussillon, Guibert de Nogent, Orderic Vital.
Les corps de troupes étaient précédés de boutefeux et de four- rageurs. « Les boutefeux embrasent les villages, les fourrageurs les pillent, enlèvent les troupeaux, tuent les pâtres. Les habitants éperdus sont brûlés, ou bien on les ramène les mains liées, une fourche au cou. Le tocsin sonne de tous côtés, l'épouvante est générale ». « On ne voyait plus de moulins tourner, les cheminées ne fumaient plus ; les coqs avaient cessé leurs chants et les grands chiens leurs abois. L'herbe croissait dans les maisons, voire
LE Xll» SIÈCLE 155
entre les pavés des églises ; car les prouvaires avaient abandonné les crucifix brisés [Garin le Lokerain). « Pour désoler le pays (le Maine) on se servit de moyens divers. Les vignes étaient arrachées, les arbres fruitiers coupés sur pied, maisons et murailles détruites. Cette région si riche fut désolée par le fer et le feu, après quoi le roi d'Angleterre entra triomphant dans la ville du Mans » (Orderic Vital).
L'Eglise s'efforça, dès le \f siècle, de réfréner ces fureurs, Raoul le Glabre déjà ne nous montre-t-il pas les foules arrivant aux conciles '? Elles se pressent autour de leurs évèques armés de leurs crosses d'or, et lèvent désespérément les mains vers le ciel en criant : « Paix ! paix ! » Les efforts des prélats aboutissent à la proclamation de la paix et de la trêve de Dieu, auxquelles nombre de seigneurs féodaux donneront leur adhésion. Il est défendu de faire violence aux prêtres, aux églises, aux femmes, aux enfants, aux paysans et de saisir leurs biens. Voilà la paix de Dieu. Il est défendu de se livrer à la guerre privée depuis le pre- mier dimanche de l'Avent jusqu'à l'Octave de l'Epiphanie, depuis le premier jour de Carême jusqu'à l'Octave de l'Ascension, et, pen- dant le reste de l'année, depuis le mercredi soir jusqu'au lundi matin, c'est-à-dire pendant les jours de la semaine qui répondaient aux jours de la Passion : voilà la trêve de Dieu !
A la trêve de Dieu viendra, sous Philippe Auguste, s'ajouter la Quarantaine le roi : c'est-à-dire l'obligation de laisser écouler quarante jours entre l'olFense et la déclaration de la vengeance qu'on en veut tirer, d'une part, et, d'autre part, l'ouverture des hostilités. On comprend quun droit de guerre civile morcelé, déchiqueté, retardé, claquemuré en de minces espaces de temps, trouvât à son essor de singulières entraves. Et, pour obtenir que ces prescriptions fussent observées, se formèrent de toute part les fameuses associations de paix, qui en arrivèrent à mettre sur pied de véritables armées où entraient des nobles, des bourgeois, des artisans, des paysans.
La Chevalerie.
Au reste l'œuvre pacificatrice fut facilitée par les tendances qui se firent jour dans la noblesse féodale elle-même ; elles firent naître la chevalerie.
L'institution de la chevalerie est également d'origine française :
454 LA FRANGE FÉODALE
en France elle brilla du plus vif éclat. Ecoutez l'Anglais Giraud do Barri célébrant « la chevalerie française dont la gloire domine {exsuperat) le monde entier ».
On doit distinguer la chevalerie de la noblesse féodale, bien quV-lle en soit issue et que presque tous les barons féodaux aient été des chevaliers. La chevalerie constituait un ordre, auquel les gentilshommes étaient généralement agrégés, après une cérémonie religieuse qu on nommait l'investiture, et après l'adoubement par un autre chevalier, le plus souvent le suzerain du fief auquel appartenait le récipiendaire ; mais la noblesse n'était pas une condition rigoureusement requise. On vit des roturiers, voire des serfs, qui furent armés chevaliers ; et parfois des nobles restèrent damoiseaux toute leur vie, à cause de la grande dépense que l'adoubement occasionnait.
La scène de l'adoubement se passait dans une église, ou dans la « salle », dans la cour d'un château, voire en pleine cam- pagne. La partie essentielle en consistait dans la remise de l'épée par le seigneur au jeune chevalier et dans la « colée », trois coups du plat de l'épée frappés sur l'épaule ou un fort coup de poing donné sur la nuque par le chevalier qui adoubait le novice. Ce dernier avait passé la nuit précédente en prières au pied d'un autel, le matin il s'était baigné et s'était vêtu de blanc, puis il avait reçu les sacrements de la confession et de la communion, car 1 Église en était venue à considérer la chevalerie comme un huitième sacrement.
Voici les principaux détails de la cérémonie.
Le seigneur demandait au novice s'il était résolu à vivre conformément au bien de l'Eglise, à l'honneur et aux lois de la chevalerie. Le novice en prêtait le serment, après quoi il était revêtu pièce à pièce par des chevaliers, parfois par des dames ou des demoiselles, des différentes parties de Tarmure que portait le chevalier : on lui mettait ses éperons, le haubert ou la cotte de mailles, la cuirasse, les brassards, les gantelets, enfin le seigneur lui ceignait l'épée. C'était l'adoubement. Après quoi, le seigneur, qui conterait l'ordre, se levait de son siège et donnait la colée au récipiendaire qui se tenait à genoux devant lui.
Le seigneur disait : « Au nom de Dieu, de saint Michel et de saint Georges, je te fais chevalier » ; et il ajoutait : « Sois preux ». Enfin on remettait au nouveau chevalier le heaume, le bouclier, la lance et on lui amenait un cheval. Devant l'assistance nom-
LE XII* SIÈCLE 155
breuse, il devait s'y élancer, sans se servir si possible de l'étrier, et taire un temps de galop, courir une quintaine, c'est-à-dire trans- percer ou renverser, de sa lance en arrêt, un mannequin revêtu d'une armure de fer que soutenait un pieu planté en terre. La journée se complétait par des festins, des fêtes, des réjouissances, et. si le nouveau chevalier appartenait à un riche lignage, par des joutes et des tournoisj
Les obligations morales imposées au chevalier ont fait l'impor- tance de l'institution : demeurer soumis au suzerain, combattre pour la foi, être fidèle à sa parole, protéger les faibles, les hommes « mès-aisés et non puissans », les veuves et les orphelins, combattre l'injustice.
Les poètes médiévaux ont laissé la description du chevalier idéal. Il doit être « franc de cœur et joli de corps, débonnaire, doux et humble et peu parleur ». Ajoutez les deux grandes qualités demandées aux a riches hommes » du temps : vaillance et largesse.
En toute circonstance, le chevalier doit défendre sa foi. « Et pour ceste protestation de maintenir la foy de Jésus-Christ, la coutume estoit telle en France que les chevaliers oyant la messe, tenoient leur espée nue en pal (dressée) tandis qu'on disoit l'Evan- gile» (Lacurne de Sainte-Palaye).
Un chevalier avait-il faussé les lois de la chevalerie, manqué à l'honneur, forfait à son serment, il était dégradé. La partie essen- tielle de cette dernière cérémonie consistait en ce qu'on coupait au chevalier félon, au ras du talon, son éperon doré.
Institutions qui se complétaient par la vertu essentielle que nous avons indiquée plus haut : le seigneur doit aimer ses vassaux, les vassaux doivent aimer leur seigneur ; ce que l'auteur de Henart le noucel exprime en deux vers d'une exactitude saisissante, quand il compare la société à un navire :
Et s'est li nave [navire] batillie [fortifié] De concorde par sig^aoïirie. [La seigneurie a rendu la patrie forte par la concorde].
Ainsi vit-on se développer la grande vertu du moyen âge : l'amour. Jamais le précepte divin, humain, « aimez-vous les uns les autres» n'a pénétré plus profondément le cœur.
Amors et Icaritès et Dieus Est une cose... [Amour, charité et Dieu sont une même cliose].
{Henart le nouvel).
156 LA FRANCE FÉODALE
Et la première conséquence de cet annour, est la « largesse »: le seigneur, le riche doivent donner. Vertu nécessaire au moyen âge, à l'époque où les moyens de gagner sa vie, de parvenir à la for- tune n'étaient pas nombreux, ni d'un accès facile; et où nul crédit n'était organisé.
« Vous aimerez à poindre de l'éperon, vous distribuerez vos honneurs (fiels) aux chevaliers, le vair et le gris à ceux qui n'ont rien : un vrai seigneur s'élève en faisant largesse et, s'il est avare, chaque jour de sa vie est le dommage des autres » [Garui le Lohprain).
« Qu'est-ce que la science, dit Robert de Blois, si près d'elle va l'avarice ; qu'est-ce que la vaillance, si le preux est eschars (regar- dant)?» « D'où vient l'autorité des princes et des preux? — De largesse. — Largesse est la reine des vertus. — Les seigneurs ont de quoi donner et donnent : voilà le secret de leur puis- sance».
Mais l'homme est homme, et les vertus les mieux enseignées par la tradition, par les coutumes, par la constitution même de la société où l'on vit, par les préceptes des clercs et des poètes, peuvent ne pas avoir emprise sur lui; et puis les moyens de bien faire sont limités. Aussi le pauvre, I humble doit-il savoir souffrir :
Ja n'iert mananz cil qui ne set estre soffranz
dit encore Robert de Blois.
Telle fut en sa rude enveloppe de pierre et de fer, l'âme sociale du xii" siècle : « Soyez généreux, sachez souffrir, aimez-vous les uns les autres autant que vous pouvez aimer ».
La vie de château.
Le seigneur vivait avec samesnieen son château. Au xii* siècle, la noblesse a presque entièrement abandonné le séjour des villes, où el le se plaisait au siècle précédent, pour vivre dans ses domaines des champs. Le château du xn^ siècle est le centre d'une vasifl exploitation agricole. Les ateliers des artisans, qui y étaient atta- chés, n'ont pas disparu; mais ils ne se sont pas développés, car les villes ont donné à l'industrie un grand essor, et, par les marchands «jui circulent, le château peut se procurer les objets fabriqués
LE Xll- SIECLE 1S7
Au centre, la maîtresse tour, le donjon, au pied duquel est bâti le « palais », résidence du seigneur et de sa famille immédiate. Du haut du donjon la guette (le veilleur) surveille l'horizon. Le veilleur avertit de l'approche des ennemis ou signale l'arrivée des visiteurs devant lesquels s'abaisseront les ponts- levis Pour tuer le temps, il joue de la flûte, du sistre ou du chalumeau, ou chante quelqu'une de ces chansons d'amour qu'on nomme des « chansons de guettes ».
Les abords du donjon sont gardés par des hommes d'armes. Comme au seuil des églises, des mendiants se tiennent à l'entrée du palais :
A la porte a la gent trouvée Qui alendoi-ent la donnée.
(Châtelain de Coucy, v. 2991.)
Ils se tiennent ordinairement, sur les degrés inférieurs du grand escalier par lequel on accède à la résidence du seigneur, escalier qui a joué un rôle important dans la vie féodale, car les hôtes du château en occupent volontiers les marches de pierre bise, pour y prendre l'air et deviser ; sur le perron, au haut des longues marches, il arrive au baron de tenir sa cour et de rendre la jus- tice aux hommes de son fief; au pied de l'escalier se livrent les combats singuliers, les joutes, se déroulent les quintaines ; sur les degrés prennentplace les spectateurs, et les combattants viennent s'y reposer.
L'escalier de pierre est soutenu par des voûtes, sous les- quelles les pauvres, les mendiants, peuvent prendre abri. On lit dans /a Vie de saint Alexis, que celui-ci vécut plusieurs années, ignoré, sous le degré du château paternel, avant qu'on ne le reconnût.
Deux pièces principales dans le château féodal : la Salle et la Chambre. Dans la salle se déployait la vie publique. Le seigneur V tenait ses assises, accueillait les messagers, donnait des fêtes, bans la Chambre, qu'il partageait avec sa femme, il recevait ses intimes : dans la Chambre, auprès du foyer, se dévidaient les longues causeries des soirées d'hiver.
La Salle, de vastes dimensions, s'ouvrait au haut des degrés. A l'une des extrémités une longue estrade, qui prenait toute la lar- geur de la pièce, élevée par une marche de quelques pouces au- dessus du sol, s'appelait le dais. Là, le seigneur et sa dame rece- FcjNciv-BuF.NT.wo — f-e Moyen Age. 6
158 LA FRANCE FÉODALE
vaient leurs hôtes, assis tous deux dans des fauteuils (sièges pliants) ; là se dressaient les tables hautes ; ainsi appelées parce qu'elles y dominaient les tables basses dressées sur le plancher de la salle; à ces tables hautes prenaient place le seigneur, la châtelaine et les invités de marque. Le dais était directement éclairé par une grande fenêtre en saillie sur l'extérieur : dans l'es- pace que cette saillie fournissait à l'intérieur de la pièce, les ser- viteurs dressaient une table utile pour le service et la desserte.
Dans la Salle, de grands coffres de bois, contenant les effets du châtelain et de la châtelaine, servaient de sièges. Car l'ameuble- ment de ces pièces était des plus rudimentaires ; elles étaient à peu près vides. Les sièges de la Salle étaient des bancs de pierre taillés au long des murs ou dans les embrasures des fenêtres ; on les complétait par des sièges pliants que l'on apportait à l'occa- sion, de même on dressait la table, forméede planches posées surdes tréteaux, au moment du repas; les crédences chargées de vaisselle n'apparaîtront qu'au xv^ siècle.
Les grandes dalles des parquets étaient semées de jonc — d'où le moi joncher — d'herbes odiférantes, parfois de fleurs : .
Frais jonc et mente i ont fait aporter Et tôt l'ostel moût bien empimenter.
[Les Narbonnais, v. 2405.)
Empimenter, c'est-à-dire parfumer en y brûlant du bois de genièvre et des parfums orientaux.
« Un jour était le duc Begon dans le château de Belin, avec belle Béatris, la fille au duc Milon de Blaives (sa femme). Il lui baisait la bouche et le visage ; la dame lui souriait doucement. Dans la salle, devant eux, jouaient leurs deux enfants : l'aîné se nommait Garin et avait douze ans ; le second Hernaudin, n'en comptait que dix. Six nobles damoiseaux partageaient leurs ébats, courant, sautant, riant et jouant à qui mieux mieux.
« Le duc les regai'dait; il se prit à soupirer; la belle Béatris s'en aperçut : « Qu'avez-vous à penser, sire Begon ? dit-elle, « vous si haut, si noble, si hardi chevalier. N'êtes-vous pas un « riche homme dans le monde? L'or et l'argent emplissent vos « écrins, le vair et le gris vos garde-robes; vous avez autours et « faucons sur perches : dans vos étables force roncins, palefrois, « mules et chevaux de prix ; vous avez foulé tous vos ennemis ; à « six joui'nées autour de \^o\\\) il n'est pas un chevalier qui manque-
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« rait de venir à vos plaids ; de (juoi pouve/vous prendre souci ? » [Garinle Loherain).
Tout seigneur féodal avait une Cour, semblable à la Cour royale, laquelle était d'ailleurs issue directement de la Cour du baron. Dès l'époque des donjons de bois, il y logeait et nourrissait une nom- breuse mesnie de vassaux, de serviteurs, d'artisans, de domes- tiques: combien elle s'est accrue dans les grandes résidences du xii'^ siècle!
Les écuyers, aussi nommés les « poursuivants », parce qu'ils « poursuivaient» l'ordre de chevalerie, se divisaient en plusieurs classes, selon le service auquel ils étaient affectés; voici l'écuyer du corps, attaché soit au seigneur, soit à la dame; l'écuyer de la chambre ou chambellan; l'écuyer de la table ou sénéchal ; l'écuyer de l'écurie ou connétable; l'écuyer de l'échansonnerie ou bou- teiller; l'écuyer de lapaneterie, etc.
Sous leurs ordres, des serviteurs dressaient les tables et met- taient le couvert, apportaient l'eau dont on se lavait les mains avant le repas, servaient les mets, versaient à boire; ils s'occu- paient de la paneterie, de l'échansonnerie, de la cuisine, du ser- vice des chambres, veillaient à ordonner les caroles et réjouis- sances qui suivaient les repas ; et, avant que l'assemblée ne se séparât, présentaient les épices et les vins sucrés, les confitures, le vin chaud, l'hypocras que les hôtes prenaient avant de s'aller coucher. Les écuyers accompagnaient les hôtes jusqu'aux chambres qui leur avaient été préparées. Plus important était encore leur service militaire : ils entretenaient les armes du sei- gneur, l'en revêtaient, soignaient ses chevaux, s'occupaient de leur harnachement, le suivaient à la guerre, à la Cour suzeraine; ils l'accompagnaient au tournoi.
Ces écuyers. fils de chevaliers, étaient destinés à la chevalerie; ils étaient les fils des vassaux du seigneur ou de ses parents.
Le principal officier à la Cour du baron féodal était le séné- chal comme il était le principal officier à la Cour du roi. Il avait dans ses attributions l'intendance de la maison. Ses rapports avec le seigneur étaient étroits. Une locution disait :
Au sénéchal de la maison Peut-on connaître le baron.
Les écuyers et les jeunes bacheliers, qui vivaient dans le châ- teau du baron tout en le servant, recevaient de lui l'éducation qui
160 L\ FRANCE FEODALE
devait les rendre capables de tenir leur rang dans la société féo- dale. Ils étaient aussi appelés les « nourris » et, à ce titre, se regardaient comme de la famille seigneuriale.
Car chuis est mes parens qu'à maingier me donra
{Bauduin de Sebourc, chant XIX, vers 550.)
Ils recevaient du sénéchal les distributions de viande — ce mot signifiait « nourriture » d'une manière générale — et du bouteiller les hanaps de vin ; à moins que la châtelaine ne s'acquittât de ce soin.
Guillaume au nez courbe revient du désastre de Larchamp. Il pénètre dans la salle de son château :
« Oh, i bone sale, corne estes langue et lée [hirge]
Ue totes parz vus vei [vois] si aournée [ornée]
Buer [bénie] seit la dfime qui si t'a conreiée [arrangée].
Oh ! haltes tables, cum vus [vous] estes levées !
Napes de lin vei [vois] desur vus gelées.
Ces escueles empli-es et rasées [emplies jusqu'au bord]...
Mais les bacheliers, les nourris du comte Guillaume, qui avaient coutume de prendre place à ces tables, ne s'y assiéront plus : ils ont été tués dans le combat.
N'i mangerunt li fil [les fils] de franches mères. Qui en Larchamp unt les testes colpées u. Plure [pleure] Wiliame et Guiburc [sa iemmel s'est pâmée; Il la redresce, si l'ad reconfortée...
La scène est sublime.
Le moindre seigneur devait entretenir plusieurs [écujers en son château, 11 est question dans Guillaume de Dole d'un pauvre sei- gneur: « Il n'est pas riche : onques ne pot pestre (put entre- tenir) de sa terre .vj. (six) écuvers... »
Auben s adresse à ses compagnons :
Vint [vingt] chevaliers d'H'issiés ostelcr
Et je n'en vois que deus [deux] à cest souper...
' Auheri.
Les vassaux sont obligés de se rendre à des dates régulières, tous les mois ou tous les (|uin7,(^ jouis, et les jours de grandes fêtes,
LE XIl» SIÈCLE 4 61
à la Cour de leur seigneur où, en assemblée, ils jugent, sous la pré- sidence de leur patron, les différends qui ont pu surgir entre les habitants du domaine.
Ces assises se tenaient généralennent dans la « Salle » du châ- teau, qui en recevait le nom de « mandement : »
Et li baron s'en vont là sus el mandement La ou U dus [duc] séoit entre lui et sa gent.
{Les Quatre fils Aymon, v. 447).
Voyez dans la Salle le seigneur entouré de ses vassaux. « Il porte une chape fourrée de gris, dont la panne est d'un écarlate sanguin et le col de blanche hermine ; la ceinture est formée d'une large bande de fin or, serrée par une agrafe étincelante de pierres précieuses. De la verge de pin qu'il a en main il frappe fortement la table pour réclamer le silence ». [Gariri le Loherain.)
Les vassaux, réunis sous ses yeux, sont vêtus, les uns de hoque- tons et de surcots, les autres de broignes ou de haubei'ts, et devisent entre eux courtoisement. Sur le haubert, treillis de mailles grises, est jetée la cote d'un rouge éclatant :
La color de la cote armée Nous monstre par raison prouvée Le marlire que Deus soufii Quant pour nous son sanc espandi.
[Robert de Blois, v. Hll.)
Les heaumes sont émaillés de couleurs vives, de dessins fleuris et sertis parfois de pierreries. Le seigneur prend place dans un fauteuil sur le dais, d'où il domine l'assemblée, et sa femme s'as- sied auprès de lui.
Ces hommes de fer vêtus, dont la principale occupation était la guerre, ne manquaient pas de culture. On aurait tort de ne voir en eux que des soudards. Assurément à la vie guerrière ils se plaisaient surtout; mais combien d'entre eux étaient instruits, amis des lettres, et rassemblaient dans leur « palais » des manu- scrits contenant les œuvres des auteurs préférés !
Entre deux combats, au cours de leurs expéditions lointaines, on ne laisse pas de surprendre nos féodaux réunis pour lire des œuvres poétiques : chansons de geste ou romans d'aventure, ou des récits d'histoire.
16:2 LA FRAiNCE FEODALE
Quand ils chevauchent de compagnie, ils aiment à chanter pour que moins long leur semble le chemin :
Aallars eLGuichars comaiencèrent un son [chanson] : (Tasconois fu li dis [paroles] et limosins li ton [mélodie], Et Richars lor bordone bêlement par desos. .. [Hichard leur fait la basse]
Le:i Quatre fila Ayinon, v. 6599.)
Parmi les poètes des xrf et xiii^ siècles, les seigneurs féodaux tiendront une grande place et plusieurs d'entre eux brilleront au premier rang. Ils écrivent des lais et des chansons, des rondeaux, des reverdies, des sirventes et des tensons, ou bien s'ils s'en tiennent à la prose, ce sera, comme Villehardouin et comme Join- ville, pour se ranger parmi nos plus pittoresques historiens. Guillaume VII, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, est pour nous le premier en date des troubadours (il régna de 1087 à 1127) ; après lui on trouve le comte Raimbaud d'Orange, le vicomte Bertrand de Born, le seigneur de Blaje Jaufre Rudel. Dans la famille des seigneurs d'Uisel, en Limousin, c'est toute une floraison de musiciens et de poètes. « Gui d'Uisel, nous dit son biographe, était un noble châtelain : l'un de ses quatre frères s'appelait Elie et tous quatre étaient troubadours. Gui trouvait de bonnes chansons, Elie de bonnes tensons (sortes de jeux partis) Eble de mauvaises; quant à Pierre, il chantait ce que ses frères composaient ». Au reste la liste des troubadours connus, et qui contient pour les xii® et xiii® siècles environ quatre cents noms, comprend cinq rois, dix comtes, cinq marquis, cinq vicomtes et un i<iand nombre de riches barons et de vaillanis chevaliers.
Chanson légière à entendre Et plaibiint à escoter Ferai corne chevalier...
dit le noble comte Raoul de Soissons.
Dans les hauts donjons de France, la langue d'oïl ne trouva pas en effet moins de poètes que la langue d'oc au sud de la Loire. Citons Amauri de Craon, Roger d'Andely, Thibaud de Blaison, Bouchart de Montmorency, Charle.s d'Anjou roi de Sicile, Pierre Mauclerc duc de Bretagne, le châtelain de Coucy, le comte de la Marche, Guillebert de Berneville, Geoffroi de Châtillon,
LE Xll« SIÈCLE 163
Raoul de Boves, Perrin d'Angicourt et Richard Cœur de T. ion, duc de Normandie et roi d'Angleterre. C'est dans la liaulo noblesse féodale que la poésie lyrique a pris sa source, d'où elle s'est répandue dans la bourgeoisie. Le puissant duc Henri III de Brabant, un des princes les plus magnifiques de son siècle, bon poète, auteur de chansons charmantes — dont il composait, comme la plupart des poètes du temps, les paroles et la musique, — se met lui-même en scène, cherchant ses rimes tout en che- vauchant sous le harnois de guerre :
Le matin estoie monté
Sur mon palefroi ambiant
El pris ni'avoil volente
De trouver un nouveau chant...
Luc de la Barre-sur-Ouche, tout en guerroyant contre le roi d'Angleterre, le chansonnait en des vers qui avaient grand succès (( Il faisait rire à mes dépens » dit Henri I" qui, tout « Beau clerc » qu'il était, n'aimait pas la plaisanterie. Au combat du Bourg- Théroulde, Luc de la Ban-e tomba entre les mains du monarque anglais qui ordonna, non obstant les protestations du comte de Flandre, qu'on lui crevât les yeux. Le bon moine Orderic Vital estime que c'était justice. En apprenant l'arrêt du vainqueur, Luc de la Barre se brisa le front contre une muraille. Jean de Brienne, qui mourra en 1237 sur le trône de Constantinople, compose des pastourelles; le comte Thibaud de Champagne, roi de Navarre, sera le meilleur poète de son époque, celui de qui les œuvres seront le plus délicatement ciselées. Un poète, disait Thibaud, ne doit recourir aux rossignols, aux fleurs et aux étoiles qu'à la dernière extrémité !
Foille ne flors ne vaut riens en chantant...
Quant au rôle de la châtelaine, il apparaît d'une importance égale à celui du baron.
Les poètes des xi" et xif siècles en ont tracé le type, dans la Chanson de Guillaume et dans Alise ans, en la personne de Guibourg, femme du comte Guillaume au nez courbe. Elle a la vaillance de son mari, elle lui rend courage quand il est prêt à défaillir, et elle est la première à l'envoyer au combat. Et l'auteur d'Aliscans nous trace ici des scènes d'une grandeur et d'une beauté épiques.
464 LA FRANCE FÉODALE
En l'absence du baron elle commande au château et régit le fief. En tous temps elle dirige la maison seigneuriale en bonne et active ménagère; c'est elle qui, avec une sollicitude maternelle, « nourrit » les jeunes moiseaux, fils des vassaux de son mari et qui sont, selon l'usage, élevés en son château. Deces soins, le jeune Gui se souvient, sur le champ de bataille, au moment où, blessé à mort par les Sarrazins, il va succomber :
Glers fut li jurz e bels fut li matins. Li soleilz raiet [rayonne], les armes esclargist. Les raies [rayons] fièrent [frappent] sur la targe dan Gui : Mult tendrement pluret des oeilz del vis [visage]. Veit le (iuillelmes [Guillaume l'aperçoit], à demander li prist : « Ço que puet estre, bels niés [neveu], mis sire Gui ? » Respunt li enfes [le jeune homme] : « Jo 1' vus avrai ja dit. Mar vi Guiburc ki suéf me norrit
[C'est pour mon malheur que je vis Guibourg qui m'a nourri avec
[douceur].) Ki m' [qui me] soleit faire le disner si matin ! Or est li termes qu'el le m'soleit offrir [Or voici l'heure où elle avait coutume de me l'offrir] Or ai tel faim, ja me verras morir. Ne puis mes armes maneier [manier] ne tenir. Brandir ma hanste [lance] ne le Balzan [cheval] tenir, N'a mei aidier [ni m'aider] ne à altre nuisir [nuire], Aine ui [mais aujourd'hui] murrai; ço est duels e périlz ; — Deus ! quel suffraite [souffrance] en avrunt mi ami! Cartel faim ai. jn fii'enragerai vis [J'ai faim à en devenir enragé]. Or voldieie estre à ma dame servir.
[Ckançun de Guillelme, v. 1733.)
Los jeunes filles que la châtelaine a également « nourries » au château, elles les mariera aux vassaux de son mari, entre lesquels celui-ci répartira des terres. Le comte Guillaume est parti en guerre contre les Sarrazins'; à ceux des chevaliers qui sont demeu- rés dans le fief et qu'elle envoie rejoindre son époux, Guibourg parle ainsi :
E ki ne vueit senz femme prendre terres, Jo ai uncore cent aeisante pucolos, Filles de reis, n'en at suz [sous] ciel plus bcles, Sis ai nurrics. suz la merci [sous la bonne grâce de] Guillelme, Mun orfreis œvi'ent, e pâlies à roëles,
[Elles brodent pour moi les bandes tissées d'or et les étoffe [oi'iiées de dessins en forme de i unes]
LE XII* SIÈCLE 1«5
Vienget a mei, choisisset la plus bêle :
Durraili [je lui donnerai] femme, mis ber [mon baron] li dunat
[lerrej, Si bien i fiert, que loez puissetestre ». Tel saatit [s'empressa] do choisir la plus bêle
— Juesdi al vespre — [ — Jeudi l'apres dînée] (refrain de la chanson) Ki en l'Archamp [nom d'une plaine] perdit apruef [ensuite] la
[leste ».] [C/iançuu de Guillelme, v. 1392.)
Car la châtelaine est aussi la mère de famille qui veille à l'éducation des jeunes filles réunies au château, comme le châte- lain à celle des bacheliers. Parmi elles la quenouille et l'aiguille sont en honneur. Elles s'occupent, sous la direction de la châte- laine, de broderies en fils d'or et de soie, et de teindre les étoffes.
Ces jeunes fillesne se mêlaient guère aux réunions des hommes. A l'entrée des hôtes, elles sortaient de la chambre. Les jours de fête seulement, elles prenaient part à l'assemblée où Ton admirait leur grâce et leur parure printanière. Elles passaient leurs journées dans la Chambre des Pucelles : maisonnées grouillantes dévie, où tout est action, couleur et mouvement, et que gouverne souverainement la châtelaine.
Comme le bachelier a été élevé à monter à cheval et à courir la quintaine, la jeune fille a appris, sous la blanche lumière des fenêtres profondes, à faire « coustures belles».
Un chevalier bardé de fer n'hésitera pas à offrir à son amie «un étui à aiguilles », sachant par avance que le présent lui agréera. On trouve aujourd'hui encore, sculptée sur la pierre fruste et grise qui couvre la tombe d'une châtelaine féodale, en manière d'hom- mage à sa mémoire, une paire de ciseaux.
Ainsi les dames de château sont habiles, au xii" siècle, à manier le fuseau, à tirer l'aiguille ; leur gracieuse industrie produit les belles aumônières, les lacs de heaume, les chapes tissées de soie et d'or, les parements de moutiers, tandis que, pour se distraire, elles chantent :
Toutes notes Sarrasinoises, Chansons gascoignes et françoises, Lo[he]raines et laiz [lais] bretons...
(Le roman de Galerent, v. H70.)
De ces chansons devenues célèbres sous le nom de « chansons de
iri6 LA FRANGE FÉODALE
toile », parce que dames et pucelles les chantaîent tout en cousant, et parce qu'on y voit presque toujours en scène femme ou jeune fille occupée à coudre — voici un exemple :
CHANSON DE LA BELLE YOLANDE {Chanson de toile.)
Bêle Yolanz en chambre coie [silencieuse] Sur ses genouz pailes [étoffes] desploie, CosL [coud] un fil d'or, l'autre de soie. Sa maie mère la chastoio [Sa sévère mère la gronde] a Chnstoi vos en, Bêle Yolanz ».
« Bêle Yolanz, je vos chastoi. Ma fille estes, faire lo doi ». n Ma dame mère, et vos de coi? Je le vos dirai, par ma foi :
— Chastoi vos en, Bêle Yolanz ».
« Mère de coi me chastoiez? Est ceu de coudre ou de taillier Ou de filer ou de broissier ? Ou se c'est de trop somillier?
— Chastoi vos en, Bêle Yolanz w
« Ne de coudre, ne de lailiier, Ne de filer, ne de broissier [brosser], Ne ce n'est de trop somillier... Mais trop parlez au chevalierl
Chastoi vos en
Bêle Yolanz ».
Elles aytprennent aussi à soigner les blessures que les chevaliers reçoivent à la guerre ou dans les tournois ; à délacer leur heaume, à défaire leur haubert; elles lavent la poussière dont ils sont couverts, le sang qui s'est répandu; elles pansent la plaie sous les bandes de toile blanche.
La journée, dit une dame, se passe au château :
... a lire mon saultier [psautier], El faire euvre d'or ou de soie,
LE XIl» SIECLK 161
Oyr de Thèbes ou de Troye [romans d'aventure] Et en ma hcrpe [harpe] lays [chansons] noter, Et aus eschez [échecs] autruy mater Ou mon oisel [faucon] en mon poign pestre... [Donner à manger sur le poing à l'oiseau préféré]. (Le roman de Gâtèrent, v. 3b81.)
De ces châtelaines féodales, les chroniqueurs ont laissé des portraits qui ditïèrent entre eux au point qu'il serait impossible d'en tirer les traits communs. Celle-ci, comme Blanche de Navarre, tutrice de son fils mineur, Thibaud IV, se met à la tête d'une expédition militaire, où elle déploie les qualités mais aussi la rudesse d'un homme; la châtelaine de Pithiviers, Aubarède, fait couper la tète a l'architecte qui a construit son donjon, afin qu'il ne révèle paa les secrets de la place et ne puisse en construire de semblable dans le voisinage : puis elle expulse du château son propre mari ; mais celui-ci ne tarde pas à y entrer en force et à la poignarder; Mabile, femme du comte Roger de Montgommery, réduit à la mendicité les gentilshommes de son propre tief jusqu'à ce que ceux-ci se vengent en lui coupant la tête ; la comtesse Adélaïde de Soissons fait empoisonner son frère, pour avoir l'entière jouissance de son fief; elle fait arracher les yeux et couper les langues à ses victimes; et, plus affreuse encore est la châtelaine de Cahuzac qui se complaît aux supplices que son mari inflige aux malheureux : mains et pieds tranchés, yeux crevés; elle trouve horrible jouissance à faire couper les seins aux femmes sans défense ou à leur faire arracher les ongles pour les mettre dans l'impossibilité de gagner leur vie.
Ces exemples pourraient être cités en assez grand nombre ; mais si les écrivains du temps nous les ont conservés, c'est préci- sément parce qu'ils étaient exceptionnels, et, d'autre part, les mêmes chroniqueurs ne nous fournissent-ils pas, à mettre en regard, des noms de femmes dont la vie a été toute de bonté, de douceur, de bienfaisance et de piété. De plus d'une châtelaine du xir siècle, on peut dire avec l'auteur de Girard de Rous- sillon ;
Donner, voilà ses tours et ses créneaux.
A commencer par la propre mère de Guibert de Nogent, une sainte créature dont toute la vie a été tissée de bienfaisance. Nous lisons dans la chronique de Lambert d'Ardres : « La
<68 LA FRANCE FÉODALE
femme d'Arnoiil le Roux était une jeune dame agréable à Dieu; elle était douce et simple, elle craignait le Seigneur, diligente et pieuse. On la voyait se divertir avec ses pucelles à des jeux d'enfants, chantant des chœurs, dansant des rondes, jouant môme avec elles à la poupée. Par les grandes chaleurs de l'été, dans l'insouciance de son âme candide, elle allait se bai- gner dans l'étang, sans autre vêtement que sa chemise, et non autant pour se laver et se baigner, que pour se rafraîchir et se donner de l'exercice ; décrivant des courbes gracieuses elle nageait, rapide, entre deux eaux, tantôt couchée sur le dos, pour disparaître un moment après, sous l'onde agitée, tantôt paraissant à la surface, plus blanche que la neige, plus blanche que sa chemise soyeuse d'un blanc éclatant, et ceci en présence, non seulement des filles de sa suite, mais des jeunes hommes et des chevaliers. En quoi, et en mille autres choses, elle montrait la limpide bienveillance de son caractère, la paisible pureté de ses mœurs, qui la faisaient aimer de son mari, des chevaliers de la châtellenie et du peuple tout entier ».
Et voilà sans doute une exception parmi les châtelaines du xif siècle, comme étaient figures exceptionnelles les cruelles vira- gos dont il a été question plus haut.
Les Tournois.
Très rude était l'éducation que les seigneurs féodaux donnaient à leurs fils.
« Les vilains, lisons-nous dans un sermon du temps, gâtent leurs enfants quand ils sont petits, ils leur font porter de belles tuniques, et puis, quand ils sont grands, ils les envoient à la charrue. Les nobles, au contraire, commencent par mettre leurs fils sous leurs pieds, ils les font manger à la cuisine avec les valets et puis quand ils sont grands, ils les « honorent ». Les garçons trouvent leur plaisir à l'équitation, à la chasse, aux luttes, à 1' « escrémie ». Employés au service du suzerain qui les « nourrit », les jeunes gens portent son écu, ils apprennent à l'armer pour la bataille ou le tournoi.
I^es tournois étaient la répétition, souvent encore sanglante et cruelle, de l'art des combats. « Il faut, dit Roger de Howden, en parlant de ces jeux violents, qu'un chevalier ait vu son sang cou- ler, que ses dents aient craqué sous les coups de poing, qu'il ait
LE XII" SIECLR 169
été jeté à terre de façon à sentir le poids du corps de son ennemi et que, vingt fois désarçonné, il se soit \ingt fois relevé de ses chutes, plus acharné que jamais au combat. »
On se fait généralement une idée très fausse des tournois, du moins à l'époque héroïque. On se représente des chevaliers en armures brillantes avec des écus vernis aux vives couleurs, coiffés de casques aux cimiers pittoresques, sur leurs chevaux aux capa- raçons dorés, joutant avec courtoisie entre les lices blanches, en présence de belles dames assises sous un dais armorié.
Au XII® siècle, les tournois étaient de vraies guerres qui se déroulaient, non seulement au lieu précis du rendez-vous, mais dans le pays environnant. On ne voit par aucun texte qu'à cette époque il fût interdit aux tournoyeurs de se servir d'une épée tranchante ou d'une lance etfilée. Cependant les adversaires, protégés par leurs carapaces de fer, ne cherchaient pas à se tuer ; mais ils se malmenaient rudement, avides de s'enlever récipro- quement leurs destriers et leurs harnais, s'efforçant de faire des prisonniers afin de les obliger à se racheter, comme dans les vrais combats.
« Les Normands et les Anglais, lisons-nous dans la biographie de Guillaume le Maréchal, étaient groupés pour tournoyer contre les Français... D'avance, dans leurs logis, les Français se parta- geaient les harnais et les esterlins des Anglais, mais ils ne les tenaient pas encore. »
Les seigneurs y paraissaient avec leurs valets et leurs sergents qui leur prêtaient main forte au cours de l'action, sans leur être d'ailleurs d'un très grand secours, car ils lâchaient pied au premier danger, sachant que les chevaliers du parti adverse n'hésiteraient pas à les massacrer.
Les tournois ne paraissent s'être distingués, au xii* siècle, des guerres véritables que par les points suivants :
1° Les tournois connaissaient les iices, parties de terrain entourées de barrières, où les chevaliers pouvaient se reposer, faire panser leurs blessures, faire réparer leurs armes ou en changer, ou bien encore se réfugier quand ils se sentaient serrés de trop près. C'était un terrain neutre.
2° Le lieu de la rencontre avait été déterminé d'avance.
3° Quand il y avait suspension de combat, les chevaliers des deux partis se faisaient réciproquement des visites de courtoisie.
4° Enfm, à la fin du tournoi, les principaux personnages
170 LA FRANCE FÉODALE
engagés dans la lutte se réunissaient pour décerner des prix à ceux qui s'étaient le plus distingués.
De véritables armées se trouvaient parfois aux prises dans ces joutes : trois raille hommes au tournoi de Lagny, décrit par le biographe du Maréchal. On voyait les tournoyeurs à cheval avan- cer difficilement parmi les plants de vignes.
Le biographe du Maréchal parle d'un grand tournoi qui se déroula vers 1176-1180, aux environs de Dreux. D'une part les chevaliers de France, de Flandre, de Brie, de Champagne ; de l'autre les Normands, les Bretons, les Anglais, les Manceaux, les Angevins et les Poitevins. Les Français et leurs adhérents char- gèrent en grand désordre, ils rompirent à l'attaque, et quand Henri le jeune, filij de Henri II Plantagenôt, et Guillaume le Maréchal arrivèrent avec leurs contingents, ils étaient déjà en déroute.
« La poursuite fut sr vive que le roi (Henri le Jeune) resta seul en arrière, avec le Maréchal. Ils trouvèrent dans une rue Simon de Neauphle qui leur barrait le passage avec trois cents sergents de pied, armés d'arcs, de piques, de guisarmes.
« — Nous n'y passerons pas, dit le roi, et nous ne pouvons songer à revenir sur nos pas ».
« — 11 n'y a qu'à leur courir sus », répondit le Maréchal.
« Les sergents , les voyant arriver, ouvrirent leurs rangs, n'osant les attendre, et le Maréchal alla prendre monseigneur Simon par la bride. Il l'emmena, le roi le suivait à quelque dis- tance. Le Maréchal ne regardait pas derrière lui, quand, une gouttière basse s'étant trouvée sur le passage, le sire de Neauphle s'y accrocha et y resta suspendu. Le roi le vit, mais ne dit mot. Le Maréchal arriva au lieu où étaient les bagages, tenant toujours en laisse le cheval du seigneur français. « Prenez ce chevalier », dit-il à un écuyer. — « Quel chevalier? » fit le roi. — « Quel chevalier? mais celui que je mène. — Mais vous ne l'avez pas. — Où donc est-il ? — Il est resté accroché à une gouttière. »
Voilà un épisode de tournoi.
A la suite de cette affaire, où le Maréchal s'était distingué, le comte de Flandre lui envoya en hommage un magnifique brochet.
« On députa deux chevaliers pour le lui présenter. Ils se mirent en route, un écuyer marchant devant eux avec le brochet. Ils trouvèrent Guillaume à la forge, la tète sur l'enclume, tandis que le forgeron, à l'aide de ses tenailles et de ses marteaux, lui ana- chait son heaume, faussé et enfoncé jusqu'au col ».
LL: XU' SIECLE 171
Giiillaunie le Maréchal s'était associé uh autre chevalier, Roger de Gaugi. « C'était un homme entrepi-enant et rusé, mais un peu trop porté au gain ». Ses prouesses l'avaient fait admettre dans la mesiiie du roi d'Angleterre. Gaugi eut connaissance des profils magnifiques que le Maréchal réalisait dans les tournois :
Conveitise aprent et alume
Son cuer; si li dist e [et] ensein^ne
Que al (au) Mareschal s'acompaigne.... (v. 3394.)
Pendant deux ans, le Maréchal et Gaugi coururent les tournois, rafflant chevaux, harnais et argent. « Je ne parle point en l'air, dit notre biographe, je me fonde sur les écritures des clercs. Les écritures de Wigain, le clerc de la cuisine, et d'autres établis- sent précisément qu'entre la Pentecôte et le carême (1180) ils prirent cent trois chevaliers, sans parler des chevaux et des équi- pements que les comptables n'inscrivaient pas ».
Un autre tournoi eut lieu peu après au même endroit. Au début de l'action, les Français remportèrent l'avantage, mais, à l'arrivée du prince anglais, Henri le Jeune, et de ses troupes, ils furent mis en déroute. Une partie d'entre eux se réfu- gièrent au haut d'une motte fermée d'un hériçon, c'est-à-dire d'une palissade, elle-même entourée d'un fossé. Ils avaient attaché leurs chevaux à la palissade. « Guillaume le Maréchal fit une grande prouesse. Il mit pied à terre et donna son cheval à garder, monta à la motte, prit deux chevaux et les fît descendre dans le fossé, au pied de la motte, puis leur fit remonter la contre- escarpe ». Mais survinrent deux chevaliers français qui, le voyant harassé, lui prirent ses deux chevaux.
« Le Maréchal, s'étant remis en selle, se dirigea vers une grange où plusieurs chevaliers (français) étaient assiégés par des adversaires en nombre supérieur ». Et, le voyant arriver, les assiégés, qui le connaissaient, lui crièrent : « Nous sommes quinze chevaliers ; recevez-nous pour prisonniers. Nous aimons mieux, puisque nous en sommes réduits là, que ce que nous pos- sédons soit à vous qu'à ceux qui nous tiennent assiégés. »
Les tournois étaient nés en France et c'est en France qu'ils em-ent tout leur éclat. Malgré sa partialité en faveur de tout ce qui vient d'outre-Manche, le biographe du Maréchal doit en faire l'aveu.
Nous venons de voir Guillaume le Maréchal s'associer avec une
47i LA FRANCE FÉODALE
manière de spadassin pour les profits à retirer de ces joutes guerrières. Sur cette voie il ne tarda pas à se former des pro- fessionnels des tournois, comme nous en voyons de nos jours pour un grand nombre de sports. Ils allaient de tournoi en tournoi, où ils réalisaient un. fructueux butin en chevaux, vaisselle plate et souvent en beaux deniers comptants. Tel ce bon chevalier qui n'avait ni vigne ni terre, si pittoresquement présenté en l'un de nos vieux fabliaux; il n'avait pour vivre que ce qu'il gagnait en courant les tournois, et se trouva réduit à une lamentable détresse, quand, sur les instances de l'Eglise, ces jeux violents furent momentanément suspendus.
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GlIAPITUE [X
LES JONGLEURS
TiMuvères et jongleurs. La langue française est du latin. Les talents des jon- gleurs. Leurs manuscrits. Commenl les jongleurs étaient rétribués. Leur misère. Colin Muset et Rulebeuf. Les jongleurs faiseurs de gloire. Les beaux mots el les beaux dits. Les troubadours.
Dans la vie châtelaine, un grand élément déplaisir était apporté par les jongleurs. Leur nom vient du latin joculares on jo eu la- tores. Ne les confondons pas avec les trouvères : les « trouveurs », comme on disait au xii siècle. Le jongleur produit au public l'œuvre que le trouvère a composée. Les troubadours étaient les trouvères du Midi, ceux qui écrivaient en langue d'oc [oc = oui), et leur nom a la même origine : il vient de trobar, trouver. Les trouvères se servaient de la langue d'oïl (oïl = oui), c'est-à-dire du français proprement dit. La ligne de démarcation entre les deux idiomes part de la rive droite de la Garonne à son confluent avec la Dordogne, d'où elle fléchit vers le Nord : Angoulême reste en langue d'oïl ; Limoges, Guéret, Montiuçon sont en langue d'oc; d'où la ligne frontière incline vers Lyon par Roanne et St-Etienne.
Le provençal se divisait en dialectes comme le français du Nord, c'est le provençal proprement dit, le languedocien, l'auver- gnat, le limousin, et, à l'Est, en Savoie et en Dauphiné, un idiome d'une grande saveur par son parfum de latinité singulière- ment conservé : on l'a nommé le franco-provençal. Parmi ces dia- lectes, le limousin devint la langue littéraire, comme en langue d'oïl le parler de l'Ile-de-France.
Langue d'oïl et langue d'oc sont également dérivées du latin ; le français est, comme le provençal, du latin insensiblement trans- formé. Au xf siècle, Adhémar de Chabannes appelle enr-ore le français du « latin ».
174 LA FRANCE FEODALE
« Rollon de Normandie étant mort, son fils Guillaume lui succéda; il avait été baptisé : les Normands adoptèrent la foi du Christ et, oubliant leur langue barbare, ils s'accoutumèrent au latin. » Aussi bien, si Ton prend le plus ancien monument de notre langue, le fameux serment prêté à Strasbourg en 841 par Louis, fils de Louis le Débonnaire, à son frère Charles le Chauve, il est impossible de dire si ce langage est encore du latin ou si c'est déjà du français :
« Pro Deo amur et pro Christian poblo (peuple) et nostro com- mun salvament (salut), d'ist di en avant (de ce jour en avant), in quant Deus savir (savoir) et podir (pouvoir) me dunat, si salvarai 60 cist meon fradre Karlo (je secourrai ce mien frère Charles) et in adiudha (aide) et in cadhuna cosa (chaque chose) si cum om per dreit (droit) son fradre salvar (secourir) dist (doit) ».
On ne trouve aucune mention des jongleurs avant le xi® siècle, mais, dès le règne de Robert le Pieux (commencement du xi° siècle), on les voit mêlés aux diverses classes de la société.
De bonne heure les jongleurs français ont pris la direction du mouvement littéraire en Europe.
Ils apparaissent en pleine lumière à l'époque où l'épopée cesse d'être étroitement familiale, locale, à l'époque où l'épopée est déracinée, pour être portée de pays en pays, par les « amples rei^nés » : les jongleurs la- font entendre, aux sons de la vielle celtique, de château en château, de foire en foire, de ville en ville.
On a défini les jongleurs : « Ceux qui faisaient profession de divertir le public » ; car leurs talents étaient variés. Un poète dit à un jeune homme qui se destine à la jonglerie «: Sache trouver (c'est-à-dire composer des poèmes), et bien sauter, bien parler et proposer des jeux-partis ; sache jouer du tambour et des casta- gnettes et faire retentir la symphonie (instrument de musique)... sache jeter et rattraper des pommes avec deux couteaux, avec chants d'oiseaux et marionnettes ;... sache jouer de la cithare et de la mandore et sauter à travers des cerceaux. Tu auras une barbe rouge. Fais sauter le chien sur le bâton et fais-le tenir sur deux pattes. » Dans les pittoresques encadrements des ma- nuscrits du xiii" siècle on voit encore les jongleurs avec leurs barbes et leurs perruques rouges.
Ge te dirai que ge s;ii faire,
LES JONGLEURS 175
dit à l'un de ses compagnons, le jongleur d'un fabliau ;
Ge sui jouglères de vièle, Si sai de muse et de iVestèle Et de harpe et de chifonie, De la gigue, de l'arnioiiie, EL el salteire et en la rote Sai-je bien chanter une note;
(la harpe, la chifonie, la gigue, l'armonie, le salteire et la rôle étaient des instruments de musicjue) ;
Bien sai joer de l'escanbot [gobelet d'escamoteur],
Et faire venir l'escharbot
Vif et saillant dessus la table ;
(C'est le chant des enfants pour faire venir l'escargot « vif et saillant dessus la table : « Mas! mas! mas! montre-moi tes cornes ! » )
Et si sai meint beau geu de table [tric-trac];
Et denlregiet [prestidigitation] et d'arrumaii-e [magie],
Bien sai un enciiantement faire;
Et lire et chanter de clergie [science des ciers],
Et parler de chevalerie
Et les prudhomes raviser [avertir]
Et lor armes bien deviser [lire leurs armoiries]...
{Fabliau des deux bordcom, v.20o.)
Et ce même jongleur saura chanter les gestes héroïques de Roland et de Guillaume, de Rainoart et de Garin, de Vivien et d'Ogier ; il sera l'écho poétique des plus touchantes idylles, Perce val, Tristan et Iseut, Flore et Blancheflor :
Ge sai bien servir un prudome
Et de beax diz toute la some [somme];
Ge sai contes, ge sai flabeax [fabliaux],
Ge sai conter beax diz noveax,
Holruenges [chansons à refrain] viez et nouvelles.
Et sirvenlois [chansons satiriques] et pastoreles.
Ge sai bien chanter à devise [souhait] Du roi Pépin de Saint-Denise, Des Loherans tote l'estoire Sai-ge par sens et par mémoire,
ITft LA FRANGE FI^.ODALB
De Chailemaine et de Roulant
Et d'Olivier le conbatant;
Ge sai d'Ogier, ge sai d'Aimmoin,
Et de Girart de Roxillon,
Et si sai du roi Loeis
Et de Buevon de Conmarchis
Si sai porter consels d'amors
Et faire chapelez [couronnes] de flors
Et çainture de druerie [présent d'amour],
Et beau parler de cortoisie
A ceus qui d'amors sont espris
{Fabliau des deux bordeors, v. 283.)
D'autres savent imiter le chant du rossignol, le cri du paon, le bourdonnement de l'abeille, le mugissement du taureau. Aubry de Trois-Fontaines parle de la prouesse d'un jongleur qu'il vit à Compiègne, où l'on célébrait les fiançailles de Robert d'Artois avec la fille du duc de Brabant : il montait un cheval qui mar- chait sur une corde tendue. L'auteur du Conte moral, écrit qu'on ouvre volontiers la porte à
Geax qui savent jambes encontremont jeter, Qui savent tôle nuit rotruenges [chansons a refrain] canteir, tvi la mainsni-e funl et sallir et dancier;..
[Qui savent faire danser aux sons de leurs instruments toute la
[maisonnée.]
à ceux qui savent « faire le périer » (poirier) sur la halte table (la table dressée sur le dais), et qui savent bien rechinier (faire des grimaces) ».
Joinvi lie écrit de son côté : « Vindrent trois menestriers (jongleurs) et estoient frères et en aloient en Jérusalem en pèlerinage ; et avoient trois cors, dont les voiz de cors leur venoient parmi les visages. Quant ils en commençoient à corner, vous derriez que ce sont les voiz des cygnes qui se partent de l'estanc [étang], et il fesoient les plus douces mélodies et les plus gracieuses quec'estoit merveille de l'oyr ».
Et ces mômes jongleurs — des Arméniens — « fe.soient trois merveillouz sauz, car on leur metoit une touaille (serviette) dessous les piez et tournoient tout en estant (debout), si que lour pié revenoicnt tout en estant sonr la touaille. Li dui (deux) tournoient les te.stes arières et li ainsnez a\isi, el (piaiil on li fesoit tourner la
LES JONGLKURS 477
teste devant, il se seignoit (signait), car il avoit paour que il ne se brisast le col au tourner ».
Et ces jongleurs accompagnaient de leurs instruments les armées en marche et venaient dans les églises chanter des varia- tions sur le Kyrie, le Sanctiis^ VAgnus Dei.
Nombre de jongleurs étaient eux-mêmes trouvères. C'est un jongleur qui écrit l'Histoire de la Guerre sainte et un autre la Vie de saint Alexis; le plus charmant et le plus grand des poMes du XIII* siècle, Colin Muset et Rutebeuf, seront l'un et l'autre des jongleurs.
Nos compagnons conservent soigneusement le manuscrit où se trouve écrit le texte de leur gaie science ; de leurs belles chansons ils voudraient garder le privilège, ou, s'ils en cèdent copie à un confrère, à un concurrent, ce ne sera que moyennant finance :
Je vos en dirai d'une [chanson] qui molt est honorée, El royaume de France n'a nulle si loée. Huon de Villeneuve l'a molt estroit gardée : N'en volt prendre cheval ne la mule afeutrée [hanarchée] Peliçon, vair ne gris [fourrure], mantel. chape forrée, Ne de buens [bons] parisis [deniers] une grant henepée [plein un
[hanap] : Or en ait-il maus grez qu'ele li est emblée [volée]...
[Les Quatre fils Aymon, éd. Castels. p. 10.)
Huon de Villeneuve a fait tous ses efforts pour conserver le texte de sa chanson par devers soi ; il en a refusé argent et des- trier, pelisse doublée de gris et chape fourrée; mais voici qu'elle lui a été volée.
En traitant plus haut des chansons de geste, nous avons vu que les premiers jongleurs avaient été des guerriers. Suger encore, dans sa vie de Louis VI, parle d'un brave chevalier qui était un jongleur et qui se détache de l'armée des barons féo- daux, de l'armée d'Enguerran de Boves et d'Eble de Roucy, pour venir se ranger sous les bannières royales; mais, depuis le milieu du xii" siècle, on ne trouve plus guère pai'mi les jongleurs que des professionnels qui vont de pays en pays, à cheval, leur malle et leurs effets en croupe, leur vielle et leur archet liés en bandoulière pour faire entendre en tous lieux les laisses de leurs chants épiques, les vifs refrains de leurs rotrouenges, leurs vadu- ries et leurs triboudaines, cherchant à gagner leur vie.
« Comme des mouches sur une liqueur sucrée, écrit un orateur
178 LA FRANCE FEODALE
du XIII* siècle, on voit les jongleurs voler à la Cour des princes ». L'auteur du roman provençal Flamenca a décrit des noces où 1 500 jongleurs font valoir les talents les plus variés :
a Alors vous eussiez entendu retentir des instruments, monter à tous les tons... L'un vielle le lai du chèvrefeuille, l'autre celui de Tintagueil ; l'un chante les fidèles amants, l'autre le lai que fit Ivan ; l'un joue de la harpe, l'autre de la vielle; l'un de la flûte, l'autre du fifre; l'un de la gigue, l'autre de la rote; l'un dit les paroles, l'autre l'accompagne;.., l'un fait jouer des marion- nettes, l'auti-e jongle avec des couteaux ; un autre danse en fai- sant la cabriole : un grand murmure remplissait la salle. »
Nos artistes recevaient pour leur peine le logis et le couvert, des vêtements, de l'argent.
L'auteur de Huon de Bordeaux nous montre un jongleur à la Cour royale. Il se met à vieller; les seigneurs se pressent autour de lui; dans leur enthousiasme ils se défont l'un après l'autre de leurs manteaux qui tombent autour du jongleur et font tas. (c Nous avons vu des princes, dit Rigord, qui, après avoir dépensé vingt et trente marcs à des vêtements admirables et merveilleu- sement brodés, les donnaient huit jours après à des jongleurs ».
Aussi bien, pour aimer l'art et la poésie, nos ménestrels n'en doivent pas moins vivre et nourrir les leurs. Et ils ne l'envoient pas dire :
Or vous traiez en chà, signour, je vous en prie,
Et qui n'a point d'aii,^ent, si ne s assièche mie [ne s'asseye pas],
Car chil qui n'en ont point ne sont de ma partie...
[Baudain de Sebourc, chant V, v. 19-21.)
Et quel mécontentement quand le gain ne répond pas à l'espoir, quand le jongleur n'a pas reçu des barons, chez lesquels il a fait valoir son art, la rétribution désirée. En tous lieux l'accueil n'est pas le même. Il est de riches hommes qui, en retour du plaisir que les jongleurs leur procurent,
Mer les t'ont sovent deschauz :
Ne lor douent fors viez drapiaus [vêtements]; EL petit de lor bons morsiaus
En gilant, com as chiens, lor ruent
[Ce « petit » de leurs bons morceaux, ils le leur jettent comme à des
[chiens.]
{Fabliau des lecheors, v. 82.)
LES JONGLEURS 179
Colin Muset s'exprime à ce sujet en termes singulièrement vivants. Il s'adresse à un seigneur chez lequel il a chanté, chez lequel il a dit des vers et joué de la vielle, et qui ne lui a servi que maigre pitance :
Sire cuens [comte] j'ai vïélé Devant vous en vostre ostel» Si ne m'avez riens doné. Ne mes gages aquité,
C'est vilanie ! Foi que doi [dois] sainte Marie Ensi ne vous sieurré mie.
{Dans ces conditions je ne serai plus de votre suite] M'aumosnière est mal garnie Et ma boursse mal farsie.
Sire cuens. car commandez De moi vostre volenté. Sire, s'il vos vient à gré Un biau don car me douez
Par courtoisie ! falent ai [j'ai grande envie], n'en doutez mie, De râler à ma mesnie! [De retourner dans ma famille !] Quant gi vois [j'y vais] boursse esgarnie [vide] Ma famé ne me rie mie !
Ainz [mais] me dit « Sire Engelé [Monsieur l'empoté], En quel terre avez esté Qui n'avez rien conquesté ? Trop vous estes déporté [amusé]
Aval la ville 1 V'ez [voyez] com vostre maie [malle] plie I Elle pst bien de vent farsie! Honiz soit qui a envie D'est're en vostre compaignie ! »
Mais quant vieng à mon ostei
Et ma femme a regardé
Derrier moi le sac enflé
Et je, qui sui bien paré
De robe grise [fourrée];
Sachiés qu'ele a tost jus mise"[déposé]
La conoille [quenouille], sans faintise;
Elle me rit par franchise [gentillesse],
Les deus braz au col me plie.
Ma ta me va destrousser Ma maie sans demorer ;
iSO LA FRANCE FÉODALE
Mon garçon [domestique] va abuvrer
Mon cheval et conréer [soigner],
Ma pucele [servante] va luer
Deux chapons, pour déporter
A la jansse allé '^sauce à l'ail] ;
Ma fille m'aporte un pigne [peigne]
En sa main par cortoisie :
Lors sui de mon ostel sire
A mult grant joi-e sanz ire [chagrin]
Plus que nuls ne porroit dire.
Et le grand Rutebeut" revient sur ce même thème, mais en termes poignants :
Ne me blasmez se je me haste
D'aler arrière, Que jà n'i aura bêle chière [bon accueil] L'on n'a pas ma venu-e chière
Si je n'aporte. C'est ce qui plus me desconforte Que j ose huchier à ma porte
A vuide main.
Chez lui, le pauvre Rutebeuf trouve sa femme sèche, rêche, geignarde; le propriétaire vient réclamer le loyer; ses meubles sont engagés ; et voici qu'arrive la nourrice exigeant de l'argent « pour l'enfant paître », sans quoi elle le renverra braire au logis.
Entendez le cri déchirant que le poète lance jusqu'au pied du trône rojal :
Je touz [tousse] de froit, de faim baaille,
Dont je suis mors et maubailliz [mal fichu].
Je suis sans coûtes [couvertures] et sans liz [lit];
Sire, si ne sai quel part aille :
Mes costeiz connoit le pailliz.
Et liz de paille n'est pas liz,
Et en mon lit n'a fors la paille....
Sire, je vos ais asavoir
Je n'ai de quoi do pain avoir
La misère hii a pris ses amis :
.le cuit [crois] i venz les a osté ;
L'amor est mûrie ! Ce sont ami tjue vens emporte Et li Teiit >it (.avant ma porte,
S'es enporLi
LES JONGLEURS i81
Et il conclut par ces vers admirables :
L'espérance de lendeiDain, Ce sont mes festes !
Aussi, comme l'écrit Guillaume le Vinier :
Tel fois chante li jougleres
Que c'est tous li plus dolens
[Et, de tous, il est le plus triste],
11 chant selon sa matère
Coni'del mont [du monde] li mains joians [le moins joyeux];
Quar por déduit [plaisir] n'est-ce mie,
Mais par besoigne d'aïe [secours],
Com' jougleres courtois, fians;
Quant a sa laisse fenie [finie]
Par douçor requiert et prie
Aïde por passer le tans
[Un secours qui lui permette de vivre quelque temps].
Saint Louis donnait de l'argent a à povres menestirers qui, par vieillesce ou par maladie, ne pooient labourer ne maintenir leur mestier, qu'à peinne porroit l'on raconter le nombre (Join- vil/ej .
Les jongleurs couraient les foires, les lieux de pèlerinage; ils s'arrêtaient aux abords des sanctuaires où ils disaient leurs vers, en plein air souvent, à la foule quand et quand bruyante et attentive. A Paris, ils se faisaient entendre de préférence sur le Petit-Pont, qui paraît avoir joué au moyen âge le rôle du Pont- Neuf au xvii" siècle. Nous avons vu comment Gilles de Paris y entendait chanter au peuple les gestes de Charlemagne, aux accords de la vielle. Sur la grand'place, les jongleurs dressaient leurs tréteaux d'où ils débitaient leurs laisses aux badauds béats. En certains lieux on percevait sur eux des droits; ils étaient traités en débitants de denrées ou de mercerie. C'était le cas à Mimizan en Aquitaine (près de Mont-de-Marsan}. Un certain W.-R. de Monos y tenait la jonglerie et percevait le quart des redevances versées par les jongleurs. Il relevait ce droit en fief du roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine, moyennant un épervier qu'il lui devait chaque an, ou, à défaut, dix livres de cire. Et là, parmi cet auditoire de passants rassemblés sur la place publique, combien la récolte devait souvent être modeste ! L'un des jon- gleurs qui paraissent dans Huon de Bordeaux interrompt brus-
«S2 LA FRANCE lÉODALE
quement un chant épique pour recommander à ses anditeurs d'arriver le lendemain chacun avec une maille nouée dans le pan de sa chemise (à défaut de bourse) ; et surtout que la dite maille ne soit point frappée au coin poitevin ; mais au coin de Paris : car la maille parisis valait quatre fois la maille poitevine :
Si revenés demain, après disner
Et si vous proi (prie) cascuns m'ait aporté
U pan de sa chemise une maille noué;
Car en ces poitevines, a poi [peu] de largeté :
Avers fu et escars [parcimonieux] qui les fit estorer [fabriquer]
Ne qui ains [oneques] les donna à cortois ménestrel.
{Huon de Bordeaux, v. 4957.)
Au reste, si les jongleurs sont trop souvent misérables, cela tient pour beaucoup à leur humeur frivole, à leur goût du plaisir. L'un d'eux le dit bonnement :
Et se j'ai vostre argent, si ne le plaindès jà [ne le plaignez pas]. Car si tost que le l'ai, li taverniers l'ara.
{Bauduia de Sebourc, chant XII. v. 921-22.)
Notre jongleur a-t-il gagné quelque surcot ou quelque maille et vient-il à passer devant une taverne, il ne peut résister a 1 appe, du valet d'auberge qui le « huche » au pas de la porte. Il entre :
Quant ont trois sous, quatre ou cinc assemblez.
En la taverne les vont toz alocr.
Si en font feste tant que pueent durer...
Et quant il a le buen [bon] vin savoré.
Quant voit li hostes qu'il a tôt aloé...
« Frère, dit-il, querrez aillors hostel..
Donez-moi gage de ce que vous devez ».
Et cil li lesse sa chause et son soller [ses souliers]...
Le Moidaije Giillaume.)
Et le voilà, comme le pauvre jongleur de Sens, qui n'avait pas souvent robe entière :
Mes moult sovent en la chemise Estoit au vent et en la bise...
[De Sailli -Pierre el du jouyleor.)
Le vent est froid, la bise est aigre :
Ne vois venir avril ne mai ! Vez-ci la glace !
LES JONGLEUKS 183
Aux péaijes des ponts et des roulos ils jmient en « monnaie de singe », c'est-à-dire par un tour de leur façon, ou de l'animal, du petit ?inge, qui, souvent, les accompagne, — ou bien par quelques vers de leurs poèmes, par un couplet de leurs chansons.
Plus de confort était assuré aux jongleurs attachés en qualité de domestiques, de ininisttriales (ménestrels), à quelque grande maison.
Watriquet a chanté devant des passants : « Balades etrondiaus menuz ». Ses auditeurs lui demandent :
Seroies-tu nient Haniquèss? — Non voir, dame, mais Watriquès, Ménestrel au conte de Blois [Gui de 13lois] Et si [aussi] à monseiguor Gauchier De Chaslillon [le connétable. ..J
[Fahliau des trois, chanoinesses de Cologne, v. 108.)
Jolnville parle des «menestriers aux riches hommes », c'est-à- dire des jongleurs attachés à la maison des grands seigneurs, qui venaient à la Cour du roi avec leurs vielles. Après le repas saint Louis, « attendait à oïr ses grâces que les ménétriers eussent dit leurs poèmes, lors se levait et les prêtres, qui étaient devant lui, disaient ses grâces ».
Nous avons vu que nombre de grands seigneurs étaient trouvères ou troubadours. Ils entretenaient des jongleurs qui vivaient à leurs châteaux parmi leur domesticité. Les jongleurs les accompagnaient quand ils allaient en voyage. Ils produisaient au public les œuvres de leurs maîtres. Telle miniature de la Bibliothèque nationale représente le poète en bliaud de soie et se carrant dans un grand fauteuil doré : il tient en main un bâton de chef d'orcheste dont il marque les mesures au jongleur qui, debout devant lui, répète en la chantant une de ses poésies.
Au reste, les grands seigneui's ne protégeaient pas seulement les jongleurs et les ménestrels, pour le plaisir et les divertisse- ments qu'ils pouvaient leur procurer : ces poètes étaient les dispen- sateurs de la renommée en un temps où. ils étaient les seuls à parler des actions des hommes. Lambert d'Ardres raconte que l'auteur de la chanson d'Antioche, Richard le Pèlerin, refusa de mentionner dans son récit épique de la première croisade les hauts faits d'Arnoul l'Ancien, seigneur d'Ardres, parce que celui-ci lui avait refusé une paire de chausses d'écarlate. « Le
184 LA FRANCE FÉODALE
seigneur d'Ardres, dit Lambert, fuyant la gloire humaine, a mieux aimé refuser un petit don à un bouffon que d'être chanté et prisé en ses chansons avec accompagnement d'instruments de musique ». Nous avons conservé quelques vers de la chanson d'Antioche par Richard le Pèlerin, mais pour la plus grande partie, nous ne pos- sédons plus son œuvre que sous le remaniement de Graindor de Douai. On a fait observer très justement que Richard Cœur de Lion n'aurait jamais eu la brillante réputation dont il jouit de son temps, s'il n'avait tant favorisé trouvères et jongleurs. En son absence même, Guillaume de Longchamp, demeuré en Angleterre en qualiié de régent, y faisait venir des jongleurs de France pour y chanter ses louanges, aux carrefours des villes, devant le peuple assemblé.
Au reste, avec le temps, il se fit une division parmi les jongleurs : les uns devinrent les poètes qui conîpob>.ient leurs œuvres et ne les disaient qu'en bonne compagnie ; les autres récitèrent ou chan- tèrent avec accompagnement d'instruments de musique les créations des trouvères ; enhn une troisième classe comprit les saltimbanques, faiseurs de pirouettes et montreurs d'animaux.
Classe plus humble et méprisée par le jongleur dont la qualité s'affine :
Menestrieus se doit maintenir'
Plus simplement c'une pucclle!...
Menestrieus qui veut son droit faire
Ne doit le jongleur contrefaire,
Mais en sa bouche avoir tous diz (tous jours)
Douces paroles et biaus diz [beau langage].
Ah ! les « beaux dits », les « jolis mots » les « beaux contes », quelle importance nos jongleurs y attachent, qu'ils s'appellent V Courte-barbe » ou « Fier-à-bras », « Brise-pot » ou « Simpie- d' Amour ».
Contrairement à l'opinion répandue, jamais poètes n'ont eu à un plus haut degré le souci de la forme que les trouvères, troubadours et jongleurs du xii* siècle. Des centaines dannées avant Malherbe, ils ont connu le « pouvoir » « d'un mot mis en sa place ». Le pauvre Boileau ignorait lamentablement ses plus glorieux prédé- cesseurs.
Courte-Barbe résume toutes les aspirations de son métier, cl, ma foi, toutes celles du poète moderne, dans les vers suivants, et
LES JONGLEURS 485
qui se terminent par un timide et touchant appel à rimniortalitô. :
Une nialère ci dirai
D'un fablel [fabliau] que vous conterai.
On tient le ménestrel à sage
Qui met en irocer ^composer, inventer) son usage.
De fere biaus dis et biaus contes,
C'on dit devant dus [ducs], devant contes.
Fablel sont bon â esconler :
Maint duel, maint rnal loiit inesconter [oublier],
Et maint anui et maint meffet :
Cortebarbe a cest fablel fet ;
Si croi bien qu'encor l'en soviegne.
(Le Fabliau des trois aveugles de Compièqne, v. \ .)
Assurément ils aiment la rime, la « consonnancie » ; mais ils ne lui sacrifieront pas le sens de leurs vers : à la rime, ils pré- fèrent la raison : « Foin de la rime riche, si elle doit nuire à la pensée ! »
Ma paine métrai et m'enlente
A conter un fabliau par rime
Sans colour et sans léonime [rime riche].
Mais s'il i a consonancie [assonnance],
Il ne m'en ctiaut qui mal en die :
Car ne puet pas plaisir [plaire] à toz
Consonanci-e sans bons moz.
{Fabliau des Trois dames, v. 1...)
Ils est vrai que, parfois, la rime est difficile à trouver. On s'en tire comme on peut, par un trait malin, une jonglerie :
Li prestre dist isnel le pas [aussitôt] Primes en hait et puis en bas : « Dominiis Uomino meo » Mais ge ne vos puis pas en o Trover ici consonancie...
{Fabliau du prestre qui dit la Passion, v. 50.)
Sur les tablettes de cire, où ils gravent d'une pointe agile leurs gracieuses ou espiègles inventions, ils effacent bien des fois les lignes écrites, pour améliorer et affiner leur textes. Maudites tablettes de cire ! en leur pâte molle et changeante, combien se sont perdues de ces charmantes œuvres où s'était marqué le génie
186 LA FRANCE FÉODALE
gaulois des jongleurs ! Le parchemin était coûteux et on ne lui confiait que les œuvres d'importance, les œuvres graves et qui n'étaient pas toujours les meilleures.
L'art de la jonglerie entra en décadence dans le courant du xin" siècle.
L'ère des jongleurs se clôt vers le début de la guerre de Cent ans. La jonglerie aussi s'était formée avec la France féodale : elles disparaîtraient l'une quand et quand l'autre. Les « lecteurs », remplacent les « auditeurs » ; Chantecler, comme on le nomme dans le Roman du Renard, le hardi et aventureux jongleur, vêtu d'une robe à capuchon, mi-partie verte et jaune, ou d'une robe de soie rouge, Chantecler que l'on voit « un vert chapelet (cou- ronne) en sa teste » aux châteaux, aux foires, aux pèlerinages, sa vielle en main, la mémoire farcie de légendes épiques, de romans courtois, de lais, de ballades et de fabliaux, est remplacé par r « homme de lettres ».
Nombre de troubadours — les poètes du Midi — furent comme les trouvères — les poètes du Nord — , à la fois poètes et jon- gleurs; nombre d'entre eux furent, comme les jongleurs, à la fois poètes et musiciens, inventant non seulement les « mots » mais le « son » de leurs poésies. Ils ont eu, et peut-être plus encore que les trouvères, le souci de la forme, au point qu'ils en arri- vèrent, dans la première période surtout, à cultiver celle-ci pour elle-même, à ne plus aimer la poésie que pour la forme, ce qui ks amena par raffinement au trobar clans, c'est-à-dire à l'invention obscure, fermée aux profanes.
La poésie des troubadours fleurit, comme celle des trouvères, depuis le milieu du xi° siècle jusqu'au xiii" siècle. La période d'éclat en est le xii" siècle ; tandis que les plus grands trouvères, les auteurs des plus beaux chants épiques, brillèrent à la fin du xi*^ siècle.
La poésie des troubadours est essentiellement, et presque exclusivement, une poésie lyrique, mais en ce genre elle est hors de pair. Elle parle d'amour et place l'amour dans le cadre qui lui convient, dans la belle nature. « Quand l'herbe verte et la feuille paraissent et que les fleurs s'ouvrent dans les vergers, quand le rossignol lance son chant, je suis heureux de l'entendre
LES JONGLEURS 187
et heureux de voir la fleur; je suis content de moi, mais plus encore de ma dame », écrit Bernard de Ventadour.
Ce goût de la nature en fèfeest porté à un tel point que Raim- baud d'Orange en vient à protester contre cette orgie de rossi- gnols qui s'égosillent en des prés fleuris.
« Je ne chante ni pour oiseau, ni pour fleur, ni pour aurore... je chante pour la dame à qui vont mes pensées... »
Nous avons dit que les troubadours avaient écrit en limousin, bien qu'une grande partie d'entre eux n'aient pas appartenu à cette province. Bernard de Ventadour, Marcahrun, Jaufre Rudel, Arnaud de Mareuil, Giraut de Bornelh, Arnaud Daniel, Bertran de Born, qui florissaient dans la seconde moitié du xii" siècle, sont les meilleurs poètes de la poésie en langue d'oc.
(f Bertrand de Born, dit Dante, a chanté les armes, Arnaud Daniel l'amour ; Giraut de Bornelh la droiture, l'honnêteté et la vertu ».
Celui que Dante plaçait au premier rang était Arnaud Daniel. « Il fut, dit-il en son Purgatoire, le plus grand artiste de sa lan- gue maternelle... En roman et en vers d'amour il surpassa tous les autres ; laisse dire les sots qui croient que Giraud de Bornelh lui est supérieur ». Armand Daniel est le poète des rimes riches, des rimes « chères » comme il dit. Est-ce ce qui lui conquit la faveur de Dante? car le jugement du grand poète italien n'a pas été ratifié par la postérité. La nécessité de plier le sens aux rimes riches, aux rimes « lugubrement riches », comme les a si bien appelées Joseph Bédier, lui a fait sacrifier plus d'une fois la clarté et la poésie elle-même. Giraud de Bornelh disait tout au con- traire: « Que si j'en avais le talent, je ferais une chansonnette si claire que mon petit-fils la comprendrait et que tout le monde y prendrait plaisir». Giraud de Bornelh, dit un ancien biographe, « était limousin de la contrée d'Excideuil... Il était de basse naissance... Jl fut apptlé le maître des troubadours et il l'est encore par les bons connaisseurs, ceux qui entendent les mots subtils oîi sont bien exprimés les sentiments d'amjur... L'hiver, il étudiait ; l'été, il parcourait les châteaux, menant avec lui deux chanteurs qui chantaient ses chansons. Il ne voulut jamais prendre femme ; et tout ce qu'il gagnait, il le donnait à ses parents pauvres et à l'église de la ville où il était, né »,
Bertrand de Born est le poète guerrier.
« Bien me plaît la bonne saison de Pâques qui fait naître
^88 LA FRANCK FÉODALE
feuilles et fleurs ; j'aime à entendre la joie des oiseaux qui emplissent les bocages de leurs chants ; mais j'aime aussi à voir, rangés par la campagne, chevaliers et chevaux armés.
« J'aime à voir les éclaireurs et venir après eux la masse des hommes d'armes ; j'aime à voir les forts châteaux assiégés, les fortifications rompues et démolies et l'armée sur le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux solides et serrés... »
Peyre Cardinal occupe une place originale parmi les trouba- dours; seul, parmi ces poètes de l'amour, il raille l'amour :
c< Jamais je n'ai tant gagné que le jour ou je perdis ma mie. car en la perdant je me gagnai moi-même que j'avais perdu... »
« Enfin je puis me louer de l'amour car il ne m'enlève plus appétit et sommeil; il ne m'expose plus au froid et au chaud; il ne me fait plus soupirer, ni errer de nuit à l'aventure ; je ne me déclare plus conquis, ni vaincu ; l'amour ne m'attriste, ni ne m'afflige plus ; je ne suis plus trahi ; hé l'ami ! je suis parti avec mes dés !
« Je ne crains plus la jalousie, je ne fais plus de folie héroïque, je ne suis plus rossé, je ne suis plus volé, je ne fais plus le pied de grue ; je ne me déclare plus vaincu par l'amour. Je suis parti avec mes dés !
« Je ne dis plus que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me fait languir; je ne la prie plus, ni ne l'adore affalé à ses pieds; je ne la requiers, ni ne la désire ; je ne lui rends plus hom- mage. Je ne me mets plus en son pouvoir, je ne lui suis plus soumis, elle n'a plus mon cœur en gage, je ne suis plus son pri- sonnier: hé Tami ! je suis parti avec mes dés ! »
Mais c'est là une unique exception, car toute l'œuvre des trou- badours est un hymne, mille et mille fois répété et varié, à l'amour dans la belle nature.
Nous avons vu que l'apogée en est marquée dans la seconde moitié du xii* siècle. Au xiii° siècle la veine poétique perd de sa richesse. A reprendre sans cesse le même thème, les troubadours aboutissent à une conception de Tamour, affinée et subtilisée au point qu'elle n'a plus rien de terrrestre. La réaction religieuse, qui suivit la guerre des Albigeois, aidant, peu à peu, l'iiinprovisa- tion se transforme en un hymne à l'amour épuré qui devint un hymne à la Vierge. I..a Vierge est la plus pure et la plus belle, la plus aimable des femmes.
Tant et si bien qu'il n'y eut plus d'autre forme poétique admise
LES JONGLEURS 180
que ces chants à Marie, dernières fleurs de la vieille j)oésie eu langue d'oc et qui donnèrent au long aller cette interminable série de poésies à la Vierge couronnées aux Jeux floraux....
Sources. E. Koschwifz. Les plus anc. monum. de la langue française, 3« éd., Heilbronn. 1897. — Œuvres de Rulebeuf, éd Jubinal, Bibl.elz., 1874-75, o vol. — Les chansons de Colin Muset, éd. Bédier. 1912 — Montaiglon-Raynaiid. Recueil des fabliaux .. 187f-80, 6 vol. — P. Paris. Le Romancero français, 1833. — K. Bartsch. Alt franzosische Romanzev u. Pastourellen. Leipzig, 187o. — K. Bart- sch. Deutsche Liederdichter des .xn« bis xcv». Jahrh. 3» éd. Stuttgart, 1893. — Les Chansons de Guillaume IX d'Aquitaine, éd. Jeanroy, 1913. — Les Poésies de Peire Vidal, éd. et trad. Langlade, 1913.
Th\v.\u.k des historiens, p. Paris. Chansonniers du XII' siècle, ap. Hist. litt. de la Fr , XXIII, 512-838. — E. Freymond. Jonglearsund Ménestrels, Halle, 1883. — Jos. Bédier. Les Fabliaux. 1893. — Edm. Faral. Les jongleurs en Fr., 19)1. — Jos. Anglade. Les troubadours, 1809. Le livre de M. Anglade est d"iine rare valeur. — k. Schultz. Dar Hôfisclie Leben zur Zeil der Minnesinr/er, 2» éd., Leipzig, 1889. — Ch.-Y. Langlois. La Soc. franc, au Xllb siècle, 2» éd., 1904.
Funck-Bke.ntv.no. - Le .Moyen .A go.
CHAPITRE X
L'UNIVERSITÉ
Les premières écoles furent créées par les abbés et les érêques. Le irivium et le quadrivium. Paris capitale des lettres. L'Université. Les étudiants. Orga- nisation de l'Université parisienne. Les collèges. La Sorbonne.
Dans le domaine des études, les xi° et xii* siècles ont connu un mouvement intense, aussi puissant peut-être que dans le domaine social et économique, aussi puissant que dans le domaine artistique et littéraire. De nos jours, nous ne songerions évidemment pas à comparer l'éclat des sciences et de la philosophie au moyen âge, à celui qu'y ont répandu les lettres et les arts. La raison en est que les scieuL'es progressent contmueilement. Chacun des nouveaux venus qui, en profitant des travaux de ses devanciers, les accroît de ses découvertes personnelles, jette par là même (juelques pelletées d'oubli sur les résultats dont nos devanciers se sont honorés : con- séquemment les progrès obtenus en un âge reculé sembleront peu importants aux temps modernes, et par le fait même de l'avance- ment réalisé durant les siècles qui ont suivi ; tandis qu'un poète, ou un artiste, doué d'un génie d'invention puissant et d'une vive ori- ginalité, produit des œuvres auxquelles rien ne vient sfc super- j)0ser dans la suite. Le temps se répand sur elles comme les flots de la marée sur les récifs de la mer. Dégagées et brillantes à la lumière du jour, elles ne cesseront de soutenir une libre compa- raison avec les créations des générations suivantes.
A partir de laseconde moitié du xi'^siècle, se manifeste dans la nation un grand désir de s instruire.
« De tous cotés, écrit Guibert deNogcnt, on se livre avec ardeur à l'étude ». Quand Abailard (107îj-1143|, condanuié par un concile, se réfugie en une terre abandonnée sur les bords de l'Arduson, il voit aftluer les disciples ; le désert se peuple autour de lui.
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Los premières écoles ont été créées par les abbés des monastères et par les évèques dans leurs cités; écoles claustrales ou épiscopalos, attachées aux cloîtres des couvents ou des cathédrales. A toute grande église était jointe une bibliothèque. De ces écoles, la plus célèbre tut, aux" siècle, l'école diocésaine de Reims, où enseignait Gerbert. Puis celle de Chartres où brilla Fulbert. Citons encore les écoles de Laon et d'Orléans.
Les écoles monastiques ne turent pas moins prospères. Celle de Fleury-sur-Loire, avec Abbon, jouit d'une grande renommée dès la tin ilu x*^ siècle; au xi' siècle c'est l'enseignementdonné à St-Martin de Tours où s'illustre Hérenger. Les Parisiens se groupaient autour des maîtres qui professaient à St-Germain-des-Prés, à St- Maur. Les établissements clunisiens méritent une mention spé- ciale.
Dans ces couvents l'instruction était donnée gratuitement. Leurs ressources les dispensaient de demander une rémunération. Les écoles des évèques et des chapitres faisaient payer les enfants des « riches hommes » ; elles instruisaient gratuitement les enfants du peuple. Plusieurs de ces établissements ne se contentaient pas de fournir une instruction gratuite : ils pourvoyaient aux besoins de nombreux élèves.
Dans les maisons d'instruction diocésaines, c'était généralement le chancelier de l'évêque qui remplissait les fonctions d'écolâtre; tout au moins l'écolâtre était placé sous son autorité. L'un et Tautre se faisaient assister par des maîtres, et quand le cloître de la cathédrale devint trop étroit pour contenir l'affluence des élèves, on vit des clercs, qui avaient terminé leurs études, organiser en ville des classes où ils répandaient les connais- sances qu'ils avaient acquises. Ils enseignaient avec la permis- sion du chancelier qui leur en donnait la licence : licetitia docendi.
Les divisions, entre lesquelles l'enseignement se répartissait au moyen âge, sont bien connues : c'est le trivium, comprenant les arts libéraux, c'est-à-dire la grammaire, la rhétorique et la logique, suivi des qaadrivium, où se rangeaient les sciences, c'est-à-dire l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie et la musique. Au-dessus du trivium et du quadrivium les trois facul- tés: la théologie, le droit et la médecine.
Au xif' siècle, les auteurs de I Antiquité reviennent en faveur. Parmi les Grecs on n'étudie guère qu'Aristote et que Platon ; parmi
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les Latins, les auteurs préférés sont Virgile, Horace, Lucain. On lit les vers latins; on en fait, et du ton le plus léger, jusque dans les couvents.
Paris devient la capitale des lettres et des « arts ». Vers le milieu du xif siècle, les écoles issues du cloître Notre-Dame se sont multipliées. La Cité, le Petit-Pont en sont bondés. Elles débordent sur la rive gauche, elles grimpent au flanc de la colline Ste-Gene- viève.
« Philosophie et toute clergie (sciences) florissaient à Paris ; l'étude des sept arts y était si grande et en si grande autorité qu'elle ne fut si pleine, ni si fervente à Athènes, ni en Egypte, ni à Rome, ni en nulle partie du monde. El ce n'était pas seu- lement pour la « délitableté » du lieu, ni pour la plenté (quan- tité) de biens qui en la Cité abondent, mais pour la paix et la franchise que le bon roi Louis (Louis VII) avait données et que le roi Philippe, son fils (Philippe Auguste), donnait aux maîtres et aux écoliers. Aussi ne « lisait-on » pas seulement en cette noble cité des sept « sciences libéraux », mais de décrets et de lois et de physique et, surtout, était lue la sainte page de théologie » (Chron. de St-Denis). Et ces « lecteurs » (maîtres) portaient les noms les plus illustres : de l'étranger venaient prendre rang parmi eux les saint Thomas et les Albert le Grand.
L'ensemble de l'enseignement reste soumis à une direction ecclé- siastique. Les premières universités, celles de Paris, de Toulouse, de Montpellier et d'Orléans, ne furent longtemps que des associa- tions de prêtres et de clercs. Les étudiants portent la tonsure. Car le mot « Université », ne s'applique pas alors à l'ensemble des sciences enseignées; il signifie « association ». Il y eut donc l'asso- ciation des maîtres et celle des élèves. On trouve la première consti- tuée dès le pontificat d'Innocent III (fin du xii' siècle) . Elle a des sta- tuts, elle plaide en Cour de Rome ; car elle n'a pas tardé à entrer en lutte avec le chancelier épiscopal qui prétendait la tenir en tutelle. Le sceau de l'Université de Paris — qui n'apparaît d'ailleurs pas avant le premier tiers du x\if siècle — porte la figure de la Vierge, sa patronne, et celle de l'évèque de Paris. Ces a.ssocia- tions universitaires sont placées sous l'aulorité supérieure du Sou- verain Pontife qui veille sur elles, avec d'autant plus d'attention que l'Université de Paris est destinée à former plus particuliè- rement des théologiens, commecelle d'Orléans des juristes et celle de Montpellier des médecins.
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En matière de doctrine religieuse, l'Université de Paris fera autorité; sur elle s'appuieront les conciles, les Souverains Pon- tifes. Au début du XVI* siècle encore, Erasme dira que les Fran- çais se vantent d'être les premiers tiiéologiens du monde.
Un conflit, qui s'engagea sur la fin du xii" siècle, entre l'associa- tion des maîtres enseignants d'une part, et, de l'autre, le chance- lier de l'évêque de Paris, fit beaucoup pour préciser l'organisa- tion universitaire. Le chancelier prétendait exiger des candidats à la licence (d'enseigner) un serment d'obéissance; les maîtres se plaignaient aussi de ce que le chancelier accordât ou refusât la licence à son plaisir, sans tenir compte de l'opinion exprimée par eux. Il y eut dons l'Université une conjuration : les maîtres tenaient des « conventicules ». Le débat fut porté devant Innocent III. Après une interminable procédure, le Souverain Pontife sanc- tionna la plus grande partie des revendications formulées par les maîtres parisiens.
Les maîtres et les élèves, entassés dans les ruelles de la Cité, avaient de leur côté, afin de faire triompher leur cause, émigré en grand nombre sur la rive gauche, où le chancelier de l'abbaye Ste-Geneviève délivrait lui aussi des « licences ».
Au reste il était devenu difficile de confiner l'enseignement dans une immobilité dogmatique, en face d'une jeunesse avide de science et d'indépendance. « Des bavards en chair et en os, écrit Etienne de Tournai, discutent irrévérencieusement sur l'immatériel, sur l'essence de Dieu, sur l'incarnation du Verbe ! On entend dans les carrefours des raisonneurs subtils couper la Trinité indivisible. » L'abbé de St-Victor écrit de son côté : « Nos écoliers sont heureux quand, à force de subtilités, ils ont abouti à quelque découverte ! Ne veulent-ils pas connaître la conformation du globe, la vertu des éléments, la place des étoiles, la nature des animaux, la vitesse du vent, les buissons, les racines. Ils croient y trouver la raison des choses ; mais la cause suprême, fin et principe de tout, ils la regardent en chassieux, pour ne pas dire en aveugles ».
Nos maîtres en arrivent à porter leurs discussions sur les actes et décrets du St-Siège lui-même. Le légat pontifical, Benoit Gaë- tani, le prélat qui prendra sur le trône pontifical le nom de Boni- face VIII, leur criera avec emportement (.30 novembre 1290) :
« Vous, maîtres de Paris, dans vos chaires, vous vous imaginez que le monde doit être régi par vos raisonnements. Eh bien, non ! C'est à nous qu^» le monde est confié ! Vous perdez votre
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temps à des niaiseries... Et seraient-ils bons vos raisonnements, qu'il y aurait moyen d'y répondre, et voici comment : « Sous V peine de privation des offices et des bénéfices, défense à tous les « maîtres de prêcher, de discuter et de conférer sur le privilège « (pontifical), en public ou en particulier. Je vous le déclare en « vérité, plutôt que de se dédire, la Cour de Rome briserait l'Uni- « versité ».
Maîtres et élèves formaient une association indépendante du pouvoir royal, à la fois société de secours mutuel et confrérie religieuse, placée sous le patronage du St-Siège.
Les maîtres de l'Université de Paris occupaient à l'origine les rues de la Cité, aux abords de l'église cathédrale, sous les aus- pices de laquelle les premières écoles avaient été ouvertes. Au xii" siècle, comme nous venons de le dire, ils avaient franchi le Petit-Pont pour se grouper au versant de la Montagne Ste-Gene- viève. Là se fondait la ville de l'Université, réunissant maîtres et élèves, avec ses privilèges, ses lois, sa police. La fondation offi- cielle de l'Université par le pape et le roi (Philippe Auguste) date de l'année 1200. En 1215,' dans un acte du cardinal Robert de Courçon, apparaissent pour la première fois les mots Ijniversitas maghtrorum et scolariiun. Un véritable petit Etat dans Paris, ayant ses tribunaux particuliers, en fréquentes disputes avec l'Etat voisin, la ville de l'abbaye St-Germain-des-Prés. Et que de batailles avec les paysans de l'abbaye, cultivateurs du Pré aux Clercs, batailles sanglantes, parfois meurtrières. « Ils sont plus hardis que les chevaliers, dit Philippe Auguste, en parlant des étudiants parisiens, car les chevaliers, couverts de leur ai-mure, hésitent à engager la lutte ; tandis que les clercs, qui n'ont ni haubert ni heaume, avec leur tète tonsurée, se jettent dans la mêlée en jouant du couteau ». « Ceux de Paris et d'Orléans, dit un contem- porain, sont turbulents, batailleurs : ils troubleraient la terre entière ».
C'était déjà la vie vivante, pittoresque, animée qui, depuis lors, n'a guère cessé. Robert de Courçon avait beau exiger que l'étu- diant de l'Université portât. « chape ronde de couleur foncée et descendant jusqu'aux talons », comme il sied à des clercs; l'habit ne fait le moine, ni l'écolier. « Pour boire et manger, ils n'ont point leurs pareils, écrit Pierre le Mangeur. Ce sont des dévoiants à la table, mais non des dévots à la messe. Au travail, ils bâillent; au festin, ils ne ci'aignent personne. Ils abhorrent la
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méditation des livres sacrés; mais ils aiment à voir le vin pétiller dans leur verre et ils avalent intrt'^pidetiient ».
Aux sons des tambourins et des guitares, ils chantent les beaux yeux de Marion ou de Lisette :
Li tens s'en veit Je n'ai riens fait; Li tens revient, Je ne tais riens.
Voici un vivant croquis :
Quatre Normanz, clerc escolîer, Lor sas [sacs] portent comme colier, Di'denz tor livres et lor dras; Moût [moult] estoi-ent mignoz et gras, Cartois, chantant et envoisié [joyeux]...
[Fabliau de la bourgeoùc d Orléans.)
Au reste, parmi eux plus d'un était « goliard », franc compa- gnon, sans gîte ni ressources. Quelques-uns, entre les heures d'étude, faisaient le métier de jongliurs, rimant en français et en latin contes et fabliaux, ballades et jeux partis; vivant des ressources les plus diverses et parfois les plus ingénieuses, sinon toujours des plus honnêtes. « Nombre d'entre eux, dit Robert de Sorbon, connaissent mieux les règles du jeu de dés que celles de la logique ». Mais il y a aussi les bons écoliers, studieux étranges. Le soir on les voit se promener sur les bords de la Seine, au long du Pré-aux-Clercs, répétant la leçon du jour ou réfléchissant à l'enseignement du maître. D'autres, parmi les plus dignes d'inté- rêt, sont de famille pauvre. Comment paver les livres dont ils ont besoin et les professeurs de théologie ? Pour leur venir en aide, ils n'ont guère que saint Nicolas, patron des écoliers. Ils font des copies pour leurs camarades; ils se louent comme porteurs d'eau, et, en fin de compte, n'en arrivent pas moins à surpasser ceux de leurs condisciples qui, très riches, possèdent quantité de livres où ils n'ont jamais jeté les yeux.
La lettre qui suit, du xii* siècle, est de tous les temps :
« A nos chers et vénérés parents, salut et obéissance filiale,
écrivent de gentils étudiants. Veuillez apprendre que, grâce à
Dieu, nous demeurons en bonne santé dans la cité d'Orléans et
que nous nous consacrons tout entiers à l'étude, sachant que
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Caton a dit : « II est glorieux de savoir quelque chose ». Nous occupons une belle et bonne maison qui n'est séparée des écoles et du marché que par une seule bâtisse, de sorte que nous pou- vons nous rendre journellement au cours sans nous crotter les pieds. Nous avons aussi de bons camarades déjà avancés et fort recommandables. Nous nous en félicitons bien, car le psalmiste a dit : « Cu?n sancto sanctus eris ». Mais, pour que le manque d'ins- truments ne compromette pas les résultats que nous avons en vue, nous croyons devoir faire appel à votre tendresse paternelle et vous prier de vouloir bien nous envoyer assez d'argent pour acheter du parchemin, de l'encre, une écritoire et autres objets dont nous avons besoin. Vous ne nous laisserez pas dans l'embarras et vous tiendrez à ce que nous finissions convenablement nos études, pour pouvoir revenir avec honneur au pays. Le porteur se charge- rait bien aussi des souliers et des chausses que vous nous enver- riez. Vous pourriez aussi nous donner de vos nouvelles par la même voie. »
Ces demandes d'argent se répètent sous toutes les formes :
« Voilà deux mois passés, écrit un fils à son père, deux mois que j'ai dépensé le dernier sou de l'argent que vous m'aviez fait tenir. La vie est coûteuse, les besoins sont nombreux; il faut se loger et que de choses à acheter! Votre paternité n'ignore pas que privé de Cérès et de Bacchus, Apollon fait triste figure ». Et que de raisons à solliciter l'envoi des précieuses livres tournois ! Dans la ville tout est cher — n'en est-il pas toujours ainsi dans les villes universitaires? — et le nombre des étudiants, exceptionnellement élevé, fait encore tout renchérir; les récoltes ont été mauvaises, les chambres sont hautes de plafond, difficiles à chauffer et l'hiver si rigoureux.
Mais la réponse paternelle ne laisse pas d'être écrite de la même encre :
« Assurément, mon cher fils, je t'enverrais de l'argent et de grand cœur ; mais les pluies ont gâté mes récoltes, dans les vignes les oiseaux ont picoré le raisin. Il faudrait recourir aux usuriers, ce qui serait folie. »Oubien, fronçant les sourcils, le père répond plus gra- vement que son fils devrait rougir de soutirer de l'argent à l'au- teur de ses jours au lieu de lui venir en aide.
Alors on s'adresse à un cœur que l'on sait plus tendre, à celui de sa petite sœur :
« Une sœur discrète et adroite sait enllamnier d'ardeur son
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mari et ses parents pour qu'ils viennent en aide à son frère dans le besoin. Douce petite sœur, ta tendresse pour moi doit savoir que j'étudie gahnent et que, grâce à Dieu, j'apprends bien. Mais quelle misère j'ai à supporter! Je couche sur la paille, sans draps; je vais sans chausses, mal vêtu, sans chemise ; je ne te parle pas du pain que je mange ; aussi je te demande, très douce petite sœur, d amener subtilement ton mari à me venir en aide et le plus qu'il pourra ».
Et la très douce petite sœur se laisse attendrir, peut-être plus qu'il ne conviendrait : elle envoie à son frère cent sous tournois (qui vaudraient un millier de francs aujourd'hui), deux paire.s de drap et six aunes de bonne toile; mais en lui recommandant de veillera ce que, de cet envoi, son mari n'ait connaissance, « car, s'il l'apprend, je me tiens pour morte ». « Je crois d'ailleurs très fermement, ajoute-t-elle, que, prochainement, sur mes instances, il te fera de son côté un envoi d'argent ».
Pour leurs études à l'Université, les étudiants recevaient de l'argent, non seulement de leurs parents, mais, suivant un sys- tème que l'on aurait pu croire tout moderne, des églises qui leur allouaient des bourses.
Les étudiants, qui écrivaient la lettre que nous venons de citer, étaient encore d'Orléans, mais c'est à Paris que tous aspiraient à venir faire leurs études :
Car si com est or de Paris
(l'or des orfèvres parisiens avait la réputation d'être le premier or du monde)
Que clerc ne sont pas de grant pris S'ainçois n'ont à Paris esté Por aprendre. et séjorné, Et quant il i ont tant esta Et tant apris k'il ont léû, (tant appris qu'ils sont devenus « lecteurs », c'est-à-dire maîtres à
[leur tour)] Dont sont-il, et là et aillors, Itenomei [renommés] avec les mcillors.
(Robert de Blois, l'Enseignement des princes, v. 1503.)
« Heureuse cité, dit en parlant de Paris Philippe de Harvengt, heureuse cité, où les étudiants sont en si grand nombre, que leur multitude vient presque à dépasser celle des habitants ».
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Pour étudiera Paris, l'on accourait de tous les coins de l'Europe, d'Angleterre, d'Allemagne, de Scandinavie. « Oh ! Paris, s'écrie en 1164 Pierre de la Celle, tu prends les âmes à la glu ! » Et le célèbre chirurgien milanais Lanfranc : « Paris, tu engendres les clercs !... Malheur à moi qui tant ~de temps ai perdu loin de ta très honorable et très sainte étude ! »
« Eq ce temps (1210), écrit Guillaume le Breton, les lettres brillaient à Paris. On n'avait jamais vu à aucune époque, ni dans aucune partie du monde, pareille affluence d'étudiants. Ceci ne s'explique pas seulement par l'admirable beauté de la ville, mais par les privilèges que le roi Philippe (Auguste) et son père avaient conférés aux écoliers... »
Vers la même époque (un peu avant 1190), un clerc champe- nois, Gui de Basoches, trace un pittoresque tableau de la ville universitaire : « Le Grand-Pont, écrit-il, est le centre des affaires, il est encombré de marchandises, de marchands et de bateaux. Le Petit-Pont appartient aux dialecticiens qui y passent et s'y pro- mènent en discutant. Dans l'île (la Cité"), jouxte le palais du roi, on voit le palais de la philosophie où l'étude règne en souveraine, citadelle de lumière et d'immortalité : demeure éternelle des Sept sœurs, des arts libéraux, où bouillonne la source de la science religieuse. »
Bonne et joyeuse vie et que nos étudiants aiment à faire durer. Plus d'un fait la sourde oreille quand la famille le rappelle au logis, et fît-elle briller à ses yeux les plus séduisants appas. A celui-ci on propose fiancée fùtée et douce bien que de couleur brune : elle est élégante, elle est belle, elle est sage et de grande noblesse ; elle apportera une grosse dot et, par ses parents, de magnifiques relations. Mais l'étudiant répond qu'il lui sera toujours facile de trouver une femme tandis que ce serait folie d'abandonner la poursuite de la science au moment où il est sur le point df la saisir.
Les études se terminent donc par la licence, qui donnait la faculté d'enseigner à son tour : examen qui s'accompagnait d'un banquet offert par le récipiendaire à ses maîtres et camarades. Un étudiant parisien demande à un ami d'expliquer tout cela à son père, car son esprit bourgeois ne le saisirait pas de lui-même. 11 lui faut en effet de l'argent pour ce banquet et c'est le seul obs- tacle qui le sépare encore du but suprême.
Toutes les épreuves, enfin, ontété subies et voici la lettre triom-
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phale écrite aux parents qui, retenus loin de leur fils, n'ont pas dû la lire sans une orgueilleuse émotion :
« Faites retentir à la gloire du Seigneur des cantiques nouveaux ! jouez de la viole et de l'orgue, laites résonner les timbales sonores ! Votre fils vient de passer une soutenance savante à laquelle ont assisté une quantité innombrable de maîtres et d'étudiants. A toutes les questions j'ai répondu sans défaillance; nul n"a pu me coller. J'ai donné un banquet magnifique, où pauvres et riches ont été traités comme on ne l'avait jamais été. Déjà solennellement j'ai ouvert une école. Et combien du premier jour elle est fréquentée! Les écoles voisines se dépeuplent pour me fournir un grand nombre d'auditeurs. »
Nous avons vu que l'Université comprenait trois Facultés supé- rieures: théologie, médecine, droit canon. Au-dessous d'elles nous avons distingué les Maîtres es arts qui enseignaient aux étu- diants les branches du trivhwi et du qiiadrivium. On les appelait, eux et leurs élèves, les « artistes ». Chacune des trois Facultés formait une corporation spéciale; quant aux artistes, ils se divi- saient en quatre nations d'après le pays d'origine des étudiants, les F'rançais, les Picards, les Normands et les Anglais. On voit apparaître pour la première fois les quatre nations dans un docu- ment de 1222.
En 1245, les quatre nations se donnèrent un chef commun, un Recteur. Celui-ci ne tarda pas à devenir le chef de l'Université tout entière, les trois grandes Facultés elles-mêmes, dont les membres avaient tous passé par l'Université des Arts, acceptant qu'il s'occupât de leurs intérêts.
Au reste, il ne faudrait pas se représenter l'université de Paris dans des bâtiments spécialement aménagés comme ceux où elle est établie de nos jours. La plupart des maîtres donnaient leur enseignement chez eux. Les élèves se réunissaient en masse com- pacte dans des locaux obscurs, assis à terre : l'hiver, le sol était jonché de paille, d'où le nom donné à la rue où se trouvaient un grand nombre de ces écoles, rue du Fouarre {Jeurre, paille). Le maître parlait devant un pupitre, du haut d'une estrade. Il était vêtu d'une robe noire à longs plis et capuchon de menu vair. Les leçons consistaient en explications des textes portés aux examens. Le défaut de cet enseignement était de" rester exclusive-, ment livresque. Selon laremarquedeFrèreBartholoméde Bologne: la logique c'est Aristote, la médecine c'est Gallien, (>icéron c'est
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la rhétorique et Priscien la grammaire. Les élèves devenaient- ils trop nombreux, l'enseignement se donnait en plein air, aux carrefours, sur les places. Les assemblées des Facultés se tenaient dans un couvent, à Paris chez les Mathurins, ou dans la salle capitulaire des Cisterciens ; les « artistes » se réunissaient le samedi dans l'église St- Julien le Pauvre.
La majorité des étudiants qui suivaient les cours des Universités au moyen âge, comme la majorité de ceux qui les suivent de nos jours, avaient des visées pratiques. Ils y apprenaient un métier, désirant entrer, leurs études achevées, qui dans l'Eglise, qui dans la pratique de la médecine, qui dans celle du droit.
L'organisation corporative, que les maîtres et les étudiants de l'Université parisienne étaient parvenus à se donner, tout en ayant de précieux avantages — et le plus précieux de tous, l'indépen- dance — avait de graves inconvénients. Une grande partie des forces dépensées dans ces centres d'études se perdaient en conflits de groupes et de coteries, en luttes d'influences. Le tableau en est tracé par le chancelier Philippe de Grève, au commencement du xiii*^ siècle : « Autrefois, quand chacun enseignait pour son propre compte, et qu'on ne connaissait pas encore le nom d'Uni- versité, les leçons, les controverses étaient plus fréquentes; on avait plus d'ardeur pour l'étude ; mais aujourd'hui que vous êtes réunis en un seul corps, aujourd'hui que vous êtes constitués en Université, rarement on professe, rarement on discute, on fait tout le plus vite possible, on enseigne peu, on dérobe leur temps aux leçons, aux controverses, pour aller débattre en des conventi- cules les affaires de la communauté... Et, tandis que les vieux s'assemblent pour délibérer, pour légiférer, pour réglementer, les jeunes courent les tripots. »
Puis la rivalité entre les maîtres : conflits d'écoles, de doc- trines, d'influences. « Le chant du coq appelle le jour, dit encore Philippe de Grève, mais nos coqs, au lieu d'annoncer le jour, sont devenus des coqs batailleurs. Que sont en effet ces querelles des maîtres, sinon des combats de coqs?... Nous sommes devenus la risée des laïques. Les coqs se redressent, se hérissent contre les coqs ; ils se dévorent leurs crêtes rouges et se mettent en sang... »
Qu'est-ce qui produit ces conflits? l'ambition, l'orgueil. Gomme dit Ovide :
Immcnsum gloria calcar habct.
(L'ambition possède un immense aiguillon.)
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Réunir de nombreux élèves, c'est l'orgueil des maîtres : rela- tions et sollicitations sont mises en œuvre; d'aucuns vont jusqu'à payer leurs élèves. Pour les attirer, piquer leur attention, on enseii^^ne des doctrines étranges, sensationnelles. Les élèves pré- férés du maître ne sont pas ceux qui suivent assidûment son ensei- gnement, mais ceux qui sont habiles à lui en amener d'autres. Un maître ne pardonnerait pas à un élève de sui\re sur les mêmes matières d'autres cours concurremment aux siens, seraient-ils tlonnés de la manière la plus autorisée. De leur côté les élèves ne se déterminaient pas toujours pour des raisons scientifiques. Ceux de Paris, la plupart théologiens, recherchaient de préfé- rence les maîtres qu'ils cro}^aient influents auprès du haut clergé, eu égard aux situations qu'ils espéraient atteindre par leur entremise.
Les Universités du moyen âge n'étaient pas richement dotées. Elles ne possédaient rien : pauvreté qui fit leur force dans les luttes contre l'Église et contre le pouvoir royal. Il leur était facile de se disperser, d'aller planter en d'autres cantons les tentes de la science. Sous ces menaces de « sécession », combien de fois leurs adversaires ne vinrent-ils pas à composition ! Au reste les dépenses, auxquelles l'association universitaire avait à faire face, étaient des plus minces. Les droits perçus sur la délivrance des grades y suffisaient.
Il y avait des étudiants riches, particulièrement parmi ceux qui suivaient les cours de droit canon. On les voyait dans la rue, pré- cédés de valets qui portaient de -gros livres. Mais la grande majorité se composait de pauvres hères.
En faveur des étudiants besoigneux furent créées, dès la fin du xii^ siècle, des maisons spéciales où ils trouvaient le vivre et le couvert. Ces maisons grandirent en importance. Elles seront pourvues de rentes et qui iront en augmentant; elles deviendront les fameux « collèges » dont le rôle sera si considérable dans la vie universitaire du moyen âge, qu'ils en arriveront à modifier l'as- pect et jusqu'à constituer l'Université elle-même.
La première en date de ces fondations fut créée par un bour- geois de Londres, nommé Joce, qui, à son retour de la Terre Sainte, fonda à l'Hôtel-Dieu de Paris un certain nombre de lits dans une salie spéciale, destinée à recevoir en tous temps dix- huit écoliers.
En reconnaissance de l'existence qui leur était assurée, ils veil-
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laient à tour de rôle les morts de l'hôpital et portaient la croix et l'eau bénite aux enterrements. Bientôt on les installa dans une maison à eux, le collège des Dix-huit, près l'église St-Chrislophe L'exemple fut suivi. En 1209, on note la fondation, par la veuve d'Etienne Bérot, du collège St-Honoré, qui reçoit treize étu- diants.
D'autre part, on voit des maîtres et des étudiants s'installer en commun dans les grands hôtels loués par eux, où ils vivent ensemble, partageant la dépense: les études en devenaient plus actives. Chacun de ces hôtels était gouverné par un « principal ».
Les collèges, dont il vient d'être question, étaient établis dans une intention charitable. Sous saint Louis, Robert de Sorbon fon- dera.le collège de Sorbonne, pour les maîtres es arts pauvres qui voulaient pousser leurs études jusqu'au doctorat en théologie. On sait ce qu'il est devenu. Aux xiii' et xiv'^ siècles apparaissent les collèges d'Harcourt et de Navarre. Les étudiants n'y trouvent pas seulement gîte et nourriture, mais de belles bibliothèques et des maîtres répétiteurs. Maisons qui reçoivent des hôtes payants. Les « collégiens » jouissent de tels avantages qu'ils en viennent à l'emporter sur les étudiants libres qui, au xv^ siècle, seront presque devenus suspects sous le nom de « martinets » ( du mot martin, un bâton, dont on les disait trop souvent armés). Alors la transformation est opérée. L'ancienne université, franche, indépendante, sans logis ni ressources, sans autre lien que le ser- ment qui en unissait les membres nombreux, a disparu. L'enseigne- ment môme donné par les régents de la Faculté des Arts est abandonné pour ces répétiteurs qui fournissent un enseignement privé dans l'intérieur des « collèges » et des « hôtels». Collèges et hôtels dont la réunion, sur l'emplacement du vieux quartier latin, rue du Fouarre, rue de Garlande, rue de la Harpe, en arrive à former l'Université elle-même. La grande Faculté de théologie ne rougit pas d'emprunter, pour ses cérémonies, les bâtiments du collège de Sorbonne.
Ainsi vécut et se développa l'Université parisienne. Dès l'année \ 109 le roi d'Angleterre Henri II, en lutte contre Thomas Becket, invoquait son arbitrage. Et celte autorité ira en grandissant jusqu'au jour où elle croulera - en une déconsidération dont il lui faudra plusieurs siècles [)oui' se relever — châtiment do la misérable atti- tude que l'Université de Paris adoptera dans le |>rocès de .Jeanne d'Arc
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SoiiRCFs. Denifle et Châtelain. Cartularium Universitatis Parisiensis, 1889-'J0, 3 vol in-4. — Epistolarium de Ponce le Provençal, xiii" siècle, Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 3807, ff. 26-83.
Travaux des histokiens. Gh. Turot. De L'organisation de V enseignement dans l'Univ. de Paris au M .4 ,1850.— Al. Baàinsky. Die Univerxitât Pains ti dieFrem- denau derstlben imMittelalter. 1876. — Denide. Die Universitiitendes Miltelalters, 188o. — J -A. Clerval. J.es Ecoles de Chartres au M. A., Chartres, 1895. — Du même. I. Enseiijnement des arts libéraux à (Chartres et à Paris, dans la /'« moitié du Xll" siècle, 1889. — Léop. Delisle. Les Ecoles d'Orléans aux Xll' et XI lî" siècles. Ann. bull. Soc. his. de Fr, VII, 139-54. — H. Uauréan dans\e Journal des Savants,
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1895. ::: vol. — Gh.-V. Langlois. Les Universités au MA., Rcv. dePari.s, 15 l'évr. 1896, p. 788-8i0. Etude remarquable en sa brièveté et dans laquelle l'auteur des pages qui précèdent a particulièrement puisé. — A. Luchaire. L'Université de Paris sous Philippe Auguste, Bull, intern. de l'enseign . sup., 1899. — Du môme : La Soc. franc, au ternps de Ph. Aug., 1899. — Ch. Haskins. The Life of the mediaeval students, American hist. review, 111 (1898). 20:^-29. — Du môme. The University of Paris in the sermons of the XllI. century, ibid., X (19U4), 1-27.
CHAPITRE XI
LES CATHÉDRALES
Le style roman, x» et xi« siècles. Le style gothique naît dans l'Ile de-France au XI!" siècle. La plupart des cathédrales ont été construites par les soins des évêques. Enthousiasme populaire. Les éléments essentiels du style gothique : l'ogive, l'arc en tiers-point, Tarc-boutant. La décoration des églises gothiques ; elle est un enseignement pour le peuple. Les sculptures. Les vitraux. Influence artistique et littéraire de la France, en Europe, au xn« siècle.
Au début du xf siècle, les choniqueurs signalent le zèle des fidèles à reconstruire les oratoires dans un style nouveau. « Vers Tannée 1002 ou 1003, écrit Raoul le Glabre, on se mit partout à rénover les églises et, bien que nombre d'entre elles fussent encore en bon état, c'était une émulation à élever des constructions nouvelles, plus belles les unes que les autres. Il semblait que le monde rejetât sa vétusté pour se vêtir fraîchement d'une parure de sanctuaires blancs » ; blancs sanctuaires au haut desquels bril- lait déjà, en son plumage doré, le coq gaulois.
Presque toutes les églises épiscopales furent alors rebâties, un grand nombre d'églises conventuelles et jusqu'aux chapelles rus- tiques. A vrai dire, il en était de singulièrement exiguës. Nous savons, par la lettre d'un archevêque d'Aix (xf siècle), que l'ora- toire, sur l'emplacement duquel il fit construire sa cathédrale, ne pouvait contenir qu'une dizaine de fidèles : ce qui fait penser aux oratoires russes les plus fréquentés de notre temps.
De ce besoin général de rénovation naquit, au xi" siècle, le style roman. De droite et de gauche déjà, on s'était essayé à des cons- tructions qui transformeraient l'art de bâtir. La paix relative amenée par l'organisation féodale, lui donna son essor.
Ce qui caractérise le style roman, c'est l'emploi des voûtes de pierre qui se substituent à l'appareil légué par les Romains, c'est- à-dire aux plafonds plats en charpente et aux toitures appuyées
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sur bandeïiux. La plate-bande des basiliques est remplacée par l'arc porlanl sur des colonnes. Ce qui ne tarda pas à produire les églises à plusieurs étages de fenêtres, au lieu de la basilique romaine, qui ne prenait jour que sur un étage.
Les églises romanes ont encore un aspect trapu. Au fond de la place ornée de quinconces, elles se tiennent assises lourdement; mais on y sent comme frémir un désir d'ascension. Les arcs qui supportent les voûtes, soulagent les murs et ceux-ci ne tarderont pas à en profiter pour s'élever vers le ciel en un élan de foi.
Le style roman a eu son berceau dans le centre de la France et en Aquitaine, en Auvergne, dans la vallée de la Saône et du Rhône, où il atteignit à sa perfection dans la seconde moitié du \f siècle.
Il se divisa en deux écoles.
Les basiliques à couverture plate des Romains, en se modifiant pareillement, avaient produit à Byzance, dès le vi« siècle, les églises à coupoles, dont Ste-Sophie est le plus beau spécimen. L'influence s'en fit sentir sur les architectes en Périgord, où elle produisit la fameuse église St-Front de Périgueux et quelques autres églises à coupoles dans le pays environnant; tandis que, dans nos autres provinces, le courant roman resta purement français.
A la même époque où, par l'élévation des voûtes, se formait le style roman, la pierre remplaçait le bois dans les principales constructions, églises et donjons, palais épiscopaux et maisons- Dieu.
(Malgré l'importance de cette transformation, on vit subsister des églises comme des donjons en bois jusqu'au début du xii" siècle).
Dans presque toutes les cités épiscopales, les cathédrales furent rebâties, ainsi que vient de nous le dire Raoul le Glabre; mais ce sont surtout les constructions monastiques, les églises des abbayes et des couvents qui, dans le coursnt du xf siècle, allaient donner au style roman un magnifique essor. Et plus par- ticulièrement importante fut l'impulsion que l'architeclure nou- velle reçut de l'ordre clunisien, dont le développement fut alors prodigieux.
La basilique de Cluny, vaste et haute, avec ses cinq nefs et ses cinq clochers, a été l'un des plus beaux édifices qui aient jamais été élevés. La construction en remontait à 1089. Elle dura trente
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années. Le début du xix" siècle a vu, par un acte de criminel vandalisme,, dont les gouvernements du Directoire, du Consulat et de l'Empire sont responsables, démolir ce chef-d'œuvre gran- diose, mcomparable témoignage du génie de nos aïeux.
A la beauté de ces constructions, les abbés fixaient leur amour- propre ; ils tenaient à laisser leur nom à Vopiis œdi/îcale, à l'œuvre de la construction. Sans nier leur désir sincère d'élever à Dieu une demeure digne de sa gloire, on peut dire qu'ils aimaient l'édifice qui exalterait leur nom aux yeux de leurs successeurs.
Les évoques du xi*^, puis du xii^ siècle, cèdent avec enthousiasme au même penchant. On les voit consacrer, à l'envi, leur activité et leurs ressources à la construction des cathédrales : une fièvre; Pierre le Chantre l'appelle « raorbus aîdificandi », la fièvre du moellon ; citons l'évêque Fulbert à Chartres, Geofîroi de Mont- bray à Coutances, Hildebert de Lavardin au Mans, Gérard P' de Florines et Gérard II à Cambrai, et puis Hugue de Noyers à Auxerre et Maurice de Sully à Paris.
Ces églises sont construites par les évoques sur leurs ressources personnelles, avec le secours des seigneurs qui tiennent à les aider dans leur œuvre pie, avec le concours des fidèles à l'assis- tance desquels ils font appel. Grands édifices où ils établissent le siège de leur fief. Car les prélats n'y célèbrent pas seulement l'office divin, ils y font siéger leur justice seigneuriale et y pro- noncent des sentences.
Robert P'", évêque de Coutances (102o-i048), entreprend la con- struction de la cathédrale avec l'aide de Gonnar, seconde femme de Richard 1", duc de Normandie, et avec celle de ses chanoines. Hubert de Vendôme, évoque d'Angers, reconstruit, dans la première moitié du xi** siècle, la cathédrale St-Maurice, avec l'assistance de ses parents. Les évêques Gautier de Mortagne et Maurice de Sully bâtiront, l'un la cathédrale de Laon, l'autre Notre-Dame de Paris, aux dépens de leurs fortunes privées. « Maurice de Sully, dit un contemporain, construisit Notre-Dame beaucoup plus à ses frais, qu'avec les libéralités d'autrui ». Guillaume de Seignelay à Auxerre, Etienne Réguart à Sens, Philippe de Nemours à Châ- lons-sur-Marne, Raimond de Calment à Rodez feront de même. L'église de Monde est due à l'initiative du Souverain Pontife, Urbain V, originaire du diocèse. A Chartres, évoques et chanoines consacrent leurs revenus à l'édification de la cathédrale durant plusieurs années ; à Reauvais aussi l'évoque Milon de Châtillon-
LES CATHEDRALES 207
Nanfeuil et S(^s clianoincs contribuent largement à l'œuvre de la construction. Geotïroi P de JNionlbray se rend en Calabre, auprès de Robei't Guisoard, afin d'obionir de lui des secours d'argent pour l'église de Coutances. Il rapporte de l'or, de l'ar- gent, des pierres précieuses, de riches étoffes, présents du célèbre chef normand et de ses compagnons. Il ne se contenta pas d'élever l'église aux trois tours, mais il la garnit des ornements ecclésias- tiques, de tapisseries pour la décoration des murs, de tapis, de manuscrits précieux. Il y attacha des chantres et une école, ainsi que des orfèvres, des verriers, un ferronnier, des charpentiers, un maître-maçon, des sculpteurs pour les travaux continuels. L'.édifice fut inauguré en 1056.
Une grande église devenait ainsi le centre d'une vie manufac- turière comme un château, vivifiée par l'afflux des fidèles et des pèlerins qui venaient y vénérer les reliques. Outre les écoles qui y étaient attachées, des familles ouvrières s'y fixaient. Le travail nécessité par la vie de la cathédrale était multiple et incessant. C'étaient les« gensde l'œuvre ». Une lumière pi'écieuse sur la vie des familles d'artisans incrustées au pied des cathédrales, est donnée par un acte de l'archevêque de Vienne, Léger. Il raj)porte, à la date de 1050, qu'un de ses fidèles, un médecin nommé Aton, fit améliorer et embellir dans le cloître de son église, les petites demeures, donmiiculsB, où habitaient les femmes employées à tisser les étoffes d'or pour le service divin. Les chanoines, sous la direction de l'évêque, s'occupaient de la fabrique dont l'admi- nistration ne laissait pas d'être compliquée, et l'on voit que, parmi eux, se recrutaient parfois les meilleurs artisans, comme à Auxerre où, sous le règne de Henri L', l'évêque Geoffroi de Champallement institue des prébendes pour des ecclésiastiques dont l'un est un « orfèvre admirable », l'autre un « peintre savant » et le troisième un « verrier sagace ». A Avignon, le chapitre compte des maîtres capables d'enseigner les arts du dessin.
Il faut donc abandonner la théorie de VioUet-le-Duc, d'après laquelle les grandes églises auraient été la manifestation dun art laïque, créé sous l'impulsion du mouvement communal, symbole des libertés populaires, contre le donjon seigneurial.
Sans doute, à partir flu xif siècle, les monuments religieux servirent de lieux de réunion aux bourgeois; les voûtes en reten- tirent de leurs revendications; on y tenait marché, nous dirions aujourd'hui qu'il arriva aux cathédrales de servir de « bourses de
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commerce » ; on y donnait des fêtes qui n'étaient rien moins que des fêtes religieuses ; on y tenait même des réunions guerrières, où l'on discutait des expéditions militaires auxquelles les bourgeois seraient appelés à prendre part; on y scellait des traités. Sans doute aussi, àpartir du milieu du xi^ siècle, les architectes, moines et clercs, sont fréquemment remplacés par des laïques; les maîtres maçons, les corporations d'artisans qui travaillent aux constructions sont laïques; mais l'évêque et ses chanoines n'en sont pas moins les promoteurs de l'œuvre, ils en sont les inspirateurs, ils en ont la direction ; sans eux l'œuvre ne serait pas faite. Il faut dire aussi que les prélats étaient aidés de toute manière, ne fût-ce que par les confréries de paix qui contribuaient à l'édification, aux réparations, à la décoration de l'église.
Lors de la construction de l'église abbatiale placée sous le vocable de saint Remy àReims, par les soins des abbés Aicard et Thierri (1005-1049), des membres de la. fa?nilia ecciesiastica, cest-h-dire des vassaux de l'abbaye, apportèrent spontanément leur concours. Nous les apercevons par les chemins creux, juchés sur les longs chariots que trahient des files de bœufs roux, charriant les maté- riaux de construction. De toutes parts affluent les donations. Elles viennent de la caisse royale: Louis VII fait présent de '200 livres pour l'église Notre-Dame de Paris. Les offrandes coulent des sources les plus humbles. On disposait aussi de quêtes faites pendant les offices : comme de nos jours encore. La concession des indulgences, qui deviendrait par la suite une source d abus, procurait quantité de deniers. Enfin des ressources appréciables étaient fournies par l'exhibition des reliques que les chanoines promenaient en musique dans la contrée. Autour des châsses les jongleurs faisaient entendre des chants émouvants; après quoi on procédait à la quête.
Pour la construction de l'église de Soissons, la comtesse Adé- laïde soulirit que l'on vînt prendre dans ses forêts le bois néces- saire aux charpentes ; bien plus, elle fournit du bois débité et tra- vaillé. Ailleurs les propriétaires des carrières permettaient de venir prendre chez eux les pierres nécessaires. Le plus souvent ces pierres immenses étaient taillées dans la carrière même, en blocs carrés, ou bien en fûts ou en bases de colonnes, en chapiteaux, d'après les dessins qu'avaient fournis les architectes et, sur de lourds chariots aux larges roues cerclées de fer, elles étaient ensuite traînées par de nombreux couples de bœufs : treize
Li:S CATHEDRALES 209
couples, vingt-six bœufs, dit l'auteur des Miracles de Ste-Foi, en parlant de la construction d'une église en Rouergue (milieu du XI* siècle).
Comment décrire l'enthousiasme des foules, quand elles virent
S'agenouiller au loin dans leurs robes de pierre
les demeures destinées à Dieu?
« Spectacle merveilleux à voir, incroyable à raconter, lisons- nous dans les gestes des abbés de St-Trond, ces multitudes qui, avec si grand zèle et si grande joie, amenaient les pierres, la chaux, le sable, les charpentes nécessaires à l'œuvre entreprise, nuit et jour, en des chariots conduits à leurs frais. Comme on ne trouve pas de gros moellons dans le pays, on les transportait des contrées lointaines. Les fûts de colonnes venaient de Worms par bateaux qui descendaient le Rhin jusqu'à Cologne, d'où ils étaient charriés de village en village, sans l'aide de bœufs ni de juments, trahies à bras d'hommes; on leur fît passer la Meuse, sans le secours d'aucun pont, par le moyen de cordes qui y furent attachées, et ainsi les matériaux vinrent à nous, aux chants des cantiques. »
La lettre adressée, en 1145, par l'abbé Haimon aux religieux de Tutbury, en Angleterre, est demeurée célèbre. Il s'agit de l'église de St-Pierre-sur-Dives :
« Qui vit onques faits pareils ou en ouït? Des princes, des hommes puissants et riches, nobles de naissance, des femmes fîères et belles, inclinaient leur nuque au joug des chariots qui transportaient les pierres, le bois, le vin, le froment, l'huile, la chaux, tout ce qui était nécessaire à la construction de l'église et à la subsistance de ceux qui y travaillaient. On voyait jusqu'à mille personnes, hommes et femmes, attachés aux traits qui tiraient un char, tant était pesant le poids dont il était chargé, et, parmi la foule qui avançait avec effort, régnait un profond silence, dans l'émotion dont elle était pénétrée.
« En tête du long cortège, les hauts ménestrels faisaient retentir leurs buccines de cuivre et les saintes bannières, aux brillantes couleurs, ondoyaient au vent. Nul obstacle. Ni l'âpreté des mon- tagnes, ni la profondeur des eaux, ni les flots de la mer à Sainte- Marie-du-Port embouchure de l'Orne), ne furent capables d'arrêter la marche. Aux chars s'étaient attelés jusqu'à des vieillards
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ployant sons le faix des ans, et les enfants, engagés dans les traits des voitures, n'avaient pas à se courber : sous les liens ils pouvaient marcher t«ut droits.
« Quand on fut arrivé auprès des fondations de l'église, les chariots furent rangés à l'entour comme aux abords d'un camp. Du crépuscule à l'am'ore retentirent les cantiques. Les cha- riots étaient éclairés aux rouges lueurs des torches ; et, dans cette nuit, beaucoup de miracles se produisirent : les aveugles recouvraient la vue, les pai'alytiques se mettaient à marcher. »
Le mouvement de foi, qui est ici décrit, est celui du xii*" siècle, d'où sortiront les églises gothiques, mouvement d'une plus grande ampleur encore et dune plus grande force que celui du xi", qui avait produit les églises romanes. Il commença aux environs de H30. Il agit surtout dans la France septentrionale et s'accentua dans le courant du xif siècle. li prit une intensité particulière sous les règnes de Louis VII et de Philippe Auguste, où il devint prodigieux. Bien peic de cités, au nord de la Loire tout au moins, qui n'aient alors entrepris, sur les plans les plus magnifi- ques, la reconstruciiori de la demeure du Seigneur.
C'est de cette époque sans doute que date le proverbe que nous avons recueilli sur les bords du Rhin, On y dit d'un homme très heureux :
« Es geht ihm so gut wie dem lieben Gott in Frankreich. » (Ses affaires vont aussi bien que celles du bon Dieu en France).
La cathédrale de Noyon, rebâtie par les soins de lévèque Bau- doin de Flandre, est achevée en 1167. A Chartres, en 1194, après l'incendie de l'église romane, l'évèque Renaud de Monçon entre- prend l'admirable édifice qui fait aujourd'hui notre admiration. En 1220 les voûtes en étaient presque entièiement terminées, la rosace principale était en place. La couverture de l'église fait penser Guillaume le Breton à la carapace d'une grande tortue :
« La voilà, dit-il, qui monte de terre, neuve, étincelante de sculpture, chef-d'œuvre sans pareil ». La cathédrale royale — nous avons nommé Reims — avec sa haute couronne de pierres, est comm(;ncée en 1211 par l'archevêque Aubri de Humbert ; les f(jndements de la cathédrale d'Auxerre sont posés en 1215 par Guillaume de Seiguelay. Et ces mêmes évèques, qui se considé- raient par une vieille tradition comme les chefs de la cité, faisaient parfois, comme à Cambrai, travailler quand et (juaud aux fortifications de la ville.
LES CATHÉDRALliS ^11
L'abbé du Mont Saint-Michel, le célèbi-e Robert de Torigni, et qui aéfé lui inèiue un merveilleux entre[)reneur de bâtisses, disait en parlant de Notre-Dame de Paris dont le chœur lut consacré en liiSl : « Quand cet éditîce sera fini il n'y aura pas d'ouvrage qui ouis^e lui être comparé ».
Nous avons dit que la construction, contemporaine du règne de Philippe Auguste, en fut due à l'évêque Maurice de Sully qui y consacra sa fortune. La cathédrale de Laon, commencée en 1170 par l'évêque Gautier de Mortagne, conseive le caractère rude et farouche des bourgeois guerriers que nous avons essayé de dépeindre en parlant du mouvement communal. La silhouette fait penser à un château fort plutôt qu'aux églises joyeuses de l'époque où elle fut bâtie. Elle se dresse en haut du mont d'où elle donne l'impression d'une aire féodale. On aurait dit — à l'époque où les Boches hideux n'avaient pas encore passé par le pays — que les mêmes mains avaient bâti la cathédrale de Laon et le donjon voisin de Coucy. « Nulle part la vieille France n'ap- paraît avec une telle majesté : c'est ce beau gothique de la fin du \if siècle auquel rien ne peut se comparer, sinon l'art grec » (Emile Mâle).
L'abside de la cathédrale de Soissons fut achevée en 1212.
On a appelé le style nouveau où ces églises furent construites, le style « gothique ». Expression que Raphaël paraît avoir été le premier à leur appliquer. Elle fut reprise par Vasari en sa célèbre histoire de l'art italien : par Vasari, elle s'est répandue. « Gothique » sur les lèvres de Raphaël signihait « barbai-e », comme encore sous la plume de Molière quand il traite des « ornements gothiques » :
Ces monstres odieux des siècles ignorants Que, de la barbarie ont produits les torrents.
Depuis, l'expression a été conservée bien qu'on cessât de lui attribuer le même sens ; elle a paru commode. L'ex])ression juste, pour caractériser ce style serait celle d' « architecture française ». Voilà le style français par excellence. De même que le roman naquit, au xi° siècle, dans le centre de la France et en Aquitaine, du développement du style architectural des Romains, de même le gothique naquit dans le nord de la France, au xii" siècle, du développement du style roman. C'est le style de l'Ile-de-France,
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d'où il s'est ensuite répandu, avec les progrès du pouvoir royal, sur le reste du pays, et de France en Europe. Richard de Die- tenheim fait, au xiii^ siècle, venir un architecte de France pour reconstruire Tégiise Saint-Pierre de Wimpfen, dans le nouveau style : nouveau style qui est qualifié par les rédacteurs de la charte à'opus francigenum, de style français : « ... accito peritis- simo in architectoria arte latomo, qui tune noviter de villa Pari- siensi e partibus venerat Francise, opère francigeno, basilicam ex sedis lapidibus construi jubet. » En Italie, le roman règne encore dans les constructions de Jean de Pise à une époque où le go- thique fleurit sur tous les points Je notre pays.
Le style gothique est caractérisé par l'aspiration vers la clarté, vers la lumière, vers la joie. Huysmans l'a appelé « le déploiement de l'âme ». On veut des parois de plus en plus hautes et de plus en plus ajourées. Et l'on arrive ainsi à ces œuvres parfaites et exquises de l'art français, la Sainte-Chapelle et la cathédrale de Metz, qui semblent construites en vitraux.
Hugue de Noyers, lisons-nous dans les gestes des évêques d'Auxerre, fit agrandir les fenêtres et les vitraux de son église afin que l'édifice qui, à la manière des églises anciennes, était obscur, brillât d'une plus grande clarté. Girard II, évèque de Cambrai, « allongea » de même les fenêtres < trop courtes », dit son biographe, pour donner plus de lumière à la maison de Dieu.
Il fallait donc des voûtes plus hautes, des murs plus vastes, mais qui, percés de baies plus amples et plus nombreuses, offri- raient moins de résistance au poids de la couverture. De là est parti le style gothique. Et tout d'abord l'ogive, expression qui indique, non l'arc brisé, l'arc en tiers-point qui succède à l'arc en plein cintre, mais les arcs se coupant en croix jetés sur chaque travée et dont est augmentée (en latin augere) la force de résistance de la voûte qui y est construite. Le mot ogive ou augive signifiait « soutien ». Une pareille voûte, observe Emile Mâle, a tous les avantages : « elle est facile à construire, elle est légère, car tout son poids porte, non plussurles murs, mais sur les croisées d'ogives; elle est solide et si, par hasard, elle se déforme, comme ses quatre compartiments sont indépendants, elle ne se déforme pas tout entière ».
Ces quatre arcs qui soutiennent la voûte portent sur quatre points d'appui, dont la force de résistance est accrue à son tour
LES CATHÉDRALES 2t3
par les arcs boutants. Tel est le principe du style gothique. L'arc brisé lui-même, celui qu'on appelle, par une fausse expres- sion, l'arc ogival, est inspiré par le même motif : augmenter sa force de résistance à la poussée horizontale des voûtes. Loin de caractériser essentiellement le stvle gothique, l'arc en tiers-point, l'arc ogival, en est, comme on voit, un accessoire ; on a pu l'appe- ler un accident de construction.
Et la beauté en réside peut-être précisément en ce fait qu'il a été introduit, non par une recherche d'esthétique, non, comme on l'a prétendu, parce que l'œil se serait habitué à la forme ogivale dans les voûtes en pleins cintres croisés, mais par les besoins mêmes, par les exigences techniques de la construction, d'où son harmonie dans l'ensemble de l'édifice.
Enfin les arcs-boutants, — le troisième des caractères essentiels du style gothique, — sont encore nés de la même cause : le besoin de soutenir et de renforcer les murs sous la poussée des voûtes, les murs de plus en plus élevés et percés de rosaces et de fenêtres aux vitraux étincelants, que l'on cherchait à faire hautes, plus hautes encore, resplendissantes de lumière et de couleur. Telle est donc l'ossature de l'édifice gothique : la voûte construite sur quatre nervures saillantes — les ogives — qui reportent la poussée aux quatre angles, sur des appuis que renforcent et sou- tiennent les arcs-boutants.
Et l'on voit ainsi d'un coup d'œil les progrès réalisés dans la construction, depuis les temples grecs. Ceux-ci, non seulement ne peuvent avoir qu'un étage, mais ils ne peuvent supporter aucune charge. Les Romains sont en progrès : grâce à l'arcade, la partie supérieure de leurs édifices peut être chargée, mais la force qu'ils ont introduite dans la construction est encore emprisonnée dans la plate-bande qui leur vient de l'imitation de l'art grec. Les architectes romans se dégagent de la plate-bande : ils font porter directement l'arcade sur les colonnes. Ils créent la voûte qui donne à leur édifice une puissance de résistance inconnue jusqu'à eux; mais ils s'asservissent encore, en imitation des Romains, aux ordres superposés : sur l'abaque des colonnes, qui entourent la nef, d'autres colonnes prennent naissance pour s'élever jusqu'à la retombée des voûtes qu'elles soutiennent. Les gothiques enfin font jaillir des faisceaux de colonnes d'un seul trait, du sol au sommet.
Joignons-y la force qu'ils ont trouvée dans les ogives, dans
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l'arc en tiers-point et dans les arcs-boutants : et nous aurons réuni les principes de leur art.
Depuis le milieu du xii^ siècle, date de la naissance du go- thique, les arcs des édifices religieux deviennent de plus en plus aigus ; mais cette transition du roman au gothique ne se fait pas brusquement. Dans TIle-de-France et les régions voisines, on passe d'une manière insensible d'un style à l'autre.
Entre l'Abbaye aux hommes de Caen, du pur roman, d'une part, et, d'autre part, le gothique en son plein épanouissement : la cathédrale de Reims, par exemple, se rangent toute une série de monuments qui s'échelonnent de l'un à l'autre, sans qu'il soit possible de marquer, par une délimitation précise, les frontières des deux styles. On ne peut donc pas, du moins en son pays d'ori- gine, l'Ile-de-France, le cœur du domaine royal, comprenant le Valois, le Beauvaisis, le Vexin, le Parisis, une partie du Soisson- nais, isoler l'art ogival de l'art en plein cintre, car il s'y est insensiblement développé. Et l'on verra que c'est avec la monar- chie comme avec la langue française elle-même — la langue de l'Ile-de-France — et avec les épopées, que le style gothique, le stvle français devait progresser. Vous ne trouvez le gothique en ses origines, ni dans la Flandre flamingante, ni en Lorraine, ni en Alsace, ni en Bretagne, ni dans les pays de langue d'oc ; à plus forte raison, ni en Allemagne, ni en Italie, ni en Espagne. En ces pays, le gothique arrive tout formé. Entre l'église St- Géréon de Cologne, toute romane, et le fameux dôme de la ville, d'un gothique aigu, vous ne trouverez dans la région aucune transition. Au reste la France avait déjà produit des chefs-d'œuvre dans le style gothique depuis plus d'un siècle, l'église abbatiale de Morienval, St-Etienne de Beauvais, Notre-Dame de Senlis et l'église abbatiale de St-Denis (cette dernière commencée en 1143) quand on jetait les fondations (1248) de la cathédrale de Cologne sur les plans de celle d'Amiens.
Tel fut le goût qui gagna les contemporains pour la nouvelle manière de bâtir que l'on vit les évèques et les seigneurs détruire les églises anciennes, en style roman, et souvent des mieux con- struites, pour élever des églises répondant aux aspirations de leur temps.
A Paris, Maurice de Sully fait raser une église romane, sous le vocable de Notre-Dame, qui datait à peine du règne de Louis le Gros, ce que nous appellerions une église neuve : à Laon, l'église
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démolie en 1170. sur les ordres de l'évèque Gautier de Morlagne poui- la construction de la nouvelle cathédrale, ne datait que de cinquante-six ans.
Contrairement à l'opinion généralement répandue, ces construc- tions se faisaient très rapidement. L'œuvre était immense et il semblait que l'on vît au chant des cantiques, les pierres taillées et ciselées venir se poser d'elles-mêmes les unes sur les autres et jusqu'à des hauteurs inconnues « comme s'étaient élevés les murs de Thèbes aux accords de la lyre d'Ampliion. »
La cathédrale de Paris, Notre-Dame, fondée en 1168, voit son chœur terminé en H96 ; en 1220, elle était achevée. Qu'on se représente l'immensité de l'œuvre : l'infini détail des sculptures. La Sainte-Chapelle fut entièrement construite en huit ans. Et il faut songer aux moyens de construction alors en usage. On ne connaissait pas les procédés de notre mécanique, ni l'emploi rapide du ciment armé. Il est vrai que la construction de quelques églises, commencées au xii^ ou au xiii^ siècle, ne s'est achevée qu'au xiv^ ou au xv'^ : c'est que les travaux étaient interrompus par des événements politiques, des troubles locaux, ou faute de res- sources pécuniaires.
Quant aux artistes qui ont élevé ces grandes œuvres, les plus belles dont s'enorgueillisse le génie humain, malgré la modestie de leur condition qui les faisait qualifier de v maîtres maçons » ou, tout au plus, de « maîtres de l'œuvre », les noms de quelques- uns d'entre eux ont été conservés. Pierre de Montreuil a tiré de son génie la basiliquede St-Denis ; Guillaume de Sens traça les plans de la cathédrale de cette ville et en dirigea la construction (xii* siècle) ; il fut ensuite appelé en Angleterre, où il rebâtit sur un plan nouveau, la cathédrale de Canterbury ; à Jean Langlois nous devons cette merveille, St- Urbain de Troyes ; Jean d'Orbais et, après lui, Robert de Coucy, ont conçu l'église magnifique de Reims fRobert de Coucy est l'architecte des tours) ; Robert de Luzarches a dessiné les plans de la cathédrale d'Amiens; à Jean de Chelles nous devons le transept de Notre-Dame de Paris et l'architecte Villard de Honnecourt (arr, de Cambrai), après avoir élevé le^hœur de la cathédrale de Cambrai, alla porter son art en Hongrie.
Le maître de l'œ.uvre logeait généralement au pied de la cathé- drale où, sous les lou^des bâches de toile grise, il avait établi ses chantiers, sa « loge », pour reprendre l'expression du temps.
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Petite cité ouvrière gouvernée par l'architecte, payée et entretenue sur une comptabilité que tenaient les clercs de l'église. Là vivaient, sous une direction commune, les divers artisans de l'œuvre, depuis les maçons et les charpentiers, jusqu'aux plombiers, aux peintres et aux verriers. Ils travaillaient dans des ateliers clos et chauffés l'hiver.
La pièce la plus importante de la « loge » était la « chambre aux traits », où le maître de l'œuvre traçait ses plans, où il taillait en légères maquettes de bois les modèles des diverses parties de l'édifice. Ces plans ou maquettes étaient nommés les « molles ».
Commentées grands artistes étaient-ils payés ? Un contrat passé en 1261 avec Martin de Lonay par l'abbé de St-Gilles en Langue- doc, pour l'achèvement de l'église abbatiale, nous renseigne à ce sujet. Martin recevra 100 livres tournois par an (environ 20 000 francs d'aujourd'hui), pour lui et, sans doute, pour ses auxiliaires. Il aura en outre deux sous (20 francs d'aujourd'hui) par journée de travail, et il aura le droit de venir prendre ses repas à la table de l'abbé, sauf les jours maigres, qu'il ira manger à la cuisine, où le queu lui servira une pitance égale à une fois et demie celle d'un moine. Et son cheval aura sa place aux râteliers de l'abbaye. D'autre part nous voyons que les architectes des ducs de Bourgogne et des comtes de Poitiers faisaient partie de leur domesticité, au même titre que leurs peintres et leurs miniatu- ristes. En cette qualité, ils reçoivent une robe par an, ainsi que leur femme, et des gages qui montaient à 10 livres (2 000 francs) annuellement à la Cour de Bourgogne, ti livres (1 200 francs) à celle du comte de Poitiers.
Les monuments que ces artistes ont conçus et qu'ils ont si magnifiquement exécutés, étaient adaptés au sol sur lequel ils s'élevaient, au climat, à la nature qui les entouraient, aux mœurs, aux besoins des hommes pour lesquels ils étaient faits. On a souvent noté le disparate qu'accusent dans les vil les modernes les monuments construits à l'imitation de l'antiquité. Voyez la Madeleine, à Paris. Peut-on concevoir que cette bâtisse ait été élevée par ces mêmes hommes qui demeurent dans les maisons voisines, alors que les étages de ces maisons ont la hauteur d'un de ses chapiteaux? Les proportions des monuments antiques étaient admissibles en Grèce, où ils étaient de petites dimensions : les architectes modernes, qui ont voulu s'en inspirer, les ont triplés, quadruplés, quintuplés dans toutes leurs parties, ce qui les a rendus hors de
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proportion avec les hommes qui doivent s'en servir, hors de pro- portion avec les demeures environiianles.
Les architectes golhiques, au contraire, selon la lumineuse observation de Viollet-Ie Duc et de Lassus, loin de chercher comme les imitateurs de l'antique, la proportion relative, ont cherché la proportion humaine : on *'eut dire que les proportions des monuments qu'ils ont construits sont toujours calculées relati- vement à l'homme : les bases, les chapiteaux, les colonnettes, les meneaux, les nervures et les moulures sont de mêmes dimensions qu'il s'agisse d'une grande église ou d'une petite, d'une cathédrale ou d'un oratoire, parce que, de part et d'autre, l'homme est tou- jours pris pour point de comparaison. Mais dans les grandes églises le nombre de ces motifs est augmenté, le nombre des vous- sures et de leurs moulures s'accroît dans la grande église en pro- portion du poids plus considérable des voûtes qu'elles doivent porter, de même le nombre des meneaux aux fenêtres plus grandes : les colonnes s'allongeront ou diminueront, leur diamètre s'élargira ou se rétréciera, mais les chapiteaux et les bases con- serveront la même hauteur. Les ornements entreront, en plus ou moins grand nombre, dans la décoration des balustrades qui régnent à la naissance des combles, mais la hauteur de ces balustrades ne variera pas, pas plus que la dimension des ornements eux-mêmes.
Aussi l'église gothique, de quelque dimension qu'elle soit, restera-t-elle toujours vivante, en harmonie avec le milieu pour lequel elle a été faite, harmonieuse à l'homme qui doit y venir prier ; elle s'adaptera toujours, et de la manière la plus charmante, aux constructions qui l'entourent et parmi lesquelles elle semble avoir jailli spontanément comme l'arbre a jailli dans la forêt du même sol que les plantes qui verdissent ou fleurissent à son ombre. Au contraire, l'édifice imité de l'antique souiïre d'un voisinage avec lequel il fait disparate, qu'il écrase et dont il est lui-même enlaidi.
A la justesse de ces principes, joignez une merveilleuse entente de la technique. Les charpentes des architectes gothiques sont des chefs-d'œuvre. Et voyez la manière dont ils aménagent l'écou- lement des eaux. Les canaux, tenus à découvert, sont faciles à nettoyer , les conduits donnent méthodiquement les uns dans les autres jusqu'aux arcs-boutants dont ils suivent Téchine terminée par ces pittoresques gargouilles qui crachent l'eau du ciel loin des murs, dans les rigoles de la rue.
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Et ce qu'il y a de plus beau dans l'église gothique est peut- être son ornementation. Les Anciens, grecs ou romains, avaient adopté le principe de l'unité dans l'uniformité ; les gothiques trou- vèrent la formule, infiniment plus féconde, de la variété dans l'unité. Aux murs d'un temple grec ou romain, de la base au sommet, tout se continue : une même ligne se poursuit ; chez les gothiques au contraire, c'est l'ensemble qui donne l'impression dune parfaite harmonie, tandis que les détails en sont aussi variés, spontanés et aussi libres que possible. De là cette impression de vie que dégagent les édifices du moyen âge. Ajoutons que l'orne- mentation d'un édifice grec ou romain est en placage artificiellement collé sur les diverses parties du monument qui ne paraissent pas les appeler spontanément, tandis que, dans les édifices gothiques, l'ornementation est provoquée par les éléments mêmes de la construction. Elle répond aux idées, aux croyances du temps; elle est à la fois un symbole et un enseignement. Tout y est fixé par des règles traditionnelles dont nul en ce temps n'ignore la portée, dont chacun a l'intelligence, une intelligence dont les artistes se font les interprètes.
Les églises sont orientées du Levant au Couchant. Sur la façade occidentale est sculptée la représentation du Jugement dernier qui s'y éclaire aux heures du soir, comme en un lumineux symbole, des feux orange du soleil déclinant. On a remarqué que nombre des églises du temps, et parmi les mieux construites, comme Notre-Dame de Paris, possédaient un chœur qui dévie plus ou moins fortement, en quelques-unes la déviation est très accentuée, pour marquer, croit-on, l'inclinaison de la tête du Christ expirant sur la croix. Et des archéologues éminents ont été jusqu'à se demander si la petite porte ouverte aux flancs de Notre- Dame de Paris — la « porte rouge » — n'était pas là pour représenter la plaie ouverte par la lance au fîanc du divin martyr,
La foule savait que le lion représente la lésuriÊction, parce que les lionceaux sortis inanimés, à ce que Ton croyait, des flancs de leur mère ne prennent vie que ie troisième jour au souffle de leur père ; elle savait que les petites figur^^s d'enfants nus, dans les plis du manteau d'Abraham, représentaient la vie future, et qu'une main sortant des nuages, avec le geste de la bénédiction, est l'image de la Providence.
Une figure est-elle entourée d'un nimbe crucifère, on voit en elle une des trois personnes de la Trinité ; l'auréole, la «gloire »
LES CATHÉDRALES 219
qui entoure le corps tout entier, marque la béatitude éternolle ; parmi les figures sacrées, seuls Dieu, les anges, les apôtres, ont les pieds nus. L'artiste connaît exactement la multitude de ces règles ; aussi bien, les personnes dégliso, qui ont commandé et qui suivent son travail, sont-elles attentives à les lui rappeler, et le peuple ne s'y trompe pas. Ainsi le moyen âge a vu dans l'art un moyen d enseignement, d'une vie, d'une puissance et d'une ampleur incomparables. Dès le début du xi siècle, les actes du synode d'Arras ne le disent-ils pas ? « Les âmes simples et les illettrés trouvent dans l'église ce qu'ils ne peuvent connaître par l'écriture; ils le voient par les lignes du dessin ». Au commen- cement du siècles uivant (xii° siècle), Honorius d'Autun dirait à son tour : « La peinture est la littérature des laïques ».
C'est la prière merveilleuse que François Villon fera adresser à la Vierge Marie par sa vieille maman :
Femme je suis, povrette et ancienne,
Ne liens ne sçay, oncques lettre ne lus,
Au moustier [a l'église] vois, dont suis paroissienne,
Paradis peinct, où sont harpes et luts,
El ung enfer où damnez sont boulluz :
L'uni^ me iaict peur : l'autre, joye et lie.sse.
La joye avoir, fais-moy, haulte déesse,
A qui pécheurs doivent tous recourir,
Comblez de loi, sans feinte ne paresse:
En ceste foi, je vueil vivre el mourir.
On a ainsi pu appeler la cathédrale « la Bible des pauvres ». Les vitraux, les statues, les peintures murales, les figures des tapisseries ne racontent pas seulement les livres saints, l'ancien et le nouveau Testament, mais les principes de la morale : on y voit la succession des vertus et celle des vices, on y voit l'histoire même du monde, du monde moral et du monde matériel, le cours des saisons, les travaux de la terre et ceux de l'atelier et la repro- duction de la nature telle que le Créateur l'a mise sous nos yeux : un miroir du monde, pour reprendre l'expression du temps. C'est à Chartres que ce grand livre d'images compte peut-être les pages les plus nombreuses, avec ses 10 OOO personnages peints et sculptés. Le poème s'ouvre par la création du monde, puis voici nos premiers parents chassés du paradis; ils viennent sur la terre, où le travail rachète leur faute, ennoblit leur vie, les j-approche du Créateur.
220 LA FRANCE FEODALE
Le fécond effort de l'homme qui peine pour vivre, les sculpteurs l'ont mis en relief dans la succession des douze mois dont chacun est représenté par le labeur rustique en la saison correspondante de Tannée. Suivent la représentation des vertus et des vices, la figuration du monde, les animaux, les arbres, les plantes, les fleurs, les montagnes et les cours des eaux. Et tout se tient et s'enchaîne harmonieusement dans cette histoire immense, depuis les signes du zodiaque qui représentent la voie constellée, jusqu'à l'herbe qui pousse discrètement dans les champs ; depuis Dieu dans sa gloire éclatante, jusqu'à l'humble paysan incliné sur les bruns sillons. Voyez la vigne serpenter autour du chapi- teau. Le rosier sauvage s'accroche aux archivoltes, le lierre, la fougère, les renoncules enlacent les colonnettes. Voici les fleurs, les légumes et les fruits chers aux jardiniers, les roses, les glaïeuls, les héliotropes, les violettes, les géraniums ; jusqu'aux feuilles de choux et aux herbes potagères : c'est le plantin, le cresson, le persil et la petite oseille ; les pommes et les poires en espaliers, le framboisier chargé de ses baies amaranthe et les fraises vermeilles entre leurs grandes feuilles vertes ; voici aussi les hôtes tranquilles de la forêt : les branches robustes du chêne et de l'orme, les branches élancées du hêtre, la claire ramure du bouleau, l'érable, le prunier sauvage, le pied-de-veau et l'anémone sylvie ; et Témail de la campagne, le genêt, les ombelles, les épis de blé mùr et l'arum ; et les animaux de la basse-cour, la poule et le lapin; les fidèles auxiliaires de l'homme, le bœuf, l'âne, le cheval ; et les animaux exotiques eux-mêmes, l'éléphant, le chameau, le lion, qui se pressent divers et joyeux : c'est, en sa magnilicence, l'œuvre entière du Créateur, où l'homme aussi, à la sueur de son front, a mis sa vaillante empreinte.
Et l'édifice immense en est animé, la vie y palpite; elle y craque depuis les bases des colonnes élancées jusqu'aux chapiteaux sculptés sous les voûtes, elle y court sur la crête des arcs-boutants jusqu'aux gargouilles qui font de formidables grimaces aux bonnes gens qui passent, le nez en l'air, au pied des murs.
Les études sur lesquelles l'artiste s'est guidé ont été faites par lui, d'après nature, minutieusement. On a conservé l'album où Villard de Honnecourt prenait sur nature les croquis qu'il croyait utiles à son art. Après avoir élevé la cathédrale de Cambrai, il par(;ourut la France et la Suisse, dessinant sur son album, tantôt les tours de Laon et les f(mêtres de Reims, tantôt une sauterelle,
LES CATHÉDRALES ' 234
un perroquet, une mouche, une écrevisse; à l'étude de la moindre bestiole, il apporte un soin attenlit'. Abandonnant l'imitation stérile de l'acanthe ou du laurier antique, c'est de toute la faune et de la flore de leur pays, de la franche et joyeuse végétation des bords de la Seine et de l'Oise, que les gothiques décorent, avec une saine ardeur, la maison du bon Dieu.
On a déjà fait remarquer que le style gothique, dans son épo- que de jeunesse, au xii^ siècle, reproduit les fleurs printanières : la végétation y est encore en bourgeons. A peine la fougère est- elle sortie de la bourre qui l'enveloppe, les boutons apparais- sent à la pointe des ramilles encore recourbées à la manière dun ressort. Au xiif siècle le gothique, en son épanouissement, cueille pour sa parure une végétation en pleine maturité : la fleur s'est ouverte, la tige allongée, les feuilles se sont entièrement dépliées. Le XIV* et le xv* siècle reproduiront enfin une flore automnale, un feuillage recroquevillé, froncé, déchiqueté : les artistes recherchent les grandes fougères qui appliquent la dentelle de leurs palmes aux murs humides ou bien des plantes sèches comme le chardon, les épines, une végétation qui, pareille au style lui-même dont elle fait l'ornement, donnera l'impression d'une vie qui, après un suprême et flamboyant éclat, sera près de s'éteindre.
Ainsi, en la continuité de leur existence, les cathédrales ont eu, comme la nature dont elles ont été l'expression magnifique, leur printemps vivace, leur luxuriant été et leur automne où les corolles se tarabiscotent, où la frondaison se dore comme imprégnée des feux du soleil couchant.
Enfin toute la gaîté du temps, les gentilles espiègleries qui ne portent pas atteinte à la sérénité d'une religion sans rides. Dans un coin du pieux édifice, le singe du jongleur fait de bizarres cabrioles : ailleurs c'est un moine, paisiblement endormi à l'office et qui se réveille en sursaut avec un immense bâillement ; au long de cette balustrade la commcre à califourchon sur son âne le che- vauche à rebours; et mille autres gamineries d'artiste qui, en ce temps de foi confiante, ne déparent pas la sainteté du lieu.
Quant aux sculpteurs, à ces admirables artistes qui se sont faits les interprètes de la foule en créant ces mille chefs-d'œuvre, c'est à peine s'ils avaient conscience de leur art. Ils étaient des tail- leurs de pierres. Ils étaient, dans les contrats, traités comme de simples maçons, obligés de travailler à leur tâche, depuis l'heure du lever « jusc^u'à l'heure qu'ils puissent avoir soupe ». Henri
Flnck-Bkenta.no. — Le Moyen Age. 8
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de Bruxelles, l'un des maîtres de l'œuvre de la cathédrale de Troyes, se marie : le jour des noces il n'est pas venu travailler, aussi ce jour lui est-il décompté sur ses journées de salaire.
Au fait, les sculpteurs des cathédrales ont été grands plus encore parce qu'ils se sont faits, comme les poètes des épopées, les interprètes inconscients des vives croyances et des puissantes aspirations du peuple au milieu duquel ils vivaient, que par leur habileté professionnelle.
Disons enfin que la plupart de ces statues étaient peintes, ainsi que les voûtes des églises, les voûtes bleu de roi piquetées d'étoiles d'or.
A Notre-Dame, les statues peintes en tons vifs se détachaient, aux tympans des portails, sur un fond d'or éclatant.
Polychromie tout à la fois hardie et harmonieuse, dont la plus belle partie était formée par les vitraux.
Et voici l'art français par excellence et au témoignage des étrangers, des étrangers comme le moine Théophile qui le constate en son Traité des divers arts [Dioersarum artium schedula). Les premières églises romanes avaient de grands murs pleins que des peintres couvraient de fresques traitées dans le style des mosaïques, sous une inspiration byzantine. La lumière ne pénétrait sous les voûtes que par des baies étroites, que fermaient des dalles ajourées, ou par de gros châssis en bois d'où le ven-e était absent. De ces primitives dispositions on a conservé un exemple en l'église de Lichères (Charente).
L'emploi des ogives et des arcs-boutants ayant permis la con- struction de murailles plus hautes et plus vastes, les architectes osèrent les percer de baies plus grandes et garnies de verre : d'autant que l'emploi des triples nefs demandait que la lumière pût pénétrer plus avant dans l'église pour en éclairer la partie cen- trale. Et avec quelle joie la pensée vivante et jeune des hommes de ce temps dut accueillir l'invention des verres de couleur qui allaient donner aux parois des églises un éclat et une beauté aux- quels nulle fresque ni mosaïque n'eût été capable d'atteindre. Et voici les églises qui vont tendi-e de plus en plus, grâce au per- fectionnement de la consti'uction, à devenir d'immenses châsses lumineuses, faites de mosaïques translucides, car tels paraissent bien les vitraux qui remplissent l'édifice d'une lumière chaude^ où les rayons du soleil se colorent de la ganune variée de l'arc- eu-ciel.
LES C;ATHP!DRALES 2M
Ce fut donc en F'rance que naquit l'art des fenêtres en couleur. Le texte le plus ancien où il soit question de vitraux historiés nous est fourni par Richer, quand il nous dit qu'Adalbéron, archevêque de Reims, l'un des fondateurs de la monarchie capé- tienne, en rebâtissant sa cathédrale (969-988) Torna de fenêtres où étaient figurées des histoires [fenestris dicersaf; continenfibua historias).
Au début du XI® siècle, en France encore, cet art des fenêtres historiées devait faire un grand progrès par la substitution des vergettes de plomb coulé, aux châssis de bois. La souplesse du plomb permet de suivre des contours sinueux. L'emploi en était nécessaire dans le vitrail tel que le moyen âge le pratiquerait, non seulement pour soutenir le dessin, mais pour encadrer les couleurs dont il empêche le rayonnement. Sans lui les couleurs les plus claires et les plus vives, juxtaposées à celles qui sont plus sombres, empiéteraient sur ces dernières et, vues à distance, brouilleraient le dessin. Résilles de plomb qui vont jouer un grand rôle et dans le dessin même. Voyez le beau Christ de la Passion à Poitiers : l'anatomie du corps y est tracée par les vergettes de plomb elles-mêmes.
Le moine Théophile, qui vivait au début du xu" siècle, en Italie peut-être, et plus probablement en Allemagne, en son Traité de la Pratique des Arts donne la technique du vitrail. Après avoir constaté que c'est un art français, il ajoute :
« Lorsque vous voudrez composer des fenêtres de verre, com- mencez par vous procurer une longue table de bois unie, assez longue et assez large pour que vous y puissiez travailler deux pan- neaux de chaque fenêtre ; ensuite prenez de la craie et, après l'avoir raclée avec un couteau, de manière à en recouvrir la table tout entière, aspergez-la d'eau, puis étendez-la avec un linge de manière à en couvrir toutes les parties de la table. Quand votre enduit sera sec, prenez mesure de la longueur et de la largeur des panneaux de la fenêtre, et reportez-la sur la table, à la règle ou au compas, avec du plomb ou de l'étain. Si vous y voulez une bordure, tracez-la en lui donnant la largeur et l'ornementation désirées. Cela fait, tracez les images en aussi grand nombre que vous voudrez, d'abord avec du plomb ou de l'étain, ensuite avec de la couleur rouge ou noire, en dessinant tous les traits avec soin ; car il sera néces- saire, quand vous peindrez le verre, que vous fassiez les ombres et les lumières suivant ce dessin de la table. Disposant les diffé-
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rentes draperies, marquez la couleur de chacune d'elles à sa place, ainsi que de tout autre objet que vous vous proposerez de repré- senter: marquez-en la couleur par une lettre. Après cela, prenez un petit godet de plomb, où vous mettrez de la craie bi-ojée dans de l'eau ; fabriquez- vous deux ou trois pinceaux de poil, savoir de queue de martre ou de petit-gris, ou d'écureuil, ou de chat, ou de crinière d'âne ; et prenez un morceau de verre de l'espèce que vous voudrez, plus grand dans toutes ses dimensions que l'es- pace sur lequel il devra être placé, et, l'appliquant sur le champ de la table, vous en suivrez le dessin, selon que vous en aperce- vrez les traits sur la table à travers le verre, en les répétant de votre pinceau sur le verre lui-même; et si le verre est épais, au point que vous ne puissiez apercevoir au travers les traits des- sinés sur la table, prenez un verre blanc et, le posant sur la table, tracez-y en décalque les traits en question ; après quoi, quand votre dessin sera sec, placez le verre de couleur épais contre le verre blanc et, l'élevant contre le jour, de manière à l'éclairer de ses rayons, calquez-en les traits tels que vous les aper- cevrez. Vous dessinerez de même tous les genres de verre, qu'il s'agisse de figures, de draperies, de mains, de pieds, de bordures, ou de tout autre objet que vous voudrez reproduire en couleur. »
Le découpage des verres de couleur suivant les lignes du dessin était une opération difficile et délicate, car on ne connaissait pas encore l'usage de la pointe de diamant, qui n'apparaîtra qu'au xvi' siècle. On se servait du fer rouge dont le contact risquait de faire sauter le verre en éclats.
Les verriers des xi" et \if siècles ne se servent que de couleurs simples, le rouge, le bleu, le jaune, puis de leurs composés, le vert et le violet. Par endroits ils mettent du blanc : du blanc mat, du blanc translucide ou du blanc verdâtre. Les nuances sont données par les inégalités du verre, par l'épaisseur qui en est plus ou moins grande selon les endroits. Oh ! certes, au point de vue d'une fabrication idéalement parfaite, les plaques de verre employées dans les vitraux du xii" siècle fourniraient de nos jours matière à plus d'une critique: que de bulles, de boursouflures, de renfle- ments, d'inégalités. Mais l'art du verrier sut tirer de ces imper- fections mômes les plus heureux elTets. Aux yeux qui regardent ces vitraux à distance, qu'ils oflVenl de vie. et de chaleur ! Ils tendent la muraille d'une tenture translucide formée de pierres
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précieuses, qui scintillent et palpitent, au lieu des surfaces froides, mornes que présentent les vitraux modernes.
Les vitraux des xi" et xii* siècles sont composés de morceaux de verres teintés dans la masse : c'est par la juxtaposition des verres de couleur que le dessin est obtenu.
Les plus anciens vitraux à personnages aujourd'hui connus sont ceux de Dijon et de Reims; mais c'est dans l'Ile-de-France, au xii^ siècle, que furent produits, avec l'épanouissement du style gothique, les vitraux les plus riches et les plus beaux. C'est à St- Denis que, sous la direction de l'abbé Suger, l'art du verrier atteignit sa perfection. Les plus beaux des vitraux qu'il ait com- mandés, cette incomparable histoire de la première croisade, ont malheureusement été saccagés par la Révolution : ce qui en subsiste permet de juger de ces chefs-d'œuvre.
De St-Denis les verriers de l'abbé Suger essaimèrent à Charires, puis à Angers au milieu du xii^ siècle. Les verriers de St-Denis pas- sèrent ensuite le détroit et allèrent à York y décorer la cathé- drale de leurs mosaïques éblouissantes.
Les plus beaux vitraux aujourd'hui connus sont tous de la. fin du xi^ et du xii^ siècle : ce sont les vitraux de la basilique de St- Rémi à Reims — saccagés par les Boches, — de la basilique de St-Denis, des cathédrales de Chartres, d'Angers et de Bourges. Le dessin des figures peut en paraître trop archaïque et trop raide : mais quel n'en est pas le caractère ! et que dire de l'orne- mentation, de ces bordures de fleurs et de feuillage qui en font d'ad- mirables miniatures, éclatantes et lumineuses ? Les vitraux du xiii° siècle, tels qu'on en retrouve quelques-uns à la Ste-Cha- pelle, sont déjà plus grêles et le coloris en est plus sec.
On reconnaît les vitraux du xii^ siècle à leur fond bleu, d'un bleu transparent et profond comme l'azur céleste aux beaux jours de l'été, atmosphère qui palpite autour des figures qu'elle semble envelopper.
Au xiii^ siècle ce fond bleu, à la fois intense et très doux, est remplacé par un carrelage de tons bleus et rouges, ce qui produit à distance un coloris violet, avec une nuance de tranquille mélan- colie, qui est loin d'être sans charme, mais qui ne donne plus à l'ensemble de l'œuvre la puissante et profonde harmonie d'autre- fois.
Et au point de vue technique, ces verrières étaient d'une facture admirable. Les rainures en était»nt garnies de mastic qui défen-
Sîfi LA FRANC!; FÉODALE
dait l'œuvre contre la pluie. Aussi ces merveilles d'art, et qui n'ont plus été surpassées et dans quelque branche des arts que ce soit, étaient-elles parvenues intactes jusqu'au seuil de l'âge moderne: il fallut l'ignorance cultivée des xvii* et xviii^ siècles, la grossièreté de la Révolution et l'infâme sauvagerie des armées allemandes en 1914-1918, pour les détruire criminellement.
A la mort de Philippe Auguste, presque toutes les cathédrales du domaine royal étaient achevées : Paris, Chartres, Bourges, Novon, Laon, Soissons, Meaux, Auxerre, Arras, Cambrai, Rouen, Evreux, Séez, Bayeux, Coutances, Le Mans, Angers, Poitiers, Tours. La Guyenne anglaise conservait au contraire ses vieux mo- numents.
A la mort de Philippe le Bel, le domaine royal se sera étendu, il aura englobé la Champagne, la Flandre de langue française, il aura conquis Lyon, son influence aura pénétré l'Auvergne et la Bour- gogne, et Ion verra alors ces provinces adopter à leur tour le style gothique qu'elles recevront tout formé. Mais les provinces placées sous la domination anglaise résistent encore, et quand elles entre- ront enfin dans le mouvement général, elles trouveront un style qui, après sa longue et glorieuse carrière, n'aura plus la force nécessaire à un vigoureux renouveau.
Ainsi nos grandes églises sont presque toutes terminées à l'époque où les Valois monteront sur le trône : les églises tardi- vement commencées au xiv'^ siècle — sauf toutefois St-Ouen de Rouen — ne pourront plus être achevées. Elles se sont comme atrophiées au cour de leur croissance — et c'est bien l'expression qui convient, tant une sève vivifiante paraissait monter dans leurs artères de pierre. Au reste, pas une seule de nos grandes églises n'a été achevée telle qu'elle avait été conçue. Le prodigieux essor, qui les fit jaillir de terre, est compris presque entièrement dans le règne de Philippe Auguste — quarante ans — que I on reculei'ait peut-être jusqu'à Tannée 1240 — soixante ans en tout. Et TefTort produit flans ce cours espace de temps pourrait sembler surhumain. On n'en a plus vu de comparable — et de bien loin - comme on n'a plus rien vu de compai-able à la formidable éclosion des épopées contemporaines des cathédrales qui leur donnèrent un si magni- fique éclio.
C'est dans l'Ilo-de-France, cette contrée plus petite que la Grèce, aussi grande qu'elle parle génie, que s'élaborèrent, quand et quand, les églises gothiques et les épopées, pour se répandre
LES CATHÉDRALES 227
ensuite sur le monde civilisé. Influence littéraire et artistique qui créera, dès le xii" siècle, une « Europe française » poui' reprendi-e Texpression dont serait caractérisée plus tard le rayonnement de la culture française après le règne de Louis XIV.
Les chroniqueurs anglais eux-mêmes, tels que Erbert de Bosham. parlent au xii'^ siècle de la « douce France ». Bruneto Lalini écrira, au xiii" siècle, en français, son Trésor, parce que « la parlure de France est plus commune à toutes gens, plus délec- table à ouïr que nulle autre ». Et François d'Assise ne trouvera pas plus grande douceur qu'à chanter les louanges du Seigneur en français.
Déjà Paris exerçait sa fascination sur toute l'Europe. Un poète allemand, Hugo de Trimberg, écrit ;
« Combien de gens se sont rendus à Paris, ils y ont peu appris, ils y ont beaucoup dépensé, mais ils ont vu Paris ! »
Les mœui's des châtelains français devinrent pour toute l'Eu- rope:
la touche et l'exemplaire
De ce qu'on doit laissieret faire.
(Clêomadès.)
De même que, dans toute l'Allemagne, on ne lisait plus que des épopées françaises traduites ou adaptées en allemand ; les meilleurs poètes Heinrich von Veldeke, Johannsdorf, Friedrich von Hausen, Rudolf von Neuenburg, combien d'autres, imitaient les trouvères ou les troubadours, Folquet de Marseille et Pierre Vidal ; la langue française étaitparlée par tous les gens instruits : les expres- sions et locutions françaises pénétraient déjà la langue allemande pour désigner ce qui a rapport à la culture et à la civilisation; le style français, se substituait à l'ancienne manière de construire; les habits étaient taillés à la française, les domestiques sei-vaient à la française, la vie de Cour et de château était ordonnée à la française, dans les « burgs » rhénans on accueillait avec empres- sement les jongleurs français.
Nous avons vu Guillaume de Sens construire la cathédrale de Canterbury (1175-1181) sur le modèle de celle de Sens; la cathédrale de Lincoln est bâtie par un autre Français (1193 1200), reproduisant une église dont la construction avait été commencée à Blois en 1 138. Nous avons vu les architectes français aller en Allemagne y élever leur « opus francigenum », tandis ç^ue de
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jeunes architectes allemands viennent apprendre en France les principes et les règles de leur art. Au delà des frontières de l'Alle- magne, nous avons suivi l'architecte Vil lard de Honnecourt jus- qu'en Hongrie, où il éleva sans doute la cathédrale de Cassovia. Mathieu d'Arras et Pierre de Boulogne dirigeront la construction de la cathédrale de Prague, où vient après eux Henry Arler, maître des œuvres de Boulogne- sur-Mer. Au fils de ce dernier, Pierre Arler, on est vraisemblablement redevable de la cathédrale d'Ulm. Etienne de Bonneuil avec dix « bacheliers » s'en ira jusqu'en Suède construire la cathédrale d'Upsal. Les compagnons quitteront Paris en septembre 1287. Martin Ravège a élevé la cathédrale de Colocza, où l'on conserve sa pierre tombale.
D'Angleterre les architectes français passèrent en Norwège où leur influence est particulièrement sensible dans les plans et !a décoration de la belle église bleue de Trondjem.
En Espagne également sont très nombreuses les églises des xif et xiif siècles dues à des architectes de notre pays : dès la fin du xi'^ siècle l'église de Compostelle, puis celle de Léon, de Burgos, de Girone. Les plans de la cathédrale de Tolède, fondée en 1226, ont été dessinés par Pierre de Corbie. Enfin jusqu'en l'île de Chypre et en Terré Sainte plusieurs des édifices religieux ou militaires les plus importants furent dus à des architectes parisiens ou champenois.
En Italie ce sont des architectes français, Philippe Bonaventure, Pierre Loisart, Jean Mignot, qui ont construit le dôme de Milan. Dans l'Italie méridionale, Frédéric II et Charles d'Anjou ont employé des architectes français, Philippe Chinart, Jean de Toul et Pierre d'Angicourt.
En Italie comme en Allemagne l'influence des poètes français dépassa encore, aux xif et xiii" siècle, celle des artistes. La plu- part de nos poèmes nationaux y furent importés, et telle fut l'acti- vité avec laquelle nos jongleurs y répandaient les œuvres des trouvères qu'ils arrivèrent, comme nous l'avons vu, à former une espèce de jargon, mélange d'italien et de français, que les peuples, d'outre-monts parvenaient à comprendre et que nos artistes débi- taient sur les places, au coin des rues, juchés sur quelque tréteau. Et l'avidité, avec laquelle les populations de la Péninsule les écoutaient, était si grande que le Magistrat de Bologne crut devoir faire une loi pour interdire les attroupements autour dos chanteurs français.
LES CATHÉDRALES 229
Les troubadours obtinrent en Italie, en Espagne, en Portugal des succès égaux à ceux des trouvères.
« Je désire faire un chant d'amour à la manière provençale », dit un poète de la Péninsule ibérique : et quel poète? Denis le Libéral, roi de Portugal. Troubadours espagnols comme trouba- dours italiens écrivent en provençal jusqu'au xiv" siècle et l'on sait que Dante lui-même fit beaucoup de vers provençaux. Les Cours d'Aragon, de Castille, de Léon, de Navarre, de Portugal, retentissent des chants et chansons composés en notre langue d'oc.
La France a donc connu deux grands siècles d'organisation créatrice, le xf siècle, le siècle de la féodalité, et le xvii" siècle, le siècle du pouvoir royal, l'un et l'autre suivis de ces deux grands siècles d'expansion littéraire et artistique, conséquence des efforts faits dans l'âge précédent, le xii® et le xviu® siècle.
Sources. Théophile. Essai sur divers arts, éd. L"Escalopier, 1843. — Vict. Mortel. Textes relatifs à l'histoire de l'architecture {XI«-X1I' s), 19H.
Thavacx des histoiuens. Viollot-le-Duc. Dictionnaire d'Architecture, éd. cit. — J -B.-A. Lassus. Album de Villard de Honnecourt, 1858. — Anlhyme Saint- Paul Histoire monumentale de la Fr.. nouv. éd. 1911, in-4. — L. Gonse. L'Art gothique, s. d (18'j0). — Kmile .Mâle. L'Art religieux du XIII» s en Fr , 19(12. OEinre capitale, d'une rm-e valeur et à tous les points de vue. — H. Stein. Les archi- tectes des cathédrales gothiques, s. d. (1909). Précieux petit volume dont nous nous sommes beaucoup servi. — Cam. Knlart. Manuel d'archéologie française, 1902-1916. .S. vol. — 01. .Merson. Les vitraux, 1898. — Luc. Magne. L'art applii^ue aux métiers. Décor sur verre, 1913. — L. Reynaud. Hist gén de l'influence française en Allemagne. 1914. — .\l\vin Schultz Bas Hnfische Leben zxir Zeit der Minnesinger, -'• éd.. 1899, 2 voL — Em, Mâle. L'Art allemand et l'art français du M. A., 1917.
CHAPITRE XII
LOUIS VII
La direction du gouvernement reste entre les mains de Snger. El^onore d'Aqui- taine. Conflit avec la couronne d'Angleterre. La croisade de saint Bernard. Le divorce du roi. LouisVIIse remarie avec Adèle de Champagne. Naissance de Philippe Auguste. Les progrès du pouvoir royal. Caractère du gouverne- ment de Louis VII.
Louis Vit dit Le Jeune avait quinze ou seize ans quand il succéda à son père Louis le Gros (1 août 1137). Il avait été associé au trône et sacré à Reims le 25 octobre H31. Au moment de ceindre la couronne, il venait d'épouser Eléonore, fille de Guillaume X, le duc d'Aquitaine qui était mort en Espagne sur la voie de St-Jacques. A ses derniers moments, Guillaume avait prié les Grands de son duché qui l'entouraient, de fiancer sa fille, héri- tière de ses États, au fils du roi de F'rance. Le sentiment de l'unité nationale commençait de se former. Le mariage doublait l'étendue du domaine royal sous la main du Capétien.
Louis VII eut soin de maintenir au pouvoir Fabbé Suj2:er. Une seule influence eût été capable de contrarier l'œuvre du grand ministre : celle de la jeune reine Eléonore, vive et légère méri- dionale, jolie, rieuse, gracieuse, guillerette, mutine, fantasque. Elle était ardente et passionnée. Le jeune roi, qui n'avait eu connaissance jusqu'au jour de son mariage que des mœurs plus graves du Nord, en était charmé; ilétait charmé par sa grâce, ses câlineriesde chatte espiègle, les gentilles façons qu'elle tenait d'une Cour où son grand-père, (luillaume IX d'Aquitaine, avait été un délicieux troubadour.
Eléonore avait am(Mié du Midi des idées frivoles, moins soumises à la discipline de l'Église, et elle s'efforçait de soustraire son jeune mari à la domination, trop étroite à son gré, des prélats. Aussi l'influence de Suger ne fut-elle pas absolument prédominante
LOUIS Vil 2ijl
Le roi résiste au Souverain Pontife dans la désignation du nouvel évêque de Bourges; il s'attaque à Thibaud de Champagne, que protège saint Bernard; au point que le pape finit par le frapper d'interdit.
La lutte contre la féodalité se poursuit, contre la grande féodalité tout au moins; car les hobereaux du domaine royal ne sont plus à craindre. Dans les principaux d'entre eux, les Montmorency, les Dammartin, les Clermont, les Beaumont, la monarchie a trouvé des serviteurs.
Cette même lutte, la grande féodalité l'avait poursuivie simul- tanément contre ses propres hobereaux et, elle aussi, avait triomphé d'eux dans la limite de ses fîefs respectifs. En sorte que, dans sa résistance à la couronne, elle peut mettre en œuvre une politique de plus large envergure. Louis VII envahit la Cham- pagne; Reims et Châlons sont occupés; à Vitry 1 300 personnes sont brûlées vives dans une égl ise (1142-H43), ce qui frappa l'ima- gination du roi et contribuera à le pousser, en manière d'expiation, vers la Terre Sainte. Thibaud s'allie aux comtes de Flandre et de Soissons, en faisant proclamer les fiançailles de ses fils et fille avec leurs fille et fils. Par quoi il rompait ouvertement avec son suze- rain: car un feudataire n'avait pas licence de fiancer ses enfants sans le consentement du roi. La situation était des plus menaçantes quand Innocent II vint à mourir (2i septembre 1143). Son succes- seur, Célestin II, se montra* plus conciliant. La paix se rétablit (1144). Louis VII céda sur l'évèché de Bourges: cependant que s'accomplissait un événement qui devait entraîner les plus grandes conséquences. Geoffroi le Bel, comte d'Anjou, mettait la main sur laNormandie,àla faveur des troublesauxquels donnait lieu en Angleterre la succession de son beau-père, Henri 1°', Louis VII fut assez habile pour se faire livrer, en retour de son acquiescement à cetteconquête, plusieurs donjons du Vexin et le fameux château de Gisors-sur-Epte, d une importance capitale, par sa situation sur la frontière entre la Normandie et le domaine royal. Les bases du redoutable empire des Plantagenêts n'en étaient pas moins établies. Les premières années du règne, pour jeune que fut le souverain, ne laissaient pas de faire bien augurer de l'avenir: le nouveau roi montrait de l'intelligence, de la décision, de l'activité, quand il eut la malheureuse pensée de s'engager dans une nouvelle croisade (la seconde), dont il paraît même avoir été l'instigateur, en souvenir du drame de Vitry. Edesse venait de tomber entre les
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mains des Musulmans. Les barons français montraient de la répugnance à l'expédition lointaine, et le nouveau pape Eugène III lui-même n'entrait pas dans les vues du roi avec empressement, quand, au concile de Vezelay, l'éloquence enflammée de saint Bernard souleva de nouveaux enthousiasmes (1146). La ville ne pouvait contenir la foule accourue. L'abbé de Cîteaux prêcha dans la campagne, du haut d'une tour en bois construite pour lui; le roi de France se tenait à ses côtés. On vit se répéter les scènes de Clermont. Des milliers de croix préparées d'avance furent répandues sur la foule comme semailles en un champ; les habits du prédicateur lui furent arrachés et débités en croix. « L'abbé Bernard, écrit Eude de Deuil, sous un corps frêle et comme expirant, cachait une âme robuste. Il se répandait comme le vent, prêchant en tous lieux et les croisés se multipliaient. » « J'ai ouvert la bouche, écrit le saint lui-même, j'ai parlé : les villages et les bourgs sont déserts. Ou ne voit partout que des veuvesdontles maris sont encore vivants », c'est-à-dire à la croisade. Mais ce ne fut plus la grande poussée populaire de 1099. De sa pensée puissante saint Bernard organisa un vaste mouvement par lequel les Musulmans seraient attaqués simultanément et en Terre Sainte et en Portugal — car les Mahométans d'Afrique domi- naient encore à Lisbonne, — ainsi que les Slaves païens par delà les rives de l'Elbe.
Quand et le roi de France, l'emjlTereur allemand Conrad prit lacroix. Les rivalités entre Français et Allemands, qui se repro- chaient réciproquement leurs mœurs, coutumes et façons diffé- rentes, en Orient l'hostilité entre Latins et Grecs, conduisirent à un désastre affreux. Les Allemands furent massacrés près de Dorylée, les Français au siège de Damas (1148).
Louis VII était trop amoureux de sa femme pour avoir pu se résigner à partir sans elle. En Syrie, l'humeur d'Eléonore se donna libre cours. Du ciel tombait une chaleur énervante et les mœurs du pays étaient faciles. Les femmes s'habillaient de soie transparente. Eléonore retrouvait les jolies façons du Midi. Ah ! ces hommes du Nord, âpres, rugueux et jaloux! Car le roi était jaloux. A Antioche (mars 1148) éclata une scène violente, suivie d'un vrai scandale. De sa petite voix impérieuse Eléonore décla- rait que son mari pouvait s'en aller, si bon lui semblait : elle entendait rester dans la ville. Louis VII dut la faire transporter de force à Jérusalem comme une captive Scène de ménage sous
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les veux des croisés. Enfin, de Jérusalem, où Louis VII eut le tort de s'attarder, les débris de l'année française revinrent en Europe sans avoir pu porter un coup sensible à l'empire musulman.
Ce qui pouvait du moins, dans une certaine mesure, faire contre- poids à ce grave échec, c'était que, pendant l'absence du roi, Suger avait administré ses Etats avec une sagesse incomparable. Le règne de Louis VII paraissait devoir se dérouler, le plus heu- reusement du monde, quand les scènes conjugales d'Antioche produisirent leurs conséquences. « Quelques-uns des proches et des parents du roi Louis, raconte un chroniqueur, vinrent le trouver et lui dirent qu'il y avait entre lui et la reine Eléonore des liens de consanguinité. »
Le 18 mars 1152, l'union du roi et de la reine était dissoute ; Eléonore regagnait son beau pays d'Aquitaine, où elle ne perdit pas son temps à mener le deuil de son mariage brisé. Dès le 18 mai, elle épousait très gaîment Henri, fils du comte d'Anjou Geoffroi Martel — surnommé Plantagenêt de ce qu'il avait cou- tume de piquer un genêt sur sa toque d'écarlate brodée d'un léo- pard. A Henri Plantagenêt, Eléonore apportait, non seulement ses grâces voluptueuses, mais — ce que le noble seigneur prisait peut-être davantage encore — ^ ses magnifiques domaines du Midi,
Suger était mort le 13 janvier 1151. On peut affirmer que, de son vivant, il n'eût pas permis que l'on mît au jour ces fameux liens de consanguinité.
Henri Plantagenêt, fils de Geoffroi Martel, comte d'Anjou, petit- fils, par sa mère Malt.hide, de Henri Beauclerc, roi d'Angleterre, et arrière-petit-fils du Conquérant, possédait la Touraine et l'Anjou, la Normandie et le Maine ; le voici, de par sa femme, maître en Poitou, en Guyenne, en Gascogne, avec suzeraineté sur l'Aunis, la Saintonge, l'Angoumois, le Quercy, la Marche, l'Au- vergne et le Périgord. L'année suivante, il se trouvera héritier de la couronne d'Angleterre, qu'il ceindra en 1155, et lorsque son fils aura épousé l'héritière du duché de Bretagne, qu'il adminis- trera comme tuteur, il étendra son autorité, lui, roi d'Angle- terre, sur les trois quarts du royaume de France.
Ce qui eût entraîné la ruine du trône fleurdelisé, si les tradi- tions populaires n'avaient conservé au roi son rôle de protecteur suzerain, grand justicier du pays : mais elles le lui maintinrent avec tant de force que, par la seule puissance de ce patronat, le roi de St-Denis reconquerra son royaume tout entier.
234 LA FRANGE FEODALE
A vrai dire, Louis VII essaya de lutter, mais les forces étaient inégales, d'autant que Henri II Plantagenêt était homme de grande valeur. Le 31 août 1158, les deux souverains se rencontrent aux environs de Gisors : un traité de paix est conclu : il est même stipulé que Henri, fils aîné du roi d'Angleterre — il avait trois ans — épouserait Marguerite, la troisième fille de Louis VII, laquelle avait six mois. Henri repartait pour l'Angleterre en emmenant la petite fiancée ; mais peu après la guerre reprenait. Henri II, en sa qualité de duc d'Aquitaine, revendiquait le comté de Toulouse. Louis VII courut au secours du comte Raimond V et, comme ses forces étaient plus faibles que celles du Planta- genêt, il s'enferma avec Raimond dans la ville. Ici on vit un spectacle inattendu.
Si profondément était ancré, dans la pensée des hommes du temps, le respect dû à la suzeraineté royale, que le puissant roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine et de Normandie, comte d'Anjou et gouverneur de Bretagne, déclara qu'il ne pouvait faire le siège d'une place où se trouvait le roi de France, son suzerain : et il déguerpit avec sa formidable armée, scrupules que le chance- lier du royaume d'Angleterre, l'illustre Thomas Becket, traitait lui-même de calembredaines.
Le 4 octobre 1160, mourait Constance, la seconde femme de Louis VII. Quelques semaines à peine étaient écoulées que Louis se remariait, avec Adèle de Champagne ; à quoi Henri II, roi d'Angleterre, riposta en faisant conclure le mariage de son fils aîné avec la petite Marguerite de France qu'il avait sous la main. Les nouveaux époux pouvaient bien avoir, à eux deux, neuf ans. Louis VII n'avait pas de fils de son union avec Constance : son voisin d'outre-Manche avait espéré qu'il n'en aurait jamais. Et la guerre se ralluma suivie d'un nouveau traité de paix.
Le roi d'Angleterre, duc de Normandie, recouvrait Gisors : le comte de Toulouse était abandonné.
A ce moment, les destinées de la dynastie capétienne sem- blaient compromises. Il suffit d'événements d'une importance rela- tivement secondaire quand on les compare à l'étendue des consé- quences, pour faire apparaître que les bases morales, sur lesquelles reposait le pouvoir du roi de France, présentaient une force de résistance qu'il ne serait pas facile d'ébr-anler.
Le chancelier Thomas Becket fut nommé, le 3 juin 1162, arche- vêque de Caiitcrbury, primat d'Angleterre. De ce jour, lui, qui
LOUIS VII 235
n'avait cessé de se montrer le plus ardent protagoniste des droits de la monarchie anglaise, le plus hardi des conseillers de Henri II, déploya un zèle égal à défendre les privilèges de son église. Henri II avait entrepris de soumettre les clercs de son royaume à son autorité judiciaire et de leur faire payer des impôts comme aux laïcs; à quoi Becket opposa une résistance inattendue. Henri essava de le fléchir; l'archevêque ne céda pas. La lutte devint si vive que Becket dut s'enfuir en France, où Louis VII le reçut à grand honneur.
Louis VII était un homme très bon, trop bon. Au lieu de pro- fiter de la circonstance pour en accroître les embarras de son redoutable voisin, il s'efforça de ménager au prélat et au monarque anglais plusieurs entrevues dans le naïf désir de les réconcilier. La troisième de ces entrevues, à la Ferté-Bernard (20-22 juillet 1170), aboutit à un accord. Becket regagna son siège épiscopal. Mais le conflit ne tarda pas à renaître. Au château de Bures-lès- Bayeux, en décembre 1170, Henri II laissa échapper ces mots : « Un homme qui a mangé mon pain, qui vint à ma Cour pauvre et dépouillé et que j'ai élevé au-dessus de tous, ose hausser son talon et me frapper aux dents ! Personne ne me vengera donc de ce clerc ! » Propos qui tombèrent dans l'oreille de quatre barons anglais. Le 29 décembre, ils assassinèrent Thomas Becket en sa cathédrale de Canterbury, sur les degrés de l'autel.
On n'imagine pas le retentissement de cet événement. La vic- time resplendissait des palmes du martyre. Sur sa tombe les miracles fleurirent. En ce temps de foi ardente, Henri II en sen- tait sa puissance ébranlée.
Et, le 21 août 1165, Adèle de Champagne donnait à Louis VII le fils que celui-ci attendait depuis si longtemps. La description de la joie populaire découvre l'intensité déjà prise par le sentiment monarchique. En pleine nuit, la nouvelle se répand dans Paris. La ville s'éveille, s'illumine ; emmi les carrefours brillent des feux de joie; des milliers de torches courent les rues; les cris de triomphe se répètent en bruyants échos. Le peuple tire les bedeaux de leur lit et les force à ouvrir les églises, où la foule se précipite pour y entonner des actions de grâces. Depuis les plus hauts sei- gneurs jusqu'aux plus humbles artisans, tous confondaient leur joie en de communes clameurs.
Réveillé par le tumulte, un étudiant anglais, Giraud de Barri, se précipite à sa fenêtre. Deux pauvres vieilles couraient, de toute
236 LA FRANCE FEODALK
la force de leurs membres raidis, en agitant des cierges allumés. Giraud leur demande, en son français marqué d'accent britannique, ce que signifie ce vacarme nocturne :
« Nous avons un roi que Dieu nous a donné, un superbe héritier rojal, par qui votre roi à vous recevra honte et mal- heur! »
Les bonnes vieilles ne croyaient pas si bien dire. Le petit bon- homme, qui venait de naître, s'appellerait Philippe Auguste.
D'une extrémité de la France à l'autre, jusque dans les plus humbles bourgades, des messagers coururent porter spontanément la nouvelle triomphale. Henri II voyait s'évanouir l'espoir qu'il avait formé quand il avait fait conclure le mariage de son fils avec la fille de Louis VII, Tespoir de voir son fils réunir un jour dans ses mains les sceptres de France et d'Angleterre. L'atteinte morale portée à Henri II par l'assassinat de Thomas Becket fut rendue plus grave encore par les démêlés du roi d'Angleterre avec la délicieuse Eléonore, décidément appelée à mettre autant de difficultés que de charmes dans la vie de ses maris successifs. Elle entraîna ses fils. En révolte ouverte contre leur père, ils se réfugièrent à la Cour de France. Louis VII s'empressa de reconnaître l'aîné, Henri, pour roi d'Angleterre et de lui faire fabriquer un sceau. Et le jeune prince de publier des actes où il se qualifie de roi régnant sous le nom de Henri III. Il s'appuie sur le pape auprès duquel il a fait valoir que le meurtre de Thomas Becket n'a pas encore été puni. La guerre se rallume. Les feudataires s'en mêlent; en Angleterre nombre de grands seigneurs se lèvent contre leur suzerain ; le roi d'Ecosse entre dans la lutte; mais Louis VII n'avait pas les qua- lités militaires, l'énergie, l'activité de son vassal. Il ne subit que des revers. Le roi d'Ecosse fut vaincu. Le 30 septembre H74, la paix fut signée à Montlouis (près de Tours). Henri II triomphant borna ses exigences à la lestitution des châteaux qui venaient de lui être pris (în Normandie ; mais il tint sa femme Eléonore quelques années encore prisonnière.
La dernière année de sa vie, Louis VII, âgé de près de soixante ans, fut frappé d'une paralysie du côté droit ; alors il abandonna les soins du gouvernement à son fils Philippe Auguste — qu'il fit sacrer dans la cathédrale de Reims, le 1" novembre 1179, par l'archevôcjne Guillaume aux blanches mains.
A la cérémonie assistèrent de nond)roux barons, voire des princes étrangers relevant de la couronne d'Allemagne. Le comie de
LOUIS VII 237
Flandre — faisant fonction de connétable de France — porta l'épée royale.
Du caractère de Louis VII on peut se faire une idée assez vivante. Il était très doux et très bon : d'aucuns disaient qu'il en était bête. Il causait familièrement avec le premier venu. Son palais, ouvert à tout venant, avait la simplicité des demeures bourgeoises S'en- tretenant avec l'Anglais Walter Map, Louis VII lui disait genti- ment: « A votre prince, il ne manque rien : chevaux de prix, or et argent, étoffes de soie, pierres précieuses, 11 a tout en abondance : à la Cour de France nous n'avons que du pain, du vin et de la gaieté. » Les étudiants allemands, de résidence à Paris, trouvaient plaisant d'en rire. Ils font des gorges chaudes, écrit un autre Anglais. Jean de Salisbury, de ce que le roi de France commerce civilement avec ses sujets, et ne vit pas séparé d'eux par une bar- rière de sergents et de gardes. Un troisième Anglais, Henri de Herford, dit que Louis VII gouverna d'une humeup paisible et tou- jours en honnête homme.
Pour aimable que fut le caractère du roi, son gouvernement ne manqua pas de fermeté II en témoigna surtout dans l'exercice de la justice. Aussi, sous son règne de quarante-trois ans, le royaume prospéra-t-il : les années pacifiques y furent les plus nombreuses; les villes neuves se multiplièrent, les anciennes s'accrurent; en tous lieux des essarts furent mis en culture et de vastes forêts furent défrichées.
M<^mes sources que pour les chapitres xi et .xtii.
CHAPITRE XITI
PHILIPPE AUGUSTE
Coalition des Grands du royaume. Mort tragique de Henri lî, roi d'Angleterre Richard Cœur de Lion. Croisade des deux princes. Délivrance de St-Jean- d'Acre (13 juill. 1911). Captivité de Richard Cœur de Lion. Les brigands aux gages des princes : Gadoc et Mercadier. Ingeburge de Dancmarlv. Assassinat d'Arthur de Bretagne. Conquête de la Normandie. Quatrième croisade : Villehardouin. L'empire latin de Constanlinople. La croisade des Albigeois. Bouvines (27 juill. 1214). Création des baillis. Louis VIII en Angleterre. Les travaux ordonnés par Philippe Auguste à Paris. Mort de i'hilippe Auguste. Le rèsne de Louis VIII.
Le conflit anglais.
A peine Philippe Auguste avait-il quinze ans quand il monta sur le trône le 18 septembre 1180, jeune homme qui allait prési- dera l'un des règnes les plus féconds de notre histoire. Intelligence ferme, aiguë, active, volonté tenace, énergie clairvoyante : il avait les qualités d'un grand prince de ce temps. Il saura tourner la noblesse turbulente vers des entreprises utiles, contribuer à l'af- fermissement des communes et pour le bien de sa politique, faire valoir l'autorité royale dans les provinces éloignées. « Je désire qu'à la fin de mon règne la royauté soit aussi puissante qu'au temps de Giarlumagne », et il ne s'en est pas fallu de beaucoup que son vœu ne fût réalisé.
Ce surnom « Auguste » lui vint de ce qu'il était né au moi.s? d'août Quand il aura pris de l'âge, la chionique de Tours tracera de lui ce portrait :
a Philippe était un bel homme, bien découplé, d'une ligure agréable, chauve, avec un teint coloré et d'un tempérament porté à la bonne chère... Il était habile ingénieur, bon catholique, pré- voyant et opiniâtre. Avec lui montaient sur le siège du juge auto- rité et droiture. Aimé de la fortune, craintif pour sa vie, facile à
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émouvoir «t à apaiser, il était très dur pour les Grands qui lui résistaient et se plaisait à nouiu-ir entre eux la discorde. Jamais cependant il n'a fait mourir un adversaire en prison. Il aimait à se servir de petites gens... » On se représente bien cet homme do haute taille, large des épaules, maigre et chauve, au regard per- çaut.
A son avènement il trouva le puissant Plantagenôt, Henri II, roi d'Angleterre, maître d'une moitié de la France, et s'apprêtant à étendre la main sur l'Auvergne et sur le Languedoc. Le comte de Flandre, Philippe d'Alsace, avait vu son pouvoir grandir, non seulement par son union avec Isabelle de Vermandois, qui lui avait apporté le Vermandois et le Valois, mais encore par le formidable développement économique de ses domaines.
A la richesse du comté de Flandre se comparait celle du comté de Champagne. Les foires de Troyes étaient devenues les plus impoitantes de l'Europe. Par là, s'était accrue la puissance de Henri P le libéral, comte de Champagne, et par son magnifique lignage. Sa sœur était la femme de Louis VII; l'un de ses frères, Guillaume aux blanches mains, était archevêque de Reims et légat du St-Siège, un autre de ses frères, Thibaud V, comte de Blois et de Chartres, était sénéchal de France, titulaire du prin- cipal office de la Couronne; enfin le cadet, Etienne comte de Sancerre, était le meilleur soldat "du temps. Unis, ils formaient la faction des « Champenois », comme au xvi^ siècle, on verrait celle des Lorrains (les princes de Guise).
N'est-ce pas miracle que, en face de tels rivaux, en son moindre domaine arrosé des eaux de la Seine et de l'Oise, Philippe Auguste ait pu, dans le cours de son règne, miner la puissance anglaise et doubler l'étendue du territoire royal ?
Et voici tout d'abord son mariage avec Isabelle de Hainaut — uu Elisabeth, c'est le même nom, Isabelle en est la forme espa- gnole — fille du comte Baudoin V. En dot elle apporte l'Artois : Arras, St-Omer, Aire et Hesdin. Les « Champenois » sentent fai- blir leur pouvoir. Ils forment une ligue sous l'inspiration de la propre mère de Philippe Auguste, en s'alliant au comte de Flandre, au comte de Namur, au comte de Hainaut, au duc de Bourgogne. Les conjurés essaient de s'adjoindre l'empereur alle- mand, Frédéric Barberousse. La victoire était certaine, lui assu- rait-on, et par elle il étendrait les limites de l'Empire jusqu'à la mer britannique : déjà l'horrible rêve de Guillaume II.
240 LA FRANCE FEODALE
La guerre éclata dès 1181 ; elle durerait cinq ans.
De Crépy-en-Valois, le comte de Flandre envoyait ses troupes attaquer Senlis, la vieille cité capétienne ; mais Isabelle de Ver- mandois, la femme du comte de Flandre, vient à mourir. Phi- lippe Auguste revendique l'héritage de la défunte el commence par s'en saisir : c'est précisément le Vermandois et le Valois. Il sème la division parmi les alliés. Il agit sur sa femme, la reine de France, pour qu'elle décide son père, le comte de H.iinaut, à abandonner la coalition. II menace de la répudier. « En 1185, rapporte Gilbert de Mons, la reine Isabelle devint odieuse aux Français, parce que son père prêtait assistance au comte de F'iandre, comme il y était tenu (en qualité de vassal). Les Grands de la Cour pressaient le roi de divorcer. Un jour avait été fixé à Senlis, où la répudiation serait prononcée, quand la reine Isabelle, ayant déposé ses vêtements précieux pour revêtir le costume le plus humble, parcourut pieds nus les rues de la ville, priant Dieu à voix haute qu'il écartât de son royal époux les pernicieux conseils. Le peuple en fut ému. Il aimait sa bonne reine : et voici devant le palais une grande foule où l'on voyait des mendiants, des manchots, des lépreux; ils pous- saient vers le roi de grands cris lamentables le suppliant de gar- der son épouse; à quoi Philippe Auguste consentit. Mais il prit vis-à-vis d'elle une attitude froide, réservée; dans son pays môme il la traitait en étrangère; tant et si bien que, l'année suivante, Baudoin de Hainaut étant venu voir sa fille à Pontoise, Isabelle se jeta toute en larmes à ses pieds, le conjurant de prêter aide au roi son mari vis-à-vis du comte de Flandre, et le comte Baudoin pro- mit de faire tout, sauve la foi qu'il devait au comte de Flandre, son suzerain ».
Par cette défection la coalition était atteinte gravement. Le comte de Flandre demanda la paix. Le roi de France obtint (juil- let 1 185), outre la confirmation de la cession de l'Artois, dot de sa femme, soixante-cinq châteaux en Vermandois et la capitale delà Picardie, Amiens.
Le duc de Bourgogne fut réduit par une rapide campagne.
On s'étonnera que le roi d'Angleterre, Henri II, n'ait pas songé dans ce moment à soutenir les coalisés contre le prince français : à cette époque, il se trouvait au plus fort de sa lutte contre ses trois fils. C'est Philippe qui attaque le monarque anglais; mais la guerre, commencée en mai H8", s'arrêta dès le mois de juin. Par le traité de Ghâteauroux (23 juin), Henri II céda à Philippe
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Auguste Issoudun et la seigneurie de Fréteval en Vendômois. L'activité de Pliilippe ne se ralentit pas; il prend à sa Cour Richard, — le futur Cœur de Lion, — qui est devenu, par la mort de son frère aîné, héritier de la couronne d'Angleterre ; il s'allie à l'empereur allemand Barberousse et, passant par Tournai, en profite pour donner aux habitants une charte communale et obte- nir d'eux un contingent de 30U hommes Et l'on sait quel sera, durant des siècles, le dévouement des Tournaisiens à la couronne de France.
La lutte avec l'Angleterre allait reprendre quand se répandit cette nouvelle : « Saladin, tyran d'Egypte, a pris Jérusalem et a « emporté la sainte croix ». C'est l'époque où les passions héroïques s'exaltent au chant des épopées.
A Gisors, le 21 janvier 1188, Philippe et Henri II se ren- contrent et, après s'être donné le baiser de la paix, ils se croisent tous les deux. Comédie : dès le mois de mai, Philippe envahit les domaines du monarque anglais; il s'empare de Châteauroux et d'Argentan; la guerre s'étend sur les divers territoires que le Plantagenôt possède en France.
Par la voix de ses légats, Rome poussait des cris déchirants. Et la guerre sainte !
L'entrevue de Bonmoulins (18 nov. 1188), sur les confins du Perche, ne fit qu'accentuer la rivalité des deux princes. Richard, fils d'Henri II, héritier de la couronne d'Angleterre, y parut aux côtés de Philippe Auguste. Quand les souverains se séparèrent, Richard suivit le roi à Paris. Richard attira à sa suite une grande partie des barons qui habitaient les provinces françaises de mou- vance anglaise : le Maine tut envahi par les troupes du roi de France. Henri II courut s'enfermer au Mans. Il était malade, las, écœuré. Le 12 juin 1189, Philippe Auguste, accompagné de Richard, parut au pied des murs. De la ville embrasée le monarque anglais s'enfuit jusqu'au château de Fresnai-sur-Sarthe, à une distance de vingt milles Après le Maine, Philippe Auguste conquit la Touraine. Une grande partie des barons, qui avaient encore suivi jusque-là le parti du monarque anglais, l'abandon- naient. Henri II se résigna à une entrevue avec son jeune adver- saire à Colombiers, aux environs de Tours, le 4 juillet 1189.
« Les deux rois se trouvèrent en présence, lisons-nous dans la vie de Guillaume le Maréchal ; tous les hauts barons qui étaien . là virent bien au visage du roi Henri qu'il avait souftert grande
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douleur. Le roi de France lui-mêrae s'en aperçut et lui dit : « Sire, nous savons bien que vous ne pouvez vous tenir debout m. Il lui fît offrir un siège. Mais Henri refusa de s'asseoir disant qu'il voulait seulement entendre ce qu'on exigeait de lui et savoir pourquoi on le dépouillait de ses terres. »
Les deux rois convinrent de la paix ; après quoi, ils partiraient de compagnie pour la croisade. Ils convinrent également de se communiquer réciproquement les noms de leurs adhérents ei alliés secrets.
A Ghinon, Henri II s'alita. « Il voulait connaître ceux qui s'étaient engagés contre lui, lisons-nous dans la biographie du Maréchal. Il envoya donc Maître Roger, son garde du sceau, au roi de France, pour lui demander la liste promise. Maître Roger se rendit à Tours, où il transcrivit la liste de ceux qui s'étaient engagés à aider les Français. A son retour, Henri lui en demanda les noms : a Sire, répondit-il en soupirant, le « premier nom du rôle est celui du comte Jean, votre fils ».
Jean sans Terre était le seul des fils de Henri II qui semblait lui être demeuré fidèle. Le grand roi avait reporté sur lui la tendresse de son cœur blessé.
Quand le roi Henri, poursuit le chroniqueur, entendit que l'êire qu'il aimait le mieux au monde le trahissait, il ne put que dire : « Vous en avez dit assez. » Il se retourna dans son lit : des frissons le secouaient, dans ses veines le sang se troubla, son teint noircit. Il souffrit durant trois jours. Il prononçait des paroles inintelligibles.
« Enfin la mort lui creva le cœur et un jet de sang coagulé lut sortit par le nez et par la bouche... Et il lui advint à sa mort ce qui jamais n'était arrivé à si haut baron : on n'eut pas de quoi 1© couvrir. Il demeura si pauvre, si délaissé — tout nu — qu'il n(» conserva sur lui linge ni laine. » Le poète ajoute : « On a raisoi» de dire que mort n'a pas d'ami. »
Richard Cœur de Lion s'empressa de profite» des bons rapports qu'il avait entretenus avec le roi de France. Un accord intervint. Philippe Auguste lui restitua la plus grande partie de ses nou- velles conquêtes; il ne gardait que le territoire d'Issoudun et Graçay en Berry. Les deux rois renouvelèrent le vœu de partir l'un quand et quand l'autre pour la Terre Sainte. Et le départ se fit à Vézelay le 4 juillet 111)0. Les premiers jonrs parurent un enchantement. Les deux princes, à la tète de leurs troupes, des-
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cendaient la vallée du Rhône en brillantes théories. Tout en chantant, les jeunes filles de blanc vêtues venaient leur offrir des corbeilles de fleurs; mais, dès Marseille, la bonne entente se brouilla. Richard était fastueux, hautain, arrogant; Philippe était renfermé, sournois, égoïste. 11 reprochait à Richard de man- quer à sa promesse en n'épousant pas sa sœur Alix ; à quoi Richard répondait par des grossièretés. Le démêlé s'aigrit au point que, en mars 1191. pour sauver l'expédition, les deux princes durent conclure un accord, véritable traité de paix, comme s'ils avaient été en guerre déclarée. Le traité en est publié par Rigord. On arriva devant Saint-Jean d'Acre. La ville, héroïquement défendue, était assiégée depuis deux ans par les Chrétiens. Les barons chrétiens étaient séparés en Orient par des divisions que la rivalité entre Philippe et Richard devait encore accroître. Gui de Lusignan, roi de Jérusalem, vaincu à Tibériade, voyait se dresser devant lui un redoutable concurrent en la personne de Conrad, marquis de Montferrat. Philippe prit parti pour Montf errât et Richard pour Lusignan. On ne sait comment l'aventure se fût terminée si la place n'avait capitulée le 13 juillet 1191. C'était évidemment un premier succès ; mais la Croisade n'en était qu'à son début. Sala- din n'était pas vaincu, il était toujours maître de Jérusalem. Alors Philippe Auguste déclara qu'il rentrait en France. Il assurait qu'il était très malade. L'air de la Palestine ne lui valait rien. Cette maladie consistait principalement dans la succession du comte de Flandre brusquement ouverte par la mort du comte devant Saint-Jean d'Acre. Philippe fit au Cœur de Lion les plus belles promesses : loin de nuire à ses intérêts en Occident, il veillerait sur eux en bon frère ; il lui laissa 10.000 hommes de ses troupes commandés par le duc de Bourgogne.
Le 23 décembre 1191, le roi de France était de retour à Fon- tainebleau. Tout aussitôt Philippe Auguste prépara son attaque contre la couronne anglaise : une circonstance inouïe le favorisa au delà de son espoir. Sur la route qui le ramenait de Terre- Sainte, Richard Cœur de Lion tomba entre les mains de son ennemi personnel, le duc d'Autriche, Léopold, qui le fit jeter en prison. Les deux princes avaient eu de violentes querelles devant Saint-Jeaa d'Acre. Philippe envahit la Normandie et s'empara du Vexin , mais il échoua devant Rouen. Richard Cœur de Lion venait d être livré par le duc Léopold à l'empereur allemand. Philippe insistait auprès de celui-ci pour qu'il retînt le roi anglais
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indéfiniment en prison. Des négociations effrayantes furent enta- mées. Les actes en seront lus publiquement à la diète de Mayence. Philippe Auguste et Jean sans Terre, frère de Richard, offraient à l'empereur 80.000 marcs si Richard était retenu jusqu'à la St-Michel (29 septembre) ; ils en offraient 150.000 si Richard leur était livré. Alors le roi d'Angleterre se décida à céder, il consentit à toutes les exigences de Henri VI; il se reconnut son vassal et fut mis en liberté. Le 23 mars 1194. Richard Cœur de Lion entrait à Londres, d'où il s'empressait de repasser la Manche à la rescousse de son duché de Normandie.
fjes brigands.
La guerre dura du mois de mai H 94 au mois d'avril 1199. Guerre nouvelle : par bien des côtés ce n'est plus une guerre féo- dale, par l'importance qu'y prend l'argent, joute entre la livre tournois et la livre sterling. Et l'on vit alors paraître sur le même plan que les plus nobles chevaliers, ces routiers, mi-bri- gands mi-hommes de guerre, habiles aux embûches, aux guets- apens, aux hardis coups de main, les Mercadier et le Cadoc.
Soldat d'aventure, à la tête do ses bandits, les Cotereaux, Mer- cadier devint le frère d'armes du Cœur de Lion. Par toute la France, de Normandie en Aquitaine, on voit le souverain et l'aven- turier chevaucher botte à botte. Les bulletins, par lesquels Richard instruit ses prélats et bai'ons de ses victoires, manquent rare- ment d'exalter le vaillant Mercadier. Avant de se mettre en route pour la Terre-Sainte, il lui avait confié la garde de dix-sept châteaux dans le Quercj.
Dès l'année 1183, on avait vu Mercadier se répandre en Limousin avec ses compagnons, pillant, bridant, saccagant, n'épar- gnant ni femmes, ni enfants ; villes et monastCires étaient ran- çonnés.
Mercadier était plus particulièrement habile à surprendre les places, le matin dans la brume. Il prit aussi une part importante à l'affaire de Gisors, où Philippe Auguste fut défait, le 29 sep- t(;mbre 1196. Mais le coup de main dont le roi d'.Vngle^erre lui sut le plus de gré ce fut la prise de Milly (19 mai 1197) où il s'empara de Philippe de Dreux, l'évèque de Beauvais, cousin germain de Philippe Auguste, l'un des plus redoutés guerriers de son temps.
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Type curieux de prélat homme de guerre, cet évoque de Beau- veais peut avoir servi de modèle aux poètes contemporains qui tracent dans les chansons de geste la pittoresque silhouette de l'archevêque Turpin. 11 partageait son temps entre les champs de bataille et les pieux sanctuaires. Après avoir massacré les adhé- rents du roi d'Angleterre et livré aux flammes villes et villages, il s'en allait, avec une égale ardeur, pcleriner, pieds nus, à Saint- Jacques-de-Compostelle. Son lieutenant, un archidiacre, n'était pas moins pieux, ni moins batailleur : les deux compagnons ter- rorisaient la Normandie.
Mais revenons à Mercadier. Au cours de la campagne de Flandre, en 1198, il réalise une grande fortune. Le pays était riche, les foires fréquentées. Quelles prises et surprises lui ménagaient les marchands au retour des assemblées d'Ypresetde Bruges, l'escarcelle lourde de florins d'or ! D'autre part, le roi Richard lui fait don de grands domaines en Périgord. Mercadier se hausse aux plus beaux rôles : il fait des dons pieux aux monas- tères pour s'assurer le paradis et veut être proclamé protecteur des religieux. Franc bandit mis par le roi d'Angleterre à la tête de ses armées.
Nous ne suivrons pas les deux adversaires, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, dans cette lutte de cinq années, mêlées de tours et retours de fortunes. Elle fut marquée, du côté de Richard, par la construction du Château-Gaillard, donjon formi- dable et qui a passé pour le chef-d'œuvre des forteresses défen- sives du temps. La guerre devint d'une cruauté atroce. De part et d'autre on aveuglait ou noyait les prisonniers. « De la roche de Château-Gaillard, dit Guillaume de Breton, le roi d'Angleterre fit précipiter trois chevaliers qu'il tenait prisonniers et qui se brisèrent la tête et les os ; après quoi il fit encoz^e arracher les yeux à quinze hommes, leur donnant pour guide un homme à qui il laissa un œil, afin qu'il les pût conduire au roi de France. Alors celui-ci infligea le même supplice à un pareil nombre d'Anglais et il les envoyaà leur prince sous la conduite de la femme de l'un d'eux et il en fit précipiter trois autres du haut d'une roche afin que nul ne put le croire inférieure Richard. » Le Cœur de Lion avait de grandes qualités d'homme de guerre : il était audacieux, mais avec clair- voyance, habile à frapper les grands coups et au bon endroit. Après la défaite de Courcelles-lès-Gisors (27 septembre 1198), la situation de Philippe Auguste parut critique.
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Les trêves de Vernon, conclues sous la pressante intervention d'Innocent III, lui imposaient de rudes sacrifices : de toutes ses conquêtes il ne gardait que Gisors. Quand il vit subitement se rétablir sa fortune. Richard Cœur de Lion, en compagnie de Mercadier, assiégeait le vicomte de Limoges, vassal insoumis, en son château de Châlus en Limousin. Le 26 mars 1199, une tlèche, partie de la grosse tour, blessa le roi d'Angleterre à l'épaule. Le château fut pris peu de jours après et les compa- gnons du Cœur de Lion pendirent tous ceux qui avaient défendu biplace, à l'exception toutefois de l'archer qui avait blessé le roi. Cependant la gangrène s'était mise dans la plaie, on fit com- prendre à Richard qu'il était perdu. Le roi d'Angleterre demanda à voir son meurtrier :
« Quel mal t'avais-]e fais pour que tu me donnes la mort ?
« — Tu as tué de ta main mon père et mes deux frères, et tu vou- lais me tuer aussi. Tire de moi la vengeance que tu voudras, je souffrirai tous les tourments qu'inventera ta cruauté, pourvu que tu meures toi-même, toi qui as fait au monde tant et de si grands maux. »
Richard répondit à l'arbalétrier qu'il lui ferait grâce.
« Je ne veux pas de ta grâce. Je suis heureux de mourir ! »
Ce jeune héros s'appelait Pierre Basile.
« Tu vivras malgré toi, repondit le roi, témoignage vivant de mon humanité. »
Et, après lui avoir fait donner cent sous de monnaie anglaise, le roi le fit mettre en liberté.
Richard expira. A peine était-il mort, que Mercadier fit recher- cher Basile qui était sans méfiance, et, sous ses yeux, il le fit écorcher vif.
Richard Cœur de Lion, était une nature enthousiaste, cheva- leresque, séduisante. Poète lui-même, il se montra généreux aux trouvères et aux troubadours, et ceux-ci ont exalté en un magni- fique langage ses brillantes qualités.
Jean sans Terre, frère cadet de Richard, lui succédait ; fourbe et dissimulé — autant que son frère s'était montré franc et chevale- resque — cruel, avide, sensuel et méchant, il avait cependant des qualités, celles de sa race : il avait l'intelligence d'un politique et la finesse d'un diplomate. Il était plus afiiné que la plupart des hommes de son temps. Mais ses vices le rendront odieux.
Au trùne, Jean avait eu un "compétiteur : le jeune Arthur de
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Bretagne, fils de feu Geoffroi, frère aîné de Jean sans Terre et de Constance, duchesse de Bretagne. Geoffroi eût-il survécu à Richard, tous ses domaines lui seraient revenus. En vertu du droit de représentation, Arthur de Bretagne réclamait la couronne que son frère aurait portée, et Philippe Auguste de le soutenir. En sa qua- lité de suzerain, le roi de France proclama le jeune Arthur héritier de la Normandie et de la Bretagne qui relevaient de lui. La guerre commença. Elle se déroulait avec des alternatives diverses quand, tout à coup, le roi de France parut comme para- lysé. Il se débattait contre les difficultés que lui créait son conflit avec Ingeburge de Danemark.
Ingeburge.
Histoire étrange. Isabelle de Hainaut, première femme de Phi- lippe Auguste, était morte à dix-neuf ans (1190) après avoir donné le jour à un fils. Philippe Auguste sollicita du roi de Danemark Knud VI, la main de sa sœur Ingeburge, en lui demandant de lui céder les droits sur la couronne d'Angleterre qu'il tenait de Sven II et de l'aider à les faire valoir. Renouveler l'expédition de Guillaume le Conquérant sera le constant désir de Philippe Auguste.
La jeune princesse, âgée de dix-huit ans, arrivait en France et, le 14 août 1193, Philippe l'épousait à Amiens. Il avait lui-même vingt-huit ans. Ingeburge était blonde, d'une taille élancée : un charme troublant se dégageait de ses yeux bleu-vert, ce bleu glauque des mers du Nord quand le ciel est très pur. Les contem- porains parlent de sa grâce et de sa beauté. Philippe Auguste l'avait accueillie avec une joie visible; mais voici, le lendemain des noces, comme on allait procéder au couronneniOnt, à peine la princesse a-t-elle paru, que Philippe recule devant elle, agitant ses mains ouvertes comme pour repousser un fantôme et don- nant les signes les plus étranges d'horreur et de répulsion. Il pâlissait, il frissonnait. Que s'était-il passé entre les époux durant la nuit ? On ne le saura jamais. Des sorciers, diront le médecin et le chapelain du roi, « leur avaient noué l'aiguillette », et c'est la raison que Philippe Auguste fera valoir devant la Cour romaine. Le roi voulut rendre immédiatement la jeune femme à la mission Danoise qui l'avait amenée, mais celle-ci répondit que son rôle était terminé. Le roi fit enfermer Ingeburge au couvent de St-Maur.
24S LA FRANCE FEODALE
Il j vint encore lui rendre visite, franchit le seuil de la chambre ; puis en ressortit « Il m'est impossible, répétait-il, de vivre avec cette femme ». Une complaisante assemblée de Grands et de pré- lats réunib à Gompiègne, prononça le divorce (5 novembre H93) sous l'éternel prétexte des liens de parenté : les arrière-grand' mères d'Isabelle, première femme de Philippe Auguste, et d'Inge- burge, auraient été sœurs, filles du comte de Flandre Charles le Bon. Or Gharles le Bon n'avait pas eu d'enfants. Innocent III traitera de bouffonnerie la procédure de Gompiègne.
La pauvre Ingeburge, étroitement cloîtrée, ne savait ce qui se passait. Elle ne parlait ni ne comprenait le français. On la tenait éloignée de ceux qui étaient venus avec elle de Danemark. Dans le couvent même, elle était traitée misérablement. Lorsque l'arche- vêque de Reims se présenta devant elle pour lui notifier, par le moyen d'un interprète, la décision qui venait d'être prise, la jeune femme fondit en larmes, puis, se ressaisissant : « Mala Francia », Mauvaise France ! — s'écria-t-elle en latin, et elle ajouta : « Roma ! » pour indiquer qu'elle faisait appel au Souverain Pon- tife.
D'ordre du roi, Ingeburge fut transférée en une dépendance de l'abbaye de Gisoing, diocèse de Tournai, où elle continua d'être vilainement traitée. Elle, qui avait apporté à son mari, outre ses droits brumeux sur la couronne d'Angleterre, une belle dot en or très réel, était obligée, pour vivre, de vendre meubles et vête- ments, Philippe Auguste refusait obstinément de la revoir. Knud VI formula de son côté une protestation devant le Souverain Pontife. Afin d'en entraver le cours, le roi de France mit tout en œuvre, fit chasser de Rome les envoyés danois, puis il les fit arrêter aux environs de Dijon, dépouiller de leur correspondance et emprisonner. Dans sa colère contre la jeune femme qui lui tenait tête, Philippe rendit sa détention plus rigoureuse encore. Du couvent où elle était, il la fit transférer dans une forteresse. On imagine la suite. Le roi de France, sans se laisser arrêter par la décision pontificale qui déclarait nulle la sentence de divorce prononcée à Gompiègne, se mit à la recherche d'une autre épouse. La quête n'était pas aisée. Les parents, éblouis d'une si magnifique alliance, donnaient suite avec empressement aux pk'cmiers pourparlers, mais les demoiselles se rebiffaient. « Je connais la conduite du roi de France envers la sœur du roi do Danemark, dit In fille du comte Palatin, et cet exemple m'épou-
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vante. » Etelleépousa Henri de Saxe. Refus semblable de Jeanne d'Angleterre iiui deviendra comtesse de Toulouse. Une autre demoi- selle des pays d'Allemaijne fut mise en route |);ir ses parents, avec un beau cortège appareillé pour les noces ; mais elle s'arrangea pour passer sur les terr-es d'un seigneur qui l'aimait d'amour. Le galant s'embusqua, enleva la belle qui se débattait en riant et l'épousa. Enfin Philippe Auguste parvint à se marier avec Agnès de Méran- nie, fille d'un seigneur bavarois. Rome lance l'interdit sur ses domaines et avecd'autant plus déraison que s'il n'y avait pas de liens de parenté, au degré prohibé, entre Philippe Auguste et Inge- burge, il y en avait entre lui et Agnès.
Voici donc le roi de France engagé, une fois encore, dans les complications d'une sentence d'interdit. Les cloches se taisent en tous les clochers, les églises ferment leurs portes aux chants et aux prières, les mornes cimetières ne laissent plus entrer les morts. Les cadavres abandonnés au long des routes emplissaient lacontrée de puanteur etd'efïroi. Aussi Philippe Auguste se décida- t-il à signer un traité avec Jean sans Terre, le 22 mai 1200, au Goulet. Le traité ne lui était d'ailleurs pas trop défavorable. Il recevait le comté d'Evreux et une somme de 20 000 livres sterling; d'autre part le roi de France consentait au mariage de son fils Louis — qui serait Louis VIII — avec Blanche de Castille, nièce de Jean sans Terre. De cette union naîtrait saint Louis. Jean sans Terre venait à Paris où une réception somptueuse lui était ména- gée; mais, dès la fin de l'année, la guerre avait repris.
En Aquitaine, par la vilenie et l'égoïsme de sa politique, Jean sans Terre n'avait pas tardé à soulever contre lui les principaux barons . A Hugue le Brun, fils du comte de la Marche, il avait pris sa fiancée, Isabelle Taillefer, pour l'épouser lui-même (30 août 1200). Les seigneurs aquitains firent appel de leur suzerain immédiat à leur suzerain supérieur, c'est-à-dire au roi de France. Jean fut cité à comparaître à Paris devant la Cour des pairs. Premier grand exemple de ces appels d'Aquitaine, qui vont jouer un rôle impor- tant durant le siècle suivant et seront pour la couronne d'Angle- terre une source d'inextricables difficultés. La sentence de la Cour de Paris fut rendue en 1202, probablement le 28 avril. Jean sans Terre avait fait défaut. On manque malheureusement d'infor- mations sur les détails du jugement, dont on ne connaît même pas le texte exact. « La Cour de France. — dit Raoul, abbé du monas- tère cistercien de Cogeshall, — déclara que le roi d'Angleterre
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serait déchu de tous les fiefs qu'il tenait du roi de France, pour n'avoir pas rempli les conditions desdits fiefs et avoir désobéi presque en toute chose à son suzerain. »
Date importante. De ce jour la pensée des rois de France revien- dra sans cesse à cet acte solennel par lequel les rois d Angleterre étaient dépouillés de leurs possessions françaises.
Philippe envahit la Normandie, mais le jeune Arthur fut défait à Mirebeau et tomba entre les mains du monarque anglais. (31 juillet 1202). Ici se place encore un drame affreux. Dans la tour de Rouen, de ses propres mains, Jean sans Terre assassina son neveu (avril 1203). La nouvelle s'en répandit, marquée de circons- tances horribles. Et l'on vit s'accentuer un mouvement de répro- bation semblable à celui qui avait failli renverser Henri II après 1 assassinat de Thomas BecUet. C'est 1 époque où Philippe Auguste s'empare du Château-Gaillard .fimars 1204), le formidable donjon, clé de la Normandie. Le Capétien se trouva maître de toute la pro- vince en deux mois. L'habileté du roi de France avait d'ailleurs été secondée par la nonchalance de Jean sans Terre qui ne croyait pas devoir interrompre une partie d'échecs pour recevoir les envoyés normands.
Philippe Auguste agit avec une égale décision en Poitou et en Aquitaine. On doit admirer leftlcace politique du jeune prince qui détruisit en trois années l'œuvre si laborieusement co struite par Guillaume le Conquérant, par Henri Beauclerc et Henri II. Rare- ment événements plus considérables furent amenés par des moyens plus simples, mis en œuvre avec plus de netteté d'esprit et de sûreté.
Pour avoir le répit nécessaire, le roi avait paru céder au pape sur son divorce avec Ingeburge. En mars 1201, il avait comparu avec la reine, à Soissons, devant une assemblée de juges présidée par le délégué du pape. Les envoyés de Knud VI parlèrent avec véhémence, rappelant à Philippe Auguste ses promesses et ses serments. Lesavocatsdu roirépondirentparde subtilesetéloquentes harangues. La pauvre reine se trouvait embarrassée pour rétorquer leur dialectique embroussaillée de phraséologie latine, quand, du milieu de l'assistance, se leva un clerc inconnu. Il plaida la cause de l'innocence avec tant de force et d'émotion que l'assemblée en fut bouleversée. Les séances se succédaient; les cardinaux ne trouvaient aucun motif de divorce, quand, à la surprise générale, Philippe Auguste déclara brusquement qu'il rendait à la reine toute sa faveur. Il alla vers elle, lui donna la main, la mena au
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bas des degrés, la prit en crou[je sur son clieval et partit avec elle en jeune amoureux. L'interdit l'ut levé. Agnès de Méranie, écartée à sou tour, mourut au château de Poissy ; mais voici Jean sans Terre vaincu et Philippe veut de nouveau répudier Ingeburge. Il la fait enfermer dans la tour d'Etampes et garder éti'oitemen t. Il veut obtenir d'elle qu'elle demande elle même le divorce pour entre? eu religion. Les privations matérielles, les tortures morales imposées à la malheureuse reine inspirent des craintes pour sa santé. Elle est injuriée par ceux qui la servent. On lui enlève le soutien des pratiques religieuses. « Mon père, écrit-elle au pape, je tourne vers vous mes regards pour ne pas périr. Ce n'est pas de mon corps, c'est de mon âme que je m'inquiète. Je meurs tous les jours. » Elle demande au Souverain Pontife d'annuler par avance toutes déclarations, tous serments qui pourraient lui être arrachés par la violence. En sa sereine résistance, la jeune reine captive se montrait admirable. « Jeune d'années, écrit Etienne de Tournai, elle avait la prudence d'une tête blanchie par les ans. m La papauté était magnifiquement représentée par Innocent III qui déploya, en ce drame douloureux, sa haute sagesse, son énergie terme, sa grande bonté. Déjà le roi de P^j-ance avait entamé des négociations pour un quatrième mariage avec la fille du landgrave de Thuringe, quand il déclara qu'il s'inclinait en fils soumis de l'Eglise et reprenait sa femme (avril 1213}. xVllégresse générale : Ingeburge retrouvait son rang de reine de France dont elle no devait plus être privée.
Depuis vingt ans, époque où remontait sa première rencontre avec Ingeburge, Philippe Auguste avait désiré à plusieurs reprises, et sincèrement semble-t-il, se rapprocher d'elle, et chaque fois il s'était senti repoussé par une insurmontable aversion. Le voici dans la cinquantaine. L'âge adoucit les caprices de l'amour et met au premier plan les idées politiques. Après avoir chassé les Anglais de France, Philippe Auguste reprenait les mêmes projets qui l'avaient incité à demander la main d'Ingeburge, en sorte que sa femme et le roi de Danemark et le Souverain Pontife lui redevenaient nécessaires.
Quant à Ingeburge, elle s'occupa durant les nombreuses années qu'elle vécut encore — car ellené mourra qu'en 1237 — d'œuvres noblement bienfaisantes où bi-illa la beauté de son âme, « plus belle encore, dit Etienne de Tournai, que son visage radieux ».
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La croisade de Villehardouin.
Événements contemporains de la quatrième croisade. Elle fut décidée en un tournoi à Ecri-sur-Aisne où les barons champe- nois avaient jouté contre les Flamands et les Picards. Après un copieux échange de buffes et de horions, on avait fraternisé et décidé de courir sus aux Sarrazins. Foulque, curé de Neuilly-sur-Marne, en fut le prédicateur, rappelant par sa fougueuse éloquence et Pierre l'Ermite et saint Bernard. Il vint prêcher aux Champeauxoù se tenait un marché dans un cimetière. « Là, écrit Jacques de Vitry, les usuriers, les femmes légères, les plus grands pécheurs, après s'être dépouillés de leurs vêtements, se prosternaient aux pieds du prédicateur en confessant leurs fautes. Les malades se faisaient porter devant lui. La foule se précipitait sur ses pas, déchirant sa robe pour s'en partager les lambeaux. En vain il écartait les plus impatients avec un bâton ; il ne pouvait dérober ses vêtements à la piété des spectateurs ; il lui fallait chaque jour une soutane neuve. » Il aurait « croisé » plus de 200 000 pèlerins.
Une fois encore on vit des bandes populaires partir sans chef expérimenté, et périr en chemin de la manière la plus lamentable. La vraie croisade fut composée de barons féodaux. Thibaud de Champagne étant mort, Philippe Auguste recommanda de prendre pour chef Boniface de Montferrat, le frère de l'ancien rival de Gui de Lusignan.
Pour vaillants qu'ils fussent, les chevaliers qui s'engageaient dans cette nouvelle expédition en Orient, n'étaient plus les rudes soldats de la première croisade. On trouve parmi eux des trouvères et des troubadours qui composent de jolies chansons d'amour, vers et musique, en manière d'adieu à leur mie, tandis qu'elle leur cousait sur l'épaule de leur manteau la croix blanche des croisés : licoutez Robert de Blois :
Li départir de la douce contrée
U [où] la bêle est, m'a mis en grand tristor [tristesse],
Laissier m'estuet [me faut] la riens [cellej c'ai plus amée,
Pour Uanie deu [Seigneur Dieu] servir le crealor;
Et ne pourquant tout remaign [je reste] en s'amour
Car tous li lais', mon cuer et ma pensée :
Se [si] mes cors [mon corps] va servir Nostre-Signour
Pour çou n'ai pas bonne amour oubliée.
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Un autre, et des plus vaillants capitaines de la croisade, Ville- hardouin, maréchal de Champagne a tracé de l'expédition, une vivante description.
Gomme les expéditions précédentes, la croisade eut pour pre- mier objectif Jérusalem. Six ambassadeurs, parmi lesquels Viile- hardouin, furent envoyés à Venise pour j régler les conditions auxquelles la florissante République de marchands transporterait les croisés par la mer. Les messagers furent reçus par le doge Dandolo. Le gouvernement vénitien s'engageait à mettre ses vais- seaux à la disposition des armées franques, au prix de quatre marcs par cheval et deux marcs par homme.
Venise recevrait en outre la moitié des conquêtes. Lesmercantis ! Il fut également décidé que le débarquement aurait lieu en Egypte et que les croisés marcheraient directement sur Babylone (le Caire), « pource que par Babylone pourroient mieux les Turcs détruire que par autre terre ». Au fait, le Caire était le centre de la puis- sance musulmane; décision qui expliquera la croisade de saint Louis. Et ce plan était bien conçu étant donné le but que pour- suivaient leschevaliers français ; mais ils se laissèrent ensuite circon- venir par les rusés Vénitiens qui avaient intérêt au rétablissement sur le trône byzantin de l'empereur Isaac TAnge chassé par ses sujets. Et contre les Byzantins, les chevaliers francs pourraient, quand et quand, assouvir une vieille rancune, car c'était une opinion répandue en France, que les Grecs de Constantinople, avaient causé l'échec des précédentes expéditions, par leur perfide politique.
L'armée féodale arriva à San Stefano le 23 juin 1203.
« Et lors virent tout à plein Constantinople, dit Villeliardouin, cil qui onques mes ne l'avoient veue, ne cuidoient mie que si riche cité peust avoir en tout le monde. Quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle estoit close, et ces riches palais et ces hautes églises dont il avoit tant que nus nel peust croire s'il ne le veist proprement à l'œil ; et ils virent le lonc (longueur) et le lé (largeur) de la ville qui de toutes autres estoit souve- raine; — sachiez qu'il n'i ot si hardi à qui la chair ne frémesist, et ce ne fu mie merveille s'i s'en esmaièrent [émurent], quar onques si grans afaires ne fu empris de nulle gent puis que li mons (le monde) fu estorés ».
L'usurpateur Alexis III prit la fuite. A peine les croisés maîtres de la ville, la foule des soldats réclamaient la marche sur Jéru- Flnck Bue.stano. — Le .Moyen Age. 9
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salem ; mais les chefs découvraient déjà un autre champ à leur activité. Isaac l'Ange et son fils Alexis IV n'ayant pas tenu leurs engagements, l'accord entre eux et les croisés se trouva rompu ; des querelles entre Grecs et Latins occasionnèrent des rixes ; une partie de Constantinople fut livrée aux flammes ; après avoir quitté la ville, les Francs y rentrèrent en vainqueurs (11 avril 1204), Des émeutiers s'étaient emparés d'Isaac et de son fils, les avaient fait périr. Le comte de Flandre, Baudoin IX, fut proclamé empereur. Vêtu du costume impérial, c'est-à-dire de la clamyde battue d'aigles d'or, des chausses de soie et des sandales pourpre enrichies de pierreries, il fut couronné à Ste- Sophie (9 mai 1204). L'empire byzantin fut partagé entre les chevaliers francs. Boniface de Montferrat fut nommé roi de Thessalonique et de Macédoine. Sur les rives du Bosphore on vit s'implanter et prendre vie les institutions de la féodalité française, comme deux siècles auparavant dans les plaines brûlées de la Syrie. Entre les limites du vieil Empire du « basileus », se forme une nouvelle France, nnoa Fran- cia, l'expresssion est du pape Honorius III (lettre à la reine de France, 20 mai 1224). A la Cour française de Constantinople on entendit les jolies chansons du trouvère Quene de Béthune, et les vers harmonieux du troubadour Rambaud de Vaqueiras :
Chançon légère à entendre Ferai, car c'est mon métier, Que chacun la puisse apprendre Et la chante volontiers...
{Quene de Béthune.)
Villehardouin reçut le fief de Messinople. Vers 1210, il dicta cette Histoire de la conquête de Constantinople, pour l'instruction des siens : pittoresque précurseur du bon sire de Joinville, Champenois comme lui. La concjuète française s'étendit en Morée, en Achaïe, en Grèce. On vit des ducs d'Athènes et de l'Archipel. Ces bons chevaliers de France rédigèi-ent des codes, fondèrent des villes, fi-appèrent monnaie à leur effigie ou à leurs armes, et, avec un libéralisme étonnant pour l'époque, maintinrent une tolé- rance réciproque entre les cultes ennemis.
L'empire latin de Constantinople disparaîtrait en 1261 ; mais les féodaux avaient pris racine dans le pays. L'excellent chroni- queur Catalan, Ramon Muntaner, écrira encore sur la fin du XIII® siècle : « Les princes de Morée choisissent leurs femmes dans
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les meilleures maisons françaises. Ainsi font leurs vassaux, barons et chevaliers, qui ne se sont jamais mariés qu'à des femmes descen- dues de chevaliers de France. Aussi disait-on que la plus noble chevalerie du monde, était la chevalerie française de Morée. On y parlait aussi bon français qu'à Paris ».
A ces brillants événements, Pi.ilippe Auguste était demeuré étranger; mais en France même il travaillait avec succès à la grandeur du pays. Telle était déjà sa puissance que, au delà des frontières, son activité se portait en Allemagne, où il intervenait dans la lutte entre les Guelfes (famille de Saxe) et les Gibelins (famille de Hohenstauffen).
A force de cruautés et d'exactions, Jean sans Terre avait sou- levé le clergé anglais. Innocent III le mit au ban de l'Europe (janvier 1213). Philippe Auguste fut chargé par le Souverain Pon- tife de chasser Jean d'un trône dont il ne le jugeait plus digne et d'y placer son propre fils Louis, le futur Louis VIII. Philippe Auguste prépara une descente en Angleterre, mais Jean se récon- cilia avec le trône pontifical, il se reconnut son vassal; Philippe Auguste, au moment de s'embarquer, fut arrêté par le légat d'Innocent III. Il s'inclina, volontiers, disait-il ; mais en sa pensée il ne faisait que difïérer ses projets.
Son attention était pour le moment sollicitée par un des événe- ments les plus considérables de notre histoire : la guerre des Albi- geois.
La guerre des Albigeois.
Depuis bien des années le Midi de la France inclinait vers des idées religieuses qui s'éloignaient de l'orthodoxie romaine. Il s'agit de la doctrine des Albigeois et de celle des Vaudois. La doctrine des Albigeois était aussi nommée l'hérésie des Catarhes, du grec xaOapo'., les purs.
Les Wisigoths, qui s'étaient établis dans le Midi de la France, étaient ariens : ils n'admettaient pas la divinité du Christ. Leur royaume fut envahi et détruit par les ducs, comtes et évoques catho- liques. Mais le temps des missionnaires humbles et pauvres n'était déjà plus ; le temps où les conducteurs d'âmes agissaient sur le peuple parce qu'ils étaient « peuple » eux-mêmes; aussi les idées ariennes continuèrent elles de cheminer au fond de la masse populaire et d'y prendre une forme de plus en plus concrète dans
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le sens des croyances païennes en de bons et en de mauvais génies. Elles furent appliquées aux Evangiles, d'où la conception d'un prin- cipe bon, Dieu, et d'un principe mauvais, Satan, organisateurs du monde : l'ancien dualisme manichéen.
Tel semble avoir été le foudement de l'hérésie catarhe. Quant à des détails précis, il est difficile d'en retrouver, les contempo- rains s'étant efforcés d'en faire disparaître toute trace. On peut néanmoins conclure de certaines formules d'abjuration que les catarhes reconnaissaient parmi les hommes une catégorie d'élus, les Parfaits, que Dieu même aurait distingués de la masse des croyants. Par là ils apparaissent comme les précurseurs des Jansé- nistes. Les catarhes prêchaient le mépris des dignités ecclésiasti- ques, comme les Vaudois, et s'élevaient contre les dîmes que les gpns d'église exigeaient du laboureur. Avec le progrès matériel et le départ des chefs catholiques pour les croisades, les sectes se répan- dirent; du pays des Albigeois elles conquirent le Languedoc depuis Toulouse jusqu'à Beaucaire.
Quant à la religion vaudoise, elle était originaire de Lyon, où elle avait été enseignée, sur le dernier quart du xii'^ siècle, par un riche marchand, Pierre Valdo, une manière de saint et d'apôtre. Après avoir distribué ses biens aux pauvres, Valdo s'était mis à prêcher dans les rues, sur les places, emmi les carrefours. Ses disciples, dont le nombre fut bientôt très grand, se nommèrent les « pauvres de Lyon ». Ils se répandirent jusqu'à Montpellier au Sud, jusqu'à Strabourg au Nord, Leur doctrine était un retour à l'enseignement primitif de l'Eglise. Ils n'admettaient pas la pré- sence réelle du Christ dans l'hostie, ni le culte des saints, ni le purgatoire, ni les vertus attachées à l'ordination ecclésiastique. Valdo et ses disciples — les Vaudois — enseignaient, en somme, dès la fin du xii" siècle, les principes qui feront, dans la suite, les bases de la religion protestante. Ajoutons que, aux yeux des clercs, les Vaudois paraissaient moins « pervers » que les cathares ou Albigeois proprement dits; nous ne parlons pas des chevaliers croisés qui ne feront aucune distinction dans le Midi, entre Vau dois et cathares, voire entre Vaudois, cathares et catholiques
Dès l'année 1I4."> saint Bernanl avait entrepris de combaltre l'hérésie. En I I Ijii le concile de Tours dénonça les dangers que faisait courir à la foi, la doctrine albigeoise qui « comme un cancer » rongeait une partie de la France Elle divisait les citoyens, jetait la discorde au sein des familles. En 1178, les progrès de la
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rengîon nouvelle étaient si grands que Louis VII et Henri II avaient projeté contre elle une croisade, mais cette expédition se réduisit à une chevauchée de missionnaires. Le résultat en fut médiocre. Le comte do Foix, le vicomte de Béarn. le vicomte de Béziers, le comte de Comminges se déclarèrent en faveur des hérétiques. Enfin Raimond VI — ayant succédé, en 1196, à son père le comte de Toulouse Raimond V — s'avoua «albigeois». La majeure partie du Midi était acquise à l'hérésie.
Avant de sévir, le pape Innocent III voulut encore recourir aux armes que peut fournir l'arsenal de la raison. L'évêque d'Osma, accompagné de l'admirable moine qui sera un jour saintDominique, alla dans les contrées contaminées. Ils y reconnurent avec bonne foi que les désordres du clergé, le luxe, la vie dissipée de nom- breux prélats, abbés et curés, étaient à l'origine du rnal. Et ils conclurent qu'il serait utile, en vérité, de ramener l'Eglise à sa pureté première, comme le voulaient les Vaudois, mais sans porter, comme eux, atteinte à l'intégrité de la foi , et ils don- naient l'exemple, allant par les chemins, pieds nus, en mendiant ce qui était nécessaire à leur subsistance, et en causant avec les hérétiques qu'ils s'efforçaient de ramener dans le bon chemin par la douce contrainte de la parole. Malheureusement d'autres hauts personnages de l'Eglise parlaient d'un ton différent. Ifs demandaient l'extermination des hérétiques ; membres gangrenés qu'il fallait retrancher du corps par le fer et le feu. de peur que le corps tout entier... on connaît l'affreux sophisme.
Parmi ces prélats, un troubadour converti, Folquet de Marseille s'exprimait avec d'autant plus de véhémence qu'il croyait devoir se hâter sur le chemin du Paradis, ayant battu précédemment de tout autres sentiers. En février 1206, il fut promu au siège épis- copal de Toulouse.
.- son instigation, le légat pontifical, Pierre de Castelnau, excommunie Raimond VI, comte de Toulouse (1207); en réponse un écuyer du comte assassine dans une hôtellerie Pierre de Cas- telnau (12 janvier 1208).
« Quand le pape apprit que son légat avait été tué, lisons-nous dans la Chanson de la Croisade des Albigeois^ la nouvelle lui en étreignit le cœur. Il tint la main à sa mâchoire et invoqua saint Jacques de (^ompostelle et saint Pierre de Rome. Et quand il eut fini son oraison, il éteignit le cierge qui brûlait. Etaient présents l'abbé de Ciseaux, et maître Milon qui parle latin, et douze car-
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dinaux, dont les sièges formaient un cercle où fut prise la résolu- tion en suite de laquelle tant d'hommes ont péri éventrés et tant de dames ont été dépouillées de leur manteau et de leur jupe ».
Au mois de juin 1209 une armée de croisés se réunissait à Lyon. 8t Je ne m'inquiète pas de dire comment ils furent armés, dit l'au- teur de la Chan'ion de la Croisade, ce que coûtèrent les croix d'orfroi (bande tissée d'or et de soie) qu'ils se mirent sur la poi- trine» .
Allusion à la manière dont avait été réuni l'argent nécessaire à l'expédition. De riches marchands, des banquiers, des usuriers, des Cahorcins, avaient avancé des fonds comme s'il se fût agi d'une entreprise commerciale. Dans la suite, ils recevraient, en manière de remboursement, des étoffes, du vin, du blé, voire des domaines et des châteaux pris sur les Albigeois. C'était, pensaient-ils, un bon placement.
Le 21 juillet, l'armée des croisés arrivait devant Béziers. Vai- nement le vicomte Raimond Roger proteste-t-il de sa fidélité à la foi . La ville est prise, saccagée, mise à feu et à sang. Dans la seule église de la Madeleine, où des femmes, des vieillards, des enfants s'étaient réfugiés, sept mille malheureux furent égorgés. La ville fut détruite. Après quoi, la guerre se poursuit, mêlée d'exécu- tions sauvages. Les défenseurs des châteaux forts sont pendus au gibet seigneurial ; les chevaliers pris dans les combats sont étran- glés et accrochés « aux oliviers fleuris » ; ou bien on les traîne sur les routes, pantelants, à la queue de leur cheval ; les bourgeois des villes sont brûlés vifs, en tas, au milieu de la prairie où leurs cadavres calcinés s'amoncellent en monceaux fumants ; de pauvres vieilles, précipitées au fond des puits, y sont broyées sous de grosses pierres. « L'herbe des champs devient rouge comme rosier, car on ne fait pas de prisonniers » {Chanson de la Croisade). Et dans l'exaltation, sous les pas sanglants des croisés, les miracles fleu- rissent comme des lis au cœur pur. Au plus fort des combats, dans le tumulte des assauts, les clercs chantaient le Sancte spirilus cl le Veni creaLor, sous les pennons de l'armée en marche, « en pro- cession et d'une voix si haute que, d'une demi-lieue, on en enten- dait le son » i Chanson de la Croisade).
Un hobereau des provinces du Nord, Simon de Montfort- TAmaury, n'avait pas tardé à se distinguer par l'ardeur de sa foi autant que par sa vaillance, son énergie et ses talents militaires. La foi de Simon de Montfort remplirait saint, Louis d'admiration
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et le bon roi se plairait à citer de lui le trait suivant : et Des Albi- geois abordèrent le comte de Montl'ort en lui disant qu'ils venaient pour voir l'hostie qui, à ce qu'on assurait, s'était transformée en sang et en chair entre les mains d'un prêtre à l'autel ; mais il leur dit : « Allez-y voir, vous qui ne le croyez; je n'en ai cure, moi qui « le crois fermement ».
Robuste en sa foi, Simon était dur en toutes choses, quand et quand adroit politique, prompt à suivre les bons conseils. Par les croisés il fut élu vicomte de Béziers et de Garcassonne, sei- gneuries dont Raimond Roger était dépouillé. La croisade avait trouvé son chef. Simon de Montfort mena la campagne avec une rapidité foudroyante. Les places tombent les unes après les autres entre ses mains et chaque rencontre avec les troupes méridionales, mal organisées, mal conduites, hésitantes entre la soumission et le combat, est marquée d'une victoire. En 1212, Raimond VI ne commandait plus qu à Toulouse et à Montauban. La conquête con- tinuait d'ailleurs de se marquer des plus atroces cruautés. L'his- torien officiel de la croisade, le moine Pierre de Vaux-Cernay donne le ton : « Avec une extrême allégresse nos pèlerins brûlaient une grande quantité d'hérétiques ».
Ces Français du Nord apparaissaient à la population plus raf- finée du Midi, comme des hommes d'une brutalité et d'une rudesse repoussantes. Ils lui inspiraient surtout de la répulsion par leur- ivrognerie. Sous un bruit de fer, sous un flot de sang fut noyée la « gaie science », le « beau dire » des troubadours, la poésie courtoise qui florissait dans les gentilles cours de Comminges et du Languedoc.
Le roi d'Aragon, Pierre II, résolut de marcher au secours de son voisin le comte de Toulouse, à qui il avait marié une de ses sœurs, et une autre de ses sœurs à son fils. Les rapports de tous genres entre le midi de la France et le nord de l'Espagne étaient, en ce temps, très fréquents; des liens de sympathie active s'étaient noués entre les deux versants des Pyrénées.
Au moment de revêtir son haubert, Pierre II écrivit à une noble dame de Toulouse qu'il partait en guerre pour l'amour d'elle : trait de chevalerie galante et digne du prince vaillant et courtois, ami des troubadours. La lettre tombera entre les mains de Simon de Montfort. Il en jugea plus lourdement : « Comment voulez-vous que je respecte un roi, qui, pour une femme marche contre Dieu! » En ce trait les adversaires se dessinent l'un et l'autre.
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Le roi d'Aragon, accompagné des comtes de Toulouse et de Foix, arriva sous les murs de Muret, où s'était enfermé Simon de Montfort. Les princes alliés disposaient de forces importantes : 2.000 chevaliers et 40.000 hommes de pied, ces derniers fournis par les milices communales et comprenant des sergents d'armes, des garçons et des servants.
Simon de Montfort n'avait avec lui qu'un millier de chevaliers et deux ou trois mille piétons; mais il n'hésita pas à sortir de la ville et à offrir la bataille à une armée dix fois plus nombreuse que la sienne. Le fanatisme l'exaltait. Il s'agenouilla devant l'évêque d'Uzès en disant : « Mon Dieu, je vous donne mon âme et mon corps ». Au premier rang des croisés, marchait l'évêque de Toulouse dans la splendeur des habits pontificaux, élevant au-. dessus de sa tête un morceau de la vraie croix. La bataille s'en- gagea le 12 septembre (1213). Les hommes du Nord attaquèrent avec fureur.
Simon de Montfort avait groupé ses chevaliers en une masse qui, d'un bloc, tomba sur les ennemis. Ceux-ci s'étaient divisés en deux corps, l'un sous les ordres du roi d'Aragon, l'autre sous ceux du comte de Toulouse. A la coutume de la chevalerie, on y com- battit par groupes indépendants les uns des autres, par mesnies, chaque seigneur féodal entouré de ses vassaux. Après avoir écrasé l'un des deux corps de chevaliers qui lui étaient opposés, Simon de Montfort écrasa l'autre, par la rapidité et la densité de son attaque.
Deux chevaliers, Alain de Roucy et Florent de Ville, qui avaient fait le serment de tuer le roi d'Aragon, parvinrent jusqu'à lui et lui tranchèrent la gorge. Ce fut pour les Méridionaux le signal de la débandade. Les comtes de Toulouse, de Foix et de Com- minges s'enfuirent des premiers. Un chevalier catalan vint annon- cer la défaite aux milliers de Toulousains l'assemblés dans les prairies de la Garonne et qui n'avaient pas encore pris part à l'action. Frappés de terreur, ils cherchèrent refuge dans lesbaleaux, amarrés au milieu du fleuve, dont on s'était servi pour amener de Toulouse vivres et munitions. Ils se bousculèrent, s'entassèrent dans les barques en surnombre, par centaines ils se noyèrent dans l'eau mouvante. Des survivants il fut fait un effroyable carnage. Le nombre des victimes parmi les Ai-agonais et lesToulousains se chiffra par milliers : vingt mille dit Pierre de Vaux-Cernay. A peine si les croisés perdirent cent hommes. Le cadavre du roi
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d'Aragon fut dépouillé par des pillards de sa riche armure et de ses vêlements; tout nu, on retrouva dans l'herbe verte son corps blanc couvert de sang
Victoire décisive. Simon de Montfort était maître du Languedoc, Ces guerres entre chrétiens et vassaux du même roi ne laisssent d'ailleurs pas de soulever des protestations. Guillaume le Clerc écrit :
Quant Français vont sor Tolosans [Toulousains] Qu'ils tienent à popelicans [tiéréliques] Et la legaci-e romaine [légat romain] Les i conduit e [et] les i maine Cest mi-e bien...
Les lieux Saints sont retombés sous l'empire du Croissant. Est-ce le moment pour des chrétiens de s'entre-tuer ?
Et quel rôle singulier est celui de ces gens d'Église qui marchent avec les hommes de guerre et les excitent au carnage ?
Mes ait [aille] li clercs à s'escripture E à ses psaumes, verseiller [chanter], E lest [laisse] aler les clievaler A ses granz batailles champels : E i seit [qu'il soit] devant ses autels.
Il faut convenir qu'une fois maître du Languedoc Simon de Montfort se montra habile organisateur. A Pamiers, en 1212, quatre ecclésiastiques et quatre barons français, quand et deux chevaliers et deux bourgeois du Midi, furent choisis pour rédiger des statuts destinés à la nouvelle conquête. Ce furent les fameux statuts de Pamiers oîi le Languedoc trouva une constitution mieux adaptée aux transformations sociales du siècle écoulé. Aux excès des hobereaux était mis un frein, et les habitants du pays saluè- rent presque avec reconnaissance la transformation qui s'accom- plissait. Mais les troubadours regrettèrent le temps des Cours d'amour, où leur gentille poésie couvait, en de beaux nids tran- quilles, ses brillants œufs d'or.
« Voici ce que je voyais avant mon exil, écrit Aimeric de Péguilhan. Avant mon exil (en Italie) si, par amour, on nous donnait un ruban, aussitôt naissaient joyeuses réunions et invitations. Il me semble qu'un mois dure deux fois plus que ne durait un an au temps où la galanterie régnait. Quel chagrin de voir les diffé- rences entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui. »
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Sous ces guerres de religion, on trouvera des causes plus profondes. Une société, différente en ses mœurs de celle du Nord, s'était formée au sud de la Loire. Les croisés se conduisirent en brutes, massacrant tout, « ils faisaient, lisons-nous dans la chronique des églises dWnjou, un effroyable carnage d'hérétiques et de catholiques, qu'ils ne s'attardaient pas à discerner », — et l'on ne saurait flétrir leurs excès avec une trop vive indignation ; mais, dans la violence des combats, ils rattachèrent la France du Midi à celle du Nord, par des liens qui ne devaient plus se briser; de leurs rudes mains sanglantes, ils firent place nette à l'influence de rile-de-France qui, à la suite de la royauté, allait conquérir politiquement, intellectuellement et artistiquement le pays tout entier.
Au fait, dès les premiers jours, Philippe Auguste traita Simon de Montfort en officier royal: il le considère comme un bailli. Simon de Montfort rend la justice en son nom. Le concile de Latran, réuni en novembre 1215, avait laissé Toulouse au comte Raimond et cela sur l'insistance du Souverain Pontife. Simon, qui voulait le domaine tout entier, vint mettre siège devant la ville. La défense de la place fut héroïque et joyeuse. « Tout le monde, lisons-nous dans laChanson de laCroisade, se mit à l'œuvre avec entrain: menu peuple, damoiseaux, damoiselles, dames, femmes mariées, garçons, pucelles et petits enfants. En chantant des ballades et de légères rotrouenges, ils travaillaient aux clô- tures, aux fossés, aux terrassements... » Enfin le jet d'une pier- rière, manœuvrée par de jeunes Toulousaines, alla frapper Simon de Montfort au front et lui mit la cervelle en bouillie au fond de son heaume bruni. « Il y a dans la ville une pierrière, dit l'auteur de la Chanson, une pierrière que fit un charpentier ; la pierre est lancée du haut de St-Sernin par les dames et les pucelles qui manœuvraient l'engin. Et la pierre vint tout droit là où il fallait et frappa le comte de Montfort sur le heaume d'acier, si juste qu'elle lui fracassa les yeux, la cervelle, les dents, le front, la mâchoire : voyez le comte étendu à terre, mort, sanglant et noir ». Deux chevaliers accoururent et recouvrirent le corps d'une écharpe bleue, poiircacher le décès. Mais la nouvelle s'en répandit, semant l'épouvante: les assiégeants brûlèrent leurs constructions, leurs bastilles de bois, et déguerpirent vers Carcassonne. « Tout droit à Carcassonne, ils le portent pour l'ensevelir, pour célébrer le service au uioutier St-Nazaire. Et on lit sur l'épitaphe que le
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seigneur de Montfort est saint, qu'il est martyr, qu'il doit res- susciter et fleurir dans la félicité de Dieu. Si, pour tuer les hommes et répandre le sang, pour perdre des âmes, pour con- sentir à des meurtres, pour croire des conseils pervers, pour allumer des incendies, pour détruire des barons, pour prendre des terres par violence, pour égorger des femmes, pour massacrer des enfants, on peut en ce monde conquérir Jésus-Christ, — le seigneur de Montfort doit porter des couronnes et resplendir dans le ciel. Et veuille le fds de la Vierge, qui fait briller le droit, qui a donné sa chair et son sang, veiller sur la raison et la droiture et, entre les deux partis, faire luire le bon droit». Aces lignes, qui ont été attribuées au troubadour Peire Cardinal, il est difficile de ne pas souscrire.
Ainsi le comte Raimond VII de Toulouse reprit le dessus et Ton verra le fils de Simon de Montfort léguer ses domaines au roi de France.
Crises cruelles : sans elles, l'unité d'un grand pays ne peut-elle donc s'accomplir?
A peine était-on sorti de la guerre albigeoise, qu'à l'autre extré- mité de la France, les armes allaient offrir un spectacle d'un autre réconfort.
Bouvines.
Le roi de France avait donné le trône de Flandre à Ferrand de Portugal en lui faisant épouser Jeanne, fille aînée du comte Baudoin, devenu empereur de Constantinople. Dans les premiers temps, Ferrand témoigna d'une certaine gratitude; mais bientôt, entraîné à vrai dire par ses sujets, que leurs intérêts commerciaux liaient à l'Angleterre, il avait accepté de devenir l'homme lige de Jean sans Terre, moyennant une rente en argent. Nous avons dit la prospérité matérielle des grandes villes flamandes : leurs drapiers et tisserands avaient besoin des laines anglaises; avant même l'union de Ferrand de Portugal avec la fdie du comte Baudoin, elles avaient fait alliance avec Jean sans Terre contre Philippe Auguste.
Renaud de Dammartin n'était pas un aussi grand prince que le comte de Flandre, mais il était hardi, entreprenant et, par la protection encore de Philippe Auguste, il avait vu augmenter ses domaines : il épousa la comtesse Ida de Boulogne, et à l'impor-
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tante seigneurie que sa femme lui apportait, Philippe Auguste, ajouta trois comtés normands : Aumale, Mortain et Varennes. Renaud de Dammartin était ainsi devenu un feudataire considé- rable. Mécontent de ne pas trouver en Philippe Auguste l'appui qu'il avait cherché au cours d'une lutte engagée contre le belli- queux évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, Dammartin entra dans les vues du comte de Flandre au service du roi d'An< gleterre. Ce dernier parvint également à prendre à sa solde le comte de Hollande, et l'empereur allemand Otton VI de Bruns- wick fut entraîné dans la coalition. Jean sans Terre crut que le moment était venu pour lui de tenter de récupérer les provinces françaises dont Philippe Auguste l'avait dépouillé. Les débuts des hostilités furent marqués pour les coalisés par un grand succès. Philippe Auguste assiégeait Gand ; une petite garnison française était établie à Damme, le port de Bruges, où se trouvait réunie la flotte de quatre cents navires que Philippe Auguste avait équipée pour une descente en Angleterre. Les Anglais survinrent et brû- lèrent presque tous les vaisseaux que la garnison de Damme se trouva impuissante à défendre. L'empereur allemand entra en campagne tandis que Ferrand dévalisait l'Artois. Renaud de Dam- martin mit le siège devant Calais. Les coalisés avaient conçu un plan grandiose. Pendant que Flamands, Allemands et Hollandais envahiraient, par l'Artois, la France du Nord, d'où ils s'avance- raient sur Paris, Jean sans Terre débarquerait en Poitou et, avec toutes ses forces, accrues des contingents qu'il pourrait lever en ces contrées, ainsi qu'en Aquitaine et en Anjou, marcherait sur le Parisis qu'il attaquerait par le Sud. En un gigantesque étau la puissance capétienne serait broyée. Aux seigneurs d'Aqui- taine, nobliaux actifs, remuants, d'humeur belliqueuse, maisbesoi- gneux cadets de Gascogne, Jean sans Terre envoyait de l'argent; mais Philippe Auguste s'efforçait lui aussi de conserver dans ces contrées des alliés fidèles, notamment le fameux Guillaume des Roches, opulent propriétaire foncier et vaillant capitaine, et son gendre Amauri de Craon.
Jean sans Terre débarque le 12 février 1214 à La Rochelle. Il pousse ses incursions en Saintonge, en Poitou, en Angoumois, en Limousin. Contre les envahisseurs, le menaçant par le Sud, Phi- lippe Auguste envoie son fils, tandis que lui môme marchera contre les Impériaux, Flamands et Hollandais qui menacent le Nord. La brillante victoire du prince Louis sur Jean sans Terre à la
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Roche-au-Moine en Anjou (2 juillet 1214) est d'un heureux augure. Abancloiuiant tentes et bagages, balistes, pierriers et trébuchets, Jean sans Terre s'enfuit à toute allure. Le 15 juillet, il se retrouve à La Rochelle. Philippe Auguste en reçut la nouvelle à Péronne. d'où il guettait les coalisés groupés sur la frontière du Hainaut.
Le plateau de Bouvines dominait d'une dizaine de mètres les plaines marécageuses tendues entre Lille et Tournai , un des rares points du pays où l'on ne pataugeât pas dans la bourbe et qui fût à découvert. L'armée d'Otton se tenait retranchée à Valen- ciennes : 80.000 hommes, dont 1.500 chevaliers. Philippe Auguste, dans le dessein de couper les Impériaux de leurs com- munications avec la Flandre et l'Angleterre, partit de Péronne le 23 juillet. Le 26, il était à Tournai. Otton et ses troupes se retournèrent et vinrent s'installer dans une forte position, défendue par des marais, sur la voie romaine qui conduit de Bavai à Tour- nai. Les armées ennemies étaient séparées par une quinzaine de kilomètres. Déjà les Impériaux escomptaient la victoire : le roi de France devaitêtre tuéet son royaumedivisé entre les vainqueurs. En ce beau partage, Paris reviendrait au comte de Flandre.
Cependant, le dimanche 27 juillet, dans la matinée, Philippe essaya de se replier sur Lille. Et les coalisés de le poursuivre sans ordre de marche. Leur seule crainte était que le roi de Fiance ne leur échappât. Philippe Auguste continua jusqu'à Bouvines, situé sur la partie la plus élevée du plateau, où il arriva vers midi. Ses troupes avaient commencé de passer sur la rive gauche de la Marcq. par un pont que le roi de F'rance avait fait élargir : le pont de Bouvines, qui était alors jeté à 98 mètres en amont du pont actuel Le roi avait ôté son armure et reposait à l'ombre d'un frêne en regardant l'opération du passage qui s'achevait, « Il trempait une soupe au vin dans une coupe d'or pur et il faisait moult chaud ». écrit Philippe Mousket ; quand accourut le fameux hospitalier. Frère Guérin, le principal conseiller de Philippe Auguste, l'Eminence grise du règne. Frère Guérin venait d'être élu évêque de Senlis. Il annonçait l'attaque de l'ennemi. Le roi saute à cheval. Il ordonne aux contingents de ses communes de repasser la rivière Pour donner à l'opération le temps de s'effec- tuer, l'arrière garde des Français, commandée par le vicomte de Melun, résistait avec une opiniâtre intrépidité à l'attaque des Impériaux. Otton, qui s'attendait à trouver une armée ennemie en retraite, divisée par le cours d'eau qu'elle aurait en partie fran-
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chi. fut surpris de se heurter à une armée entière, et en ordre de bataille.
Le roi de France se tenait au centre de ses troupes. Auprès de lui Galon de Montigny portait l'enseigne royale semée de fleur de lis d'or sur champ d'azur. Par une radieuse journée de juillet les Impériaux auraient le soleil dans les yeux : à Philippe Auguste était opposé l'empereur Otton, resplendissant dans une armure d'or et flanqué de l'enseigne impériale, un dragon surmonté d'une aigle d'or. Guillaume le Breton en donne la description. « Sur un char se dressait un pieu autour duquel s'enroulait le dragon. On le voyait de loin. Il dressait sa queue, bombait ses ailes; on eût; dit qu'il aspirait le vent en montrant les dents horribles de son énorme gueule. Au-dessus planaitun aigle. Ces animaux étaientd'un or étincelant, et qui brillait comme le soleil. » Parlant du dragon germanique le chroniqueur de St-Denis le montre « le visage tourné par devers les Français et la gueule baée comme s'il vousist tout mengier »
Frère Guérin commandait l'aile droite de l'armée royale. Sur sa cotte d'armes, en mailles grises, était jetée la tunique des Hospitaliers, rouge, croisée de noir. Il faisait face à l'aile gauche des coalisés que dirigeait le comte de Flandre. L'aile gauche des Français était sous les ordres du fameux prélat casqué, Philippe de Dreux, évêque de Beauvais ; elle aurait à se mesurer avec l'aile droite des alliés qui obéissait à RenauddeDammartin.
Les osts ennemis s'affrontaient sur deux lignes parallèles.
Dans l'armée française, Frère Guérin remplit les fonctions de général en chef. 11 avait disposé les troupes, non plus en laissant les diverses mesnies groupées autour de leurs barons respectifs, mais en les mélangeant aux désirs de la stratégie.
Les combattants comprenaient la gravité de l'heure. Dans leurs rangs on n'entendait pas le tumulte et la rumeur du fer qui marquent le début des combats; il y régnait un silence impres- sionnant. Philippe Auguste s'adressa aux siens :
« En Dieu est notre espoir, notre confiance. Le roi Otton et son armée ont été excommuniés.. Ils sont les ennemis de la religion. L'argent dont ils subsistent est extrait des larmes des malheu- reux...» Et, étendant les mains — tels les rois des chansons de geste — Philippe Auguste bénit ses sujets.
Les trompettes sonnèrent, les clercs entonnèrent les psaumes et le combat s'engagea.
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Contrairement à ce qui est généralement répété, les soldats des eomniunes — les milices du Beauvaisis, du Valois, du Sen- lisieu, du Vermandois et de la Picardie — ne jouèrent qu'un rôle secondaire. La légende des milices communales de 1214 fait pen- dant à celle des volontaires de 1792-1793. La victoire de Bouvines se décida par 1 impétueuse vaillance des chevaliers français. On les vit à plusieurs reprises, par escadrons massifs, comme un énorme projectile, traverser de part en part les rangs ennemis Emmi la mêlée Philippe Auguste, qui se battait en chevalier, s'empêtra dans la piétaille allemande. Un goujat l'agrippa sous la gorge, au défaut de la cuirasse, d'un de ces javelots dont la pointe était munie d'un double croc. Et il tirait de ses deux mains comme un bûcheron sur la corde nouée à la fourche d'un chêne. Le roi tomba de cheval et disparut sous une ruée de ribauds alle- mands: un morceau de sucre sous un grouillement de fourmis. Guillaumedes Barres, «la fleur des chevaliers », et Pierre Tristan à £;rands coups d'épée dégagèrent le roi qui se remit en selle; cependant qu'une poignée de chevaliers parvenaient jusqu'à l'em- pereur au cheval duquel, sous le frontal d'acier, Gérard La Truie crève un œil. Fou de douleur, l'animal se cabre et emporte Otton, Des Barres le poursuit et le rejoint au moment où la bête tom- bait épuisée. Il prend l'empereur à la gorge et le serrait à l'étouffer, quand des chevaliers allemands le forcent à lâcher prise; mais Otton, saisi d'épouvante, se sauva en poussant des hurlements, « Nous ne verrons plus sa figure », dit Philippe Auguste. L'em- pereur à l'aigle d'or courut jusqu'à Valenciennes.
A l'aile gauche des Français l'action demeurait indécise, quand déjà, au centre et à l'aile droite, la victoire était assurée. En cette aile gauche, l'évêque de Beauvais, d'une force prodigieuse, frap- pait sans relâche de sa lourde masse d'armes, broyant les cheval iers sous leurs carapaces de fer. Comme il était revêtu de la dignité épiscopale, le pape lui avait interdit de répandre le sang en se servant d'une arme tranchante. Les gens qu'il assommait n'en étaient pas moins dûment occis. vSalisbury, capitaine des Anglais, en fit l'expérience. Benaud de Dammartin, traître à son roi, se battit en désespéré. Il fut pris sur le soir, .ayant roulé sous son cheval. Le comte Ferrand se rendit aux frères de Mareuil.
Le nombre des morts n'était pas aussi grand qu'on l'aurait pu croire. « Chacun des chevaliers, dit Guillaume le Breton, a recou- vert ses membres de plusieurs plaies de fer, il a enfermé sa poi-
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trille sous des broignes de cuir, des gambisons, plastrons variés. Les modernes sont plus soigneux de se mettre à l'abri que ne l'étaient les anciens. A mesure que les maux deviennent plus agressifs, se multiplient les précautions, et l'on invente de nou- veaux moyens de défense contre de nouveaux moyens d'attaque. » On n'en était cependant pas encore aux tanks et aux avions, aux 420 et aux torpilles. Aussi la quantité des prisonniers fut-elle considérable. On n'eut pas assez de corde pour les ficeler : « Les gens à enchaîner, dit le Breton, étaient plus nombreux que leurs vainqueurs ».
L'enthousiasme dont la journée de Bouvines remplit la France entière est peut-être plus remarquable encore que la victoire elle- même. Explosion de joie où vibre, d'une émotion sublime, l'idée de patrie. Les poètes du temps, en chantant la douce France, tra- duisaient bien les sentiments de tous.
« Qui pourrait décrire sur parchemin, observe Guillaume le Breton, les hymmes de victoires, les danses innombrables, les chants des clercs, le carillon des cloches sous les coqs d'or, la parure des sanctuaires, les blanches tentures des demeures rehaussées de cendal et de soie, la jonchée des routes et des rues où se répandaient les fleurs brillantes et les vertes ramures ! »
C'était le temps de la moisson. Faucheurs et botteleurs, seyeurs et javeleurs, abandonnant leurs travaux, traversaient les champs en grande hâte, râteaux et faucilles à l'épaule, et venaient se ran- ger au bord du chemin. Essuyant de l'avant-bras la sueur qui gout- telait à leur front poussiéreux, ils contemplaient en ses chaînes « Ferrand enferré ».
Les paysans, les vieillards, les femmes et les enfants se moquaient de son nom, Ferrand, qui pouvait s'entendre égale- ment d'un cheval. Et il se trouvait que les deux roncins, qui le traînaient prisonnier en sa civière, étaient précisément de ceux auxquels la couleur de leur robe faisait donner ce nom.
« Que dire de l'accueil fait aux vainqueurs par les Parisiens ! », c'est un Anglais qui parle, a Les maisons étaient tendues de cendal aux vives couleurs, les rues brillaient de mille torches et lanternes, elles retentissaient d'applaudissements et de chants. Pendant tout le jour et la nuit suivante les échos répétèrent les sonneries des buccines et les hymmes de joie. » Les étudiants burent et dansèrent une semaine durant.
Le sort des vaincus fut terrible : Renaud de Daniinarlin jeté
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au fond d'un cachot, fut enchaîné à un tronc d'arbre que deux hommes n'auraient pu soulever ; le comte de Flandre fut incai*- céré dans la tour du Louvre où il devait rester treize ans ; l'empe- reur Otton détrôné au profit de son concurrent, Frédéric II de HoiienstautTen, s'enfuit de Cologne avec sa femme déguisée en pèlerine. Il mourra obscurément à Brunswick (19 mai 1218).
A la nouvelle de la victoire de Bouvines, les quelques barons aquitains qui gardaient encore le parti de Jean sans Terre, l'abandonnèrent aussi ; mais le Souverain Pontife intervint.
Le 18 septembre 1214, la paix entre les couronnes de France et d'Angleterre était conclue à Chinon. Jean sans Terre payait 60.000 livres à son rival, il lui abandonnait l'Anjou, la Bi'etagne, la plus grande partie du Poitou. Les deux victoires remportées par les armées françaises, à la Roche-au-Moine et à Bouvines, eurent une autre conséquence. Elles enhardirent la féodalité anglaise qui arracha à Jean sans Terre la ratification de la Grande Charte, où se limitait le pouvoir royal. « Pourquoi ne me demande-t-on pas aussi ma couronne? «disait Jean sans Terre.
L'année 1214 marque l'apogée du gouvernement de Philippe Auguste. De toute part on réclame la sauvegarde du roi : villes et villages, abbayes et corporations, veulent être directement placés sous son patronage, soustraits aux exigences des autorités locales.
Philippe Auguste a été un administrateur, un politique et un guerrier. Les historiens ont fait observer que, bien plus encore que Louis VI, il mérita d'être nommé le protecteur des com- munes. Le roi y trouvait aussi un intérêt militaire. Il vit dans les communes, entourées de leurs enceintes et de leurs fossés, do- minées par leur beffroi, un vrai donjon, des postes militaires au même titre que les « fermetés ». Au fait, sous son règne, on voit souvent les villes fortifiées arrêter l'ennemi — et ce sera de pré- férence la population des marches, celles des villes frontières, de l'Artois, du Vermandois, du V^exin, dont le grand roi favorisera les aspirations communales.
Mais l'acte le plus important de Philippe Auguste dans l'histoire de l'administration intérieure de la France a été la création des premiers baillis. La gestion, presque exclusivement domaniale, des prévôts était devenue insuffisante. Ce fut au moment de son départ pour la Croisade, que Philippe Auguste institua les baillis, superposés aux prévôts et étendant leurs fonctions sur une circons- cription plus étendue. Ces premiers baillis eurent des fonctions
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mal définies, à la fois juges, administrateurs, collecteurs de revenus. Ils étaient surtout des juges, juges ambulants, chargés de vérifier les sentences des prévôts. Philippe Auguste établit des baillis à Orléans, à Sens, à Senlis, à Bourges, à Gisors, en Vermandois, puis dans les villes du Nord, Amiens, Aire, Arras et St-Omer, ainsi qu'en Normandie, dans le pays de Caux et dans le Cotentin ; mais, dans l'origine tout au moins, l'autorité de chacun de ces baillis n'était pas circonscrite au territoire dont ils occupaient la ville principale. Les sénéchaux du Midi corres- pondaient, comme on sait, aux baillis du Nord, mais avec un caractère très différent, tout au moins dans les premiers temps. Ce sont'de grands et puissants seigneurs tels que Guillaume des Roches ou Aimeri de Thouars, auxquels le roi s'adresse dans leurs provinces respectives pour leur confier une autorité admi- nistrative supérieure, semblable à celle que le sénéchal de la cou- ronne tire de ses fonctions à la Cour de France : d'où leur nom, au reste.
Philippe Auguste eut une politique financière très active et qui doubla, et au delà, les revenus de la couronne : non seulement en faisant exploiter avec plus de soin les domaines du roi et en tirant des taxes féodales tout ce qu'elles pouvaient fournir; mais en créant des sources de revenu nouvelles.
Tandis que Louis VII avait protégé les Juifs, Philippe Auguste les exploita. Il menace de les expulser et les oblige à se racheter; il établit sur eux une taxe fixe qui, dès 1202 donne 1.200 livres, et 7.550 livres en 1217.
Il remplace les corvées par des contributions en espèces et se fait verser de l'argent par les villes en échange du service de l'ost. Son conseiller financier fut un Templier, le F'rère Aimard, qui paraît avoir été, avec Frère Guérin THospitalier, son guide le plus écouté. Louis VII déjà avait soldé des troupes à cheval, qui avaient formé une manière de contingent. Philippe Auguste donna à cette institution une fixité qu'elle n'avait pas encore connue.
Aussi le voit-on habituellement entouré dans les expéditions militaires, non pas de ses vassaux féodaux, mais d'une troupe de cavaliers, les chevaliers du roi, suivis de sergents et d'aiba- létriers : troupes mercenaires — dans les rangs desquels s'esquisse déjà la silhouette d'une armée réglée.
Après Bouvines, Philippe Auguste ne connaît plus d'adversaires qui ose se mesurer à lui. Il denieiirc dans ses châteaux de l'Ile-dc-
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France, d'où il dirige son gouvernement ; son fils Louis est chargé de poursuivre dans les provinces, et bientôt en Angleterre, sa poli- tique toujours active.
Profitant des démêlés de Jean sans Terre avec ses vassaux, le roi de France songe à revendiquer pour Louis, son fils, la cou- ronne du monarque anglais. Louis n'avait-il pas épousé Blanche de Castille, la nièce du roi Jean ? Innocent III venait de casser la Grande Charte à la sollicitation du monarque anglais. Les barons doutre-Manche entrèrent en rapport avec le roi de France. Celui- ci faisait valoir que Jean sans Terre avait été condamné par les pairs pour le meurtre d'Arthur, ce qui n'était d'ailleurs pas vrai. Conséquemment, le fils de Jean sans Terre ne pouvait hériter d'un père dépouillé de ses biens.
Mais le Souverain Pontife protégeait Jean qui avait déclaré prendre la croix pour la délivrance de la Terre Sainte. Surtout il ne désirait pas que la puissance du roi de France s'élevât sans contrepoids.
Philippe Auguste feignit de désapprouver son fils Louis, tout en lui fournissant guerriers et subsides.
Innocent III excommunia Louis qui s'embarqua pour la Grande- Bretagne, Ici, tout réussit au fils de Philippe Auguste. Et déjà le prince français pouvait se croire maître de la couronne des Plantagenêts, quand Jean sans Terre vint à mourir le 19 oc- tobre 1216.
Le légat pontifical fit aussitôt couronner à Westminster le jeune Henri III, âgé de neuf ans. Les événements allaient changer de face : que si les barons anglais préféraient le prince Louis au roi Jean, perfide, fourbe, sensuel et cupide, ils préféraient le gou- vernement d'un enfant de neuf ans à l'autorité d'un chevalier actif et énergique. Les armes de Louis de France subirent un grave échec sous les murs du château de Lincoln : les Anglais étaient commandés par Guillaume le Maréchal, et par un brigand, Fauquet de Bréauté. Puis la flotte française fut détruite en vue de Calais : elle était dirigée par un célèbre pirate, Eustache Le Moine (24 août 1217). L'historien de Guillaume le Maréchal a donné la description de l'action navale. Les vaisseaux s'attaquèrent à l'abordage. Les Anglais vainqueurs mirent les vaisseaux français au pillage, « mais tel, armé d'un croc, croyait tirera lui, sur le pont, une bonne couverture d'écarlate, quand ce n'était qu'un carré de sang. » Le 11 septembre suivant, Louis signa t un traité par
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lequel il renonçait à la couronne d'Angleterre moyennant une indemnité de lU.OOO marcs.
Les dernières années du règne furent occupées par des travaux importants. Philippe Auguste a été un grand bâtisseur, Paris lui doit beaucoup. On estime que la ville comptait sous son règne 120.000 habitants. Les rues étaient boueuses : des ornières noires où clapotait une boue liquide. Philippe Auguste les fit paver.
Au cimetière des Champeaux, sur l'emplacement des halles actuelles, se tenait, parmi les tombes, un marché de comestibles, où l'odeur des harengs, des choux et du fromage, se mêlait à celle des cadavres que les cochons venaient déterrer, tandis que de belles dames s'y promenaient aux heures propices en une élé- gance agressive. Philippe-Auguste, estimant que le cimetière ne présentait plus un aspect convenable « à un lieu où étaient ense- velis un grand nombre de saints » (G. le Breton), le fit entourer (1186) d'un mur en pierres carrées en dehors duquel durent se tenir les marchés, les cochons et les belles dames. 11 construisit la grande tour du Louvre et y déposa son trésor ; enfin ce fut lui qui entoura la partie septentrionale de la ville — de la Seine à la Seine — d'un mur continu (1190) percé, à l'entrée des routes, de bastilles, ce qui veut dire des portes fortifiées, enceinte dont quelques fragments ont subsisté.
Au milieu d'une activité rude, industrieuse, sans scrupule par- fois, mais toujours utile, la maladie vint surprendre l'admirable souverain. Il avait cinquante- sept ans. Une fièvre le consumait. Il traîna son mal pendant un an. Il mourut à Mantes, le 14 juil- let 1223.
Louis VIII.
Louis VIII donna sa confiance aux officiers de son père et pour- suivit son œuvre dans le même esprit. Frère Guérin devint chan- celier en titre. Le nouveau roi était un petit homme maigre, ner- veux, décidé, le nez en bec d'aigle, le regard brillant. Il prit du premier jour une attitude très résolue vis-à-vis des Anglais qui réclamaient les conquêtes faites sur Jean sans Terre. Il marcha avec une armée importante sur l'Aquitaine où des tonneaux de livres parisis contribuèrent a la victoire. Louis VIII conquit lo Poitou, le Limousin, le Périgord ; mais Bordeaux resta aux
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Anglais; après quoi le roi se tourna contre le Languedoc et la Pro- vence Il s'agissait encore des Albigeois. A la tête de forces con- sidérables, Louis vint mettre le siège devant Avignon. La ville résista avec une admirable énergie. 11 fallut creuser un fossé immense, fossé de circonvallation, prendre la famine pour auxi- liaire. Après Avignon, les principales villes du Midi, Nîmes, Narbonne, Carcassonne, Beaucaire, Castres, Montpellier, ouvri- rent leurs portes au roi et les châteaux suivirent leur exemple.
Restait à étudier l'organisation donnée au pays par Simon de Montfort. Les statuts de Pamiers furent précisés, complétés. Le pays resta divisé en sénéchaussées, subdivisé en vigueries; mais les franchises de plusieurs villes furent réduites. Amauri, fils, de Simon de Montfort, par défaut d'argent, venait de céder au roi de France ses droits sur les pays conquis. Louis VIII décida que tous les biens, tous les châteaux, toutes les terres confisqués pour cause d'hérésie reviendraient à la couronne. A ces ordonnances il ajouta malheureusement une décision qui condam- nait les hérétiques au bûcher.
Louis VIII revenait vers les bords de la Seine, quand il suc- comba à Montpensier, le 8 novembre 1226, aux suites d'une dysen- trie contractée au siège d'Avignon.
Sources. Léop. Delisle. Catalogue des actes de PhiHppe-Auguste, 1886. — Œuvres de Rigord et de Guill. le Breton, éd. H.-F. Delaborde, 1883-85, 2 vol. — Gisleherli Chron. llanoniense, éd. W. A.rndt, SS. rer. germ. in usiim scholarum, 1869. — Chronique de Hainaut par Gilbert, trd. Godefroy-Menilglaise, Tournai. 1874. 2 vol. —Hist.de Guill. le Maréchal, èd P. Meyer, 1891-1901, 3 vol. — Geoff. de Villeharfiouin. Conquête de Conslantirwple, éd. Nat. de Waiiiy, 3» éd., 1882. — Chanson de la Croisade contre les Albif/euis, éd. P. Me'yer, 1873, 2 vol. — P. de Vaux-Cernay, ap. Hist. de la Fr. (D. Bouquet) XIX, 1-113.
Travaux des historiens. A. Cartellieri. Philippe II Auguste, 1899-1910, 3 vol. — Du même. Abt Suger von S. Denis, 1898. — Ach. Luchaire, Louis VII, Philippe Auguste, Louis VIII, dans Hist. de Fr. dir. Lavisse, III', 1901. — Du même. La Soc. fr. au temps de Philippe Auguste, 1909. — H. Géraud. Ingeburge de Dane- mark, Bibl. Ec. des Gh., 1844, p. \-i.l. 93-118. — Borelli de Serres. La Héunion des provinces septentrionales à la Couronne par Ph. Aug., 1899. — H. Ma,lo. Renaud de Dammartin. 1898. — Ch. Bémont. La Condamnation de Jean sans Terre, Rev. hist., XXXH (i8S6), 33-72, 290-311. — H. Delpech. La Tactique au XII b siècle, 1886. 2 vol. — Dieulafoy. La Bataille de Muret. Mém. Acad. Inscr.de B. Lettres, XX.WI', 9d-13d. — Jos. Anglade La Bataille de Murel, 1913. — J. Longnon. Boulines. Rev. crit. des idées et des livres, 2o juin 1914, p. 641 sq. — Ch. Petit- DulailUs. La Vie et le règne de Louis VIII, 1894.
XIV
UN JUSTICIER VÊTU D'HERMINE : SAINT LOUIS.
Blanche de Castille
Un enfant de douze ans montait sur le trône le 8 novembre 1226.
Louis IX était né à Poissy, le 25 avrjl 1214. Sa mère, la veuve de Louis VIII, exercerait la régence durant sa minorité.
Blanche par son titre, puisqu'on nommait la veuve du roi défunt « la reine blanche », blanche par son cœur et blanche par son visage, écrit GuiHaume le Breton, la reine au nom clair, dit Thibaud de Champagne, était fille du roi de Castille Alfonse VIII. Elle avait été amenée en France à l'âge de douze ans et, depuis lors, n'avait pas quitté sa patrie d'adoption; mais elle avait con- tinué d'y vivre entourée de familiers venus de son pays d'origine. Elle conservera toujours un accent espagnol, que ne laissent pas de railler les écrivains du temps. Nature hautaine, ardente, activé, impérieuse; elle était maigre, sèche et âpre. Elle avait exercé un grand empire sur son mari, empire qu'elle maintiendra sur son fils. Profondément pénétrée des croyances de son époque, elle y avait élevé son enfant avec austérité.
Blanche conserva les ministres de Louis VIII, c'est-à-dire ceux de Philippe Auguste, au premier rang Frère Guérin. Ce grand homme mourut malheureusement en 1227. Auprès de lui, Barthélémy de Boye, chambrier de France depuis vingt ans. Déjà l'âge avaitdépouillé sa tête. Les grands féodaux, si rudement tenus en main par Philippe Auguste, crurent le momentvenu de regagner l'influence perdue. Pierre Mauclerc, comte de Bi-etagne, Hugue de Lusignan, comte de la Marche, qui avait épousé la veuve de Jean sans T(!rre, Tliibaud l(i (Chansonnier, comte de Champagne, formè- rent une coalition avec le comte de Bar et quelques autres. « Après que le roi fut couronné, dit Joinville, il y eut des barons qui requî-
UN JUSTICIER VÊTU DUK-nMINK : SAINT LOUIS 275
rent la reine ijue elle leur donnât grand'terre, et pour ce que elle n'eu voulut rien taire, si s assemblèrent tous les barons à Corbeii. Et me conta le saint roi (Louis IX) que lui, ni sa mère, qui étaient à Mont- Ihéi-y, n'osèrent revenir à Paris, jusques à tant que ceux de Paris les vinrent querre à armes. Et me conta que, dès Montlhéry, était le chemin plein de gens à armes et sans armes jusques à Paris, et que tous criaient à Notre-Seigneur que il lui donnât (au jeune roi) bonne vie et longue, et le défendît et gardât de ses ennemis ».
Les seigneurs coalisés ne se trouvèrent pas en force pour tenir tête à la puissance populaire groupée autour de l'idée royale. Le comte de Bar fut le premier à faire amende honorable; quant au chansonnier Thibaud, il tomba amoureux de Blanche de Castille.
Au mois de janvier (1227) fut mis en liberté le comte de Flandre Ferrand, moyennant les garanties nécessaires. Enfin, par le traité de Paris (avril 1229), l'habile régente mettait fin aux sanglants conflits dont la guerre des Albigeois avait semé les germes. Rai- mond VII, fils et successeur du comte de Toulouse Raimond VI, abjura l'hérésie. Blanche, sa fille unique, fut fiancée au frère de saint Louis, Alfonse de Poitiers, qui étendit ainsi la suzeraineté capétienne sur Beaucaire, Nîmes, Garcassonne et Béziers. Con- quête pacifique et qui fut complétée à Sens, le 27 mai 1234, par l'union de saint Louis lui-même avec Marguerite, la fille de Rai- mond Bérenger IV, comte de Provence ; cependand que Thibaud de Champagne cédait au roi, pour 40.000 livres, la suzeraineté des comtés de Biois, Chartres, Sancerre et de la vicomte de Châteaudun .
On n'en reprochait pas moins à la régente de trop prêter l'oreille aux prêtres et aux Espagnols ; de laisser choir le gouvernement entre les mains des clercs; de mettre à la tête de l'Etat des gens de rien. On la raillait sur le dévouement dont elle avait si brus- quement animé le comte Thibaud, ce gros homme, ventru et gourd, drôlement tourné pour un amoureux. Enfin c'était le reproche, qui se forma toujours si facilement contre les reines d'origine étrangère, de faire passer l'argent du royaume par delà les fron- tières. Les serventois de Hue de la Ferté ont donné à ces griefs une vive expression. Le poète s'adresse au roi :
Sire, quar faites mander Vos barons et accorder; El viegnent avant li per [pairs], <Jui suelent France guier [Qui ont coutume de gouverner la France],
276 LA FRANGE FEODALB
Et à [avec] lor mainie Vous feront aie [aide] ; Et faites les clers aller En lor églises chanter.
Quant à Thibaud de Champagne, est-il homme à porter heaume ou haubert? Mieux lui conviendraient la touaille et le bassin du barbier.
La passion du roi Thibaud pour Blanche de Castille a sa place, Don seulement dans notre histoire politique, mais dans notre his- toire littéraire. Elle lui inspira des chansons, dont il composait paroles et musique, et qui sont parmi les plus belles de tous les temps. « Il lui venait souvent en remembrance du doux regard de la reine, assurent les moines de St-Denis, et de sa belle con- tenance. Lors si entrait en son cœur une pensée douce et amou- reuse. Mais quand il lui souvenait qu'elle était si haute dame, de si bonne vie et si nette qu'il n'en pourrait jouir, si muait (chan- geait) sa douce pensée amoureuse en grant tristesse. Et pour ce que parfondes pensées engendrent mélancolies, il lui fut loé (con- seillé) d'aucuns sages hommes qu'il s'étudiât en beaux sons de vielle et en doux chants délitables (délectables). Si fit, entre lui et Gasse Bruslé, les plus belles chansons, les plus délitables et les plus mélodieuses qui onques eussent été oies en chançons et en vielle. Et les fit écrire en la salle à Provins et en celle de Troyes. Et sont appelées les chançons au roi de Navarre. Car le royaume de Navarre lui échut de par son frère qui mourut sans hoir de son corps » .
Aux chansons d'amour que Thibaud lui adressait, la reine Blanche aurait répondu, en honnête femme et sur un ton piquant qui maintenait le galant derrière la balustrade.
Thibaud de Champagne était extrêmement gros. Que deviendra, demandait-il à la reine, que deviendra le dieu d'amour quand nous ne serons plus, car si vous veniez à mourir je ne vous survivrais d'un instant? A Blanche on prête cette répartie :
Par Dieu Thibaut, selon nnon escient,
Amors n'est pas por [pourj nulle mort périe;
Ne je ne sais si vous m'allez gabant
[Si vous vous moquez de moi]
Car trop maigres n'cstes-vous encor mie...
Thibaud prétend que, s'il a repris de l'embonpoint c'est qu'il se nourrit d'espérance ; à quoi l'on répliqup •
UN JUSTICIER VÊTU UHliRMINE : SAINT LOUIS 277
Thibaut taisez ! ne devez commencer Raison qui soit de tous biens dessevrée, [Laissez un discours dépourvu d'honnêteté] Vous le dites pour moi amollier Encontre vous, qui tant m'avez guilée... [Qui vous êtes tant moqué de moi...]
Le roi Thibaud n'en rêve pas moins d'embrasser celle qu'il aime :
Je sais fort bien que ma dame aiment cent Et plus encore... c'est pour me courroucer, Mais je l'aim' plus que nul homme vivant : Si me doint [donne] Dieu son gent corps embrasser...
A quoi Raoul de Soissons réplique. « Je voudrais bien vous voir embrasser votre mie ! l'épaisseur de votre ventre dépasse la longueur de vos bras !... Embrasser une femme!... contentez-vous de la regarder ! . . .
Sire, vos avés [avez] moût bien pris
De vostre ami-e resgaider,
Vostre ventre gros et farsis [farci]
Ne pooit soffrir l'adeser
[Ne vous permettait pas de l'approcher]...
Le saint roi.
Louis IX ne fut déclaré majeur qu'à vingt et un ans. Joînville fait de lui un croquis pris à un banquet que le jeune loi donna à Saumur. Il était vêtu d'une cotte de samit jnde (satin violet), avec un surcot et un manteau de samit vermeil, fourré d'hermine. C'était le costume royal. Joinville ajoute : « Il avait un chapel de coton en sa tête qui moult mal lui seyait pour ce qu'il était jeune homme ». Le vêtement était très simple à le comparer avec celui des seigneurs assis autour du roi, à celui de Ihibaud de Champagne notamment, lui aussi en cotte et mantel de satin, mais avec bandes et fermail d'or et un chapel (couronnej d'or sur la tête. Ainsi Louis IX se montrera toute sa vie sous les plus modestes atours, avant même l'époque oîi, revenu de la croisade d'Egypte, il adop- tera des costumes d'une simplicité excessive. Il portait des robes de cendal — une grosse soie — bleu foncé, « enforcié de ses armes », c'est-à-dire de fleurs de lis; quelquefois du camelin,
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une étoffe de qualité ordinaire mêlée de laine et de coton, de cou- leur brune. On remarquait que, non seulement les seigneurs de sa Cour, mais des clercs comme Robert de Sorbon étaient vêtus « de plus riche camelin que le roi ». Il aimait à répéter qu'on devait s'habiller de telle façon qu'hommes d'âge mûr ne pussent dire « qu'on en faisait trop », ni jeunes gens « qu'on n'en faisait pas assez ».
Marguerite de Provence, qui aimait la parure, se plaignit au roi de ce qu'il s'habillait trop simplement :
« Madame, pour vous plaire, je me vêtirai donc d'étoffes pré- cieuses; mais, de votre côté, vous vous mettrez à mon goût et quitterez vos beaux atours ».
Le roi n'entendit plus jamais sa femme l'entretenir de ce sujet.
Saint Louis était de très haute taille. Il dominait son entourage de toute la tête. « Onques si bel homme armé ne vis, dit Joinville, car il paraissait dessus toute sa gent dès les épaules en amont ». Cette haute stature se retrouvera chez son petit- fils Philippe le Bel et chez son arrière petit-fils Philippe le Long. Il était mince, maigre, légèrement voûté II avait des gestes grêles et doux. Tel le rencontre, en 1248, Ira Salimbene, quand saint Louis s'apprê- tait à partir pour sa première croisade. Il était en costume de pèle- rin, avec cape et bourdon. « A vrai dire, ajoute le religieux italien,, on l'aurait pris plutôt pour un moine confit en dévotion que pour un homme de guerre fait au métier des armes »...
Saint Louis était blond ; mais il devint chauve de bonne heure. Les contemporains s'accordent sur la douceur de son regard ; ils parlent de ses « yeux de colombe ». La suave beauté de son visage impressionna les Arabes qui le virent en Egypte.
Deux traits dominent le caractère, la vie, le gouvernement de saint Louis : sa piété et son amour de la justice.
On a défini l'ancienne France une république aristocratique gou- vernée par des institutions judiciaires, sous la direction d\m magistrat suprême, le roi. Après l'évolution glorieuse du xii*" siècle, ces institutions ont atteint leur maturité. Voici la France patronale, dont nous avons vu les-germes éclore au x^ siècle, définitivement constituée. Sous le roi, qui assure justice à ses vassaux, et les vassaux qui assurent justice aux arrière-vassaux, la nation vit d'une vie intense et indépendante. En ne s'occupant que de justice, le '•oi met paix et concorde dans son royaume ; et, par la concorde et la paix, il lui donne gloire et prospérité. « Discordes il fuyait,
UN JUSTICIER VÊTU D'HERMINE : SAINT LOUIS 279
écrit Guillaume de St-Pathus, scandales il esquivait et haïssait dissenssions Pour laquelle chose les ondes d'assaut de toutes parts furent asserisiées et turbacions au loin chassées ».
a Cher fils, dira saint Louis à celui qui sera plus tard Philippe 'e Hardi, cher fils, s'il advient que tu viennes à régner, pourvois «juetuaies ce qui à roi appartient, c'est-à-dire que tu sois si iuste que tu ne déclines de justice pour nulle riens qui advenir puisse. S'il advientque aucune querelle, qui soit mue entre riche et pauvre, vienne devant toi, soutiens plus le pauvre que le riche et, quand tu entendras la vérité, si leur fais droit. Et s'il advient que tu aies querelle encontre autrui, soutiens laquerel le de Testrange (d'autrui) devant ton conseil, ne montre pas que tu aimes moult ta querelle jusques à tant que tu connaisses la vérité, car cil de ton conseil pourraient estre craintifs de parler contre toi et ce ne 4ois-tu pas vouloir ».
« Le roi, dit Joinville, gouverna sa terre bien et loyalement comme vous entendrez ci-après ». Et voici ce gouvernement :
« Il avait sa besoigne atiriée de telle manière que messire de Neele (Simon de Nesles) et le bon comte de Soissons (Jean II le Bègue) et nous autres, qui étions entour lui, qui avions ouï nos messes, allions ouïr les plaids de la porte, qu'on appelle main- tenant les requestes. Et quand il revenait du moustier (de l'église) il nous envoyait querre, et s'asseyait au pied de son lit, et nous faisait asseoir entour lui, et nous demandait s'il y en avait nul à délivrer qu'on ne pïit délivrer sans lui; et nous lui nommions, et il les faisait envoyer querre et leur demandait : « Pourquoi ne prenez- vous' ce que nos gens vous otïrent? » Et ils disaient : « Sire, il nous offrent peu ». Et il leur disait : « Vous devriez bien ce prendre que l'on voudrait faire ». Et se travaillait ainsi le saint homme, à son pouvoir,comment il les mettrait en droite voie et raison- nable».
Scènes célèbres qui produiront les requêtes de l'Hôtel quand le roine pourra plus «expédier» en personne les affaires venues à son palais, absorbé qu'il sera par les occupations de plus en plus nom- breuses dont l'agrandissement du domaine royal et le développe- ment de son autorité seront la source.
Après quoi Joinville met sous nos yeux le tableau si connu du bois de Vincennes :
« Maintes fois advint que, en été, il (le roi) se allait seoir au bois de Vincennos, après sa messe, et se accostoyait à UJS" chêne et
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nous fesait seoir entour lui et tous ceux qui avaient à faire venaient parler à lui, sans destourbier d'huissier ni d'autres. Et lors il leur demandait: « A-t-il nullui qui ait partie? » Et cil se levaient qui partie avaient et lors il disait : « Taisez-vous tous, et on vous déli- vrera l'un après l'autre ». Et lors il appelait monseigneur Perron de Fonteinnes (le célèbre juriste) et monseigneur Geffroy de Vil- lette (bailli de Tours en 1261-62; et disait à l'un d'eux : « Délivrez- moi cette partie ». Et quand il voyait aucune chose à amender en la parole de ceux qui parlaient pour lui, ou en la parole de ceux qui parlaient pour autrui, lui-même l'amendait de sa bouche ».
A Paris le bon roi en agissait de même. A cette intention il se rendait au Jardin de Paris, c'est-à-dire au jardin du logis du roi (Palais de justice , à la pointe de la Cité, terrain aujourd'hui occupé parla place Dauphine.
ce Je le vis aucunes fois en été, dit Joinville, que, pour délivrer sagent, il venait au Jardin de Paris, cotte de camelot vêtue, un sur- cot de tyretaine (drap, moitié laine, moitié fil) sans manches, un mantel de cendal (soie épaisse) noir entour son col, moult bien peigné et sans coiffe, et un chapel (en plumes) de paon blanc sur la teste. Et faisait étendre tapis pour nous seoir entour lui ; et tout le peuple, qui avait affaire par devant lui, était entour li en estant (debout) ; et lors les faisait délivrer en la manière que je vous ai dit devant, du bois de Vincennes ».
Tel fut essentiellement le gouvernement de saint Louis. Labeur incessant et qui s'étendait du grand au petit, depuis le menu peuple qu'il « expédiait » à l'huis de son palais ou sous la verte ramure des jardins et des bois, jusqu'aux seigneurs féodaux dont il apaisait les querelles, jusqu'aux bonnes villes où il s'efforçait d'éteindre les dissensions entre patriciens et artisans. « Bénis, dit-il, bénis les apaiseurs ».
Et comme il ne pouvait être en tous lieux à la fois, dans les innombrables coins et recoins de son royaume, il institua ses célèbres enquêteurs, qui voyageaient par les provinces chargés d'enquérir de la manière dont baillis, sénéchaux et prévôts ren- daient la justice. Saint Louis choisit généralement pour ces mis- sions des moines. Frères prêcheurs ou Cordeliers.
La réputation de justicier, que le pieux monarque s'acquit de la sorte, se répandit au delà des frontières. Les princes des marches impériales venaient lui soumettre leurs dlflérends. Dési- reux de terminer leurs querelles, ils ne s'adressent plus à l'em-
UN JUSTICIER VÊTU DHIÎRMINE ; SAINT LOUIS 281
pereiir allemand, mais au roi de St-Denis. Bien plus, on voit les étrangers venir en simples particuliers à la Cour du roi, malgi-é la distance ; venir à Reims, à Paris, àMelun, à Orléans, demander à la main divoire, dont l'action pacificatrice se fait sentir par toute l'Europe, de mettre fin àieursdillérends. Et nous arrivons au fameux « dit d'Amiens ». Les barons anglais luttaient contre le roi Henri III. qui ne se souciait pas de respecter les Provisions d'Ox- ford, un acte par lequel la noblesse anglaise avait entouré de nou- velles barrières l'exercice du pouvoir ro_yal. En décembre 1263, les deux partis, fatigués de leurs querelles, s'en remirent à la décision du roi de France. Celui-ci rendit sa sentence à Amiens, le 24 jan- vier 1264. Elle était toute en faveur de Henri III.
Quelques années auparavant le bon roi avait donné une preuve éclatante de son désir de justice, par la manière dont il avait essayé de terminer définitivement le long conflit entre les cou- ronnes de France et d'Angleterre, ce qui lui avait sans doute valu la confiance du roi et des barons d'outre-Manche.
Profitant des dissentiments qui avaient surgi entre la Cour de France d'une part et, de l'autre, quelques seigneurs du Midi et de l'Ouest, Henri III avait rompu avec Louis IX (16 juin 1242), jugeant l'occasion favorable à la reprise des provinces dont Phi- lippe Auguste avait dépouillé Jean sans Terre. Les Anglais débar- quèrent à la Rochelle. Ils se proposaient d'unir leurs forces à celles du comte de Toulouse et du comte de la Marche ; mais la victoire remportée par Louis IX, sous les murs de Saintes — et qui est connue sous le nom de bataille de Taillebourg — brisa la coalition 22 juillet 1242). Des trêves furent conclues à Bor- deaux; elles se prolongèrent jusqu'en 1259, date de la paix de Paris. La ratification en fut scellée le 4 décembre. Bien que vain- queur de son rival, saint Louis restituait à la couronne d'Angle- terre une partie des conquêtes de Philippe Auguste, le Limousin, le Quercy, le Périgord. Son frère, Alfonse, comte de Poitiers, n'avait pas d'enfants. S'il venait à décéder sans hoirs, le monarque anglais devait encore recevoir l'Agenais et la plus grande partie de la Saintonge, celle qui était située au sud de la Charente. En retour, Henri III renonçait définitivement, et au nom de ses successeurs, à la Normandie, à l'Anjou, à la Touraine, au Maine, au Poitou : de plus il se reconnaissait formellement vassal du roi de France pour les domaines que la couronne anglaise conser- vait en notre pays.
282 LA FRANCE FEODALE
Joinville nous apprend que le Conseil du roi fit la plus vive opposition à ces étonnantes concessions. « Sire, dirent les barons à saint Louis, nous nous merveillons moult que votre volonté est telle que vous voulez donner au roi d'Angleterre si grande partie de votre terre que vous et votre devancier (Philippe x\uguste) avez conquise siu^ lui et par son méfait. Dont il nous semble que, si vous entendez que vous n'y ayez droit, que vous ne faites pas bon rendage au roi d'Angleterre, si vous ne lui rendez toute la conquête que vous et votre devancier avez faite; et si vous entendez que vous y ayez droit, il nous semble que vous perdez ce que vous lui rendez ».
« A ce répondit le saint roi :
« — Seigneur, je suis certain que les devanciers au roi d'An- gleterre ont perdu tout par droit la conquête que je tiens : et la terre que je lui donne, je ne la lui donne pas pour que je sois tenu à lui ni à ses hoirs, mais pour mettre amour extrême entre mes enfans et les siens, qui sont cousins germains. Et me semble que ce que je lui donne je l'emploie bien, pour ce qu'il n'était pas mon homme, si en entre en mon hommage ».
Il n'en est pas moins certain que Louis IX commit en cette cir- constance une très grave faute et dont son pays eût été en droit de lui demander un compte sévère. Il rompait d'une manière efli'avante avec la politique de son grand-père que, toujours, il eût dû avoir devant les yeux; d'un geste il détruisait tant d'ef- forts accomplis par les Français de France pour l'unité de leur pavs, tant de peines et de souffrances supportées par eux, et p:éparait des calamités séculaires ; mais du moins Joinville a-t-il dévoilé les mobiles qui guidèrent le saint roi : et tout d'abord ce besoin d'union, de paix, de concorde, si profondément ancré en lui. Par un mouvement naturel à l'homme, il supposait aux autres un caractère semblable au sien, d'une- môme bonté et d'une égale droiture; il pensait que sa générosité fixerait une paix durable entre les deux pays ; il ne voyait que par sa bonté. Son grand- père, en politique perspicace, eût découvert tout au contraire les germes des discordes futures dans l'accord même qui était conclu. Saint Louis enfin ne pouvait comprendre que ces institutions féo- dales, qu'il voyait si bien établies autour de lui, ne tarderaient pas H se lézarder. Il avait consolidé, disait-il, les liens de foi et d'hommage par lesquels les rois anglais étaient soumis aux rois de France, et un vassal ne doit-il pas à son suzej-ain aide et
UN JUSTICIER VÊTU DHERMINE .- SAINT LOUIS nS
dévouement ? Mais dans peu d'années ces liens féodaux ne comp- teraient |)lus.
Pour bien comprendre les actes de saint Louis sur le trône, il faut encore tenir grand compte de sa foi religieuse. Ce sentiment a>ait acquis en lui une force dont nous ne pouvons plus que diffi- cilement nous faire une idée. Pour Louis IX la doctrine catholique ■était la vérité. Le plus léger doute ne pouvait affleurer son esprit. Il était convaincu que, tout auprès de lui, Dieu veillait sur les hommes, assistait ses fidèles, l'aidait lui-même à gouverner. Ainsi Dieu, la religion, le culte saint, formaient le but principal où ten- daient ses efforts. Sa mère, Blanche de Castille, l'avait élevé à des pratiques que les gens d'Eglise eux-mêmes jugeaient excessives. N'est-ce pas Guillaume de Saint-Pathus, le confesseur de la reine, qui nous montre le roi demeurant si longtemps à genoux, les coudes appuyés sur un banc et perdu dans ses prières, que les gens de sa suite, parmi lesquels de nombreux clercs, en bail- laient d'ennui? D'autres fois, dans sa chambre, des heures durant, il restait prosterné le visage contre terre, absorbé dans ses orai- sons ardentes, au point qu'en se relevant il en était tout étourdi, se frottait les yeux et demandait à ses chambellans : « Où suis-
Par abstinences, jeûnes et privations, haire et discipline, il en arriva à ruiner sa santé, au plus grand dam des affaires dont il avait charge. Sous l'empire d'une piété extrême il publia contre les blasphémateurs ces terribles édits qui leur faisaient percer la langue d'un fer rouge. Quelques historiens n'ont voulu voir dans ces édits qu'une menace, une formule de malédiction, une manière d'anathème ; mais ces édits ont été appliqués et d'une manière horrible et plus d'une fois ; au point que les gens d'Eglise en arri- vèrent à les trouver eux-mêmes excessifs. Enfin l'on ne constate pas sans tristesse que saint Louis autorisa l'établissement, dans le Midi de la France, des tribunaux de l'inquisition.
Nous avons dit que Louis IX se dirigea en son gouvernement sur les conseils de sa mère, la reine blanche. Son chambellan, Pierre de Laon, homme d'un grand sens et d'une profonde vertu, eut également grande influence sur ses décisions. Et puis les hommes d'Eglise.
Saint-Pathus rapporte que, certain jour, à l'issue du Parlement, une bonne femme nommée Sarrette, attendit le roi dans son palais, au pied du grand escalier, et quand il passa près d'elle : « Fi !
2S4 LA FRANCE FÉODALE
fi! lui cria-t-elle. Dusses-tu estre roi de France? Moult mieux lût que autre tût roi que tu es ; car tu es roi tant seulement des Frères Mineurs et des Frères Prêcheurs et des prêtres et des clercs. Grand dommage est que tu es roi de France et c'est grand'- merveille que tu n'es bouté hors du royaume ! »
Les sergents de garde voulaient jeter la bonne femme à la porte mais le saint roi les en empêcha et, s'approchant d'elle, il lui dit avec son doux sourire :
a Certes, vous dites voir : je ne suis pas digne d'être roi. Et se il eût plu à Notre-Seigneur, ce eût été mieux que un autre eût été roi que je, qui mieux sût gouverner le royaume ».
Et il ordonna de donner à la bonne femme quelque argent.
Le franc poète Rûtebeuf déclarait de son côté haïr les « pape- lards», les « pharisiens » et toute la « gent hypocrite », de noir ou de gris vêtue qui, dans les conseils du roi, remplaçaient les « Nayme de Bavière », les sages conseillers rompus à la guerre et aux affaires, glorieux auxiliaires de Charlemagne.
Au reste « papelard », saint Louis lui-même ne l'était guère. Sa piété était gaie et de jolie façon. S'il est vrai qu'il interdisait aux chevaliers de chanter dans son palais les « chansons légères à entendre » — « chantez plutôt des cantiques » — nous avons vu son goût pour les jongleurs, plus frivole en cela que son grand- père Philippe Auguste qui les avait bannis de la Cour, Après le repas, il ditïérait les lectures pieuses proposées par les moines, leur préférant de gais propos : « .11 n'est si bon livre après manger que quolibets ».
Il interpellait Joinville en présence de Robert de Sorbon : Sénéchal, lequel vaut mieux, prud'homme ou béguin?
Louis XIV dirait: « Honnête homme ou dévot »
Robert de Sorbon se prononçait pour les dévots, tandis que le sénéchal de Champagne exaltait l'honnête homme. Et saint Louis de se ranger à l'avis du second :
« Maître Robert, je voudrais bien avoir le nom de prud'homme, raaisqueje le fusse, et tout lerestant vous demeurât; carprud'hommej est si grande chose et si bonne chose que, rien qu'au nommer,^ emplit-il la bouche ».
Puisqu'aussi bien nous parlons de saint Louis à table, trans- crivons le menu d'un dîner que le bon roi oiïrit, dans le réfectoire d'un couvent de moines, à Sens, en 1248, à de nobles convives : à ses trois frères, au cardinal légat et à l'archevêque de Rouen.
UN JUSTICIER VÊTU D'HEHMINE : SAINT LOUIS 285
FraSalimbene y assista. «Au dîner nous eûmes d'abord des cerises, écrit-il, puis du pain très blanc. On nous servit quand et quand d'excellent vin et en grande abondance, comme il convenait à la magnificence royale. Et, selon la coutume des Français, plusieurs s'empressaient d'inviter et de poussera boire ceux qui ne voulaient pas. Ensuite on nous donna des fèves nouvelles cuites au lait, des poissons et des écrevisses, des pâtés d'anguilles, du riz au lait d'amande saupoudré de cannelle, des anguilles rôties accompa- gnées de fort bonne sauce, des tourtes et de la caillebotte, enfin quantité de fruits. »
Au reste la piété de saint Louis ne l'empêchait pas de tenir tète aux réclamations du clergé. Par occasion le Souverain Pontife trouva en lui un adversaire. Il arriva que le roi fut prié de se rendre en une assemblée de prélats qui se tenait à Paris. A peine fut-il entré que Tévêque d'Auxerre le harangua au nom de ses collègues :
« Sire, ces seigneurs, qui cy sont, archevêques, évêques, m'ont dit que je vous dise que la Chrétienté, qui dût être gardée par vous, se périt entre vos mains », Saint Louis, effrayé, se signa. Les excommunications donnaient lieu aux plus grands abus. Il n'y avait localité en France où l'on ne vît quantité d'interdits et le plus souvent pour des motifs d'ordre temporel. Or les prélats désiraient que, par la confiscation de leurs biens, le roi contraignît les excom- muniés à donner satisfaction à ceux qui les avaient frappés. Et saint Louis de répondre qu'il en agirait ainsi bien volontiers, mais après qu'il lui aurait été prouvé, dans chaque cas déterminé, que l'interdit avait été prononcé justement. En d'autres termes il exigeait que les causes lui en fussent soumises. Mais à cette prétention les prélats se récrièrent, et comme saint Louis donnait pour exemple le cas du comte de Bretagne, qui avait été injus- tement excommunié et cela au jugement delà Cour de Rome elle- même, à telle enseigne qu'elle l'avait ensuite absous, les prélats français n'insistèrent pas et segardèrent de revenir sur leur requête.
Saint Louis, sous l'empire de ses sentiments de piété et de charité, multipliait les fondations de monastères, d'églises, de maisons-Dieu, d'hôpitaux, d'hospices, dont le plus célèbre est demeuré celui des Quinze-Vingts, en faveur des aveugles. 1/ acquit en \ 239, de l'empereur latin de Constantinople, la couronne d'épines, et, en 1249, un morceau de la vraie croix. C'est pour servir d'écrin à la couronne qu'il fit commencer, en 1242, sur le Funck-Brentano. — Le Moyen Ago. 10
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plans de Pierre de Montreuil, la Ste-Chapelle, pur joyau du style gothique. La sublime bâtisse fut terminée en 1248. La construction en avait coûté 40 000 livres, ce qui ferait huit millions de notre temps.
A sa piété se joignait une humilité, à laquelle il se contraignait, car elle ne lui était pas naturelle. Il lavait les pieds aux pauvres, voire aux lépreux. Il les faisait manger à sa table. Dans les réfec- toires des couvents, il aimait servir les simples moines. Certain jour, en l'abbaye de Royaumont, les religieux étaient nombreux à table et il y avait peu de serviteurs pour leur porter les plats. Le roi allait à la fenêtre de la cuisine, où il prenait les écuelles remplies d'aliments. « Et pour ce que les écuelles étaient trop chaudes, il enveloppait aucunes fois ses mains de sa chape pour la chaleur de la viande (des aliments) et des écuelles, et espandait aucunes fois la viande sur sa chape. Et l'abbé lui disait qu'il honnissait sa chape et le roi répondait : « Ne me chaut, j'ai autre ».
Mais dans un second monastère, où il exprimait le désir de servir les moines au réfectoire, l'abbé lui conseilla de s'en abstenir: « Ce n'est pas affaire de roi : on en parlerait, qui en bien, qui en mal ; à quoi il ne faut donner lieu ».
Marguerite de Provence lui adressa une réponse semblable et d'un égal bon sens, le jour où il lui suggéra qu'ils feraient bien tous deux d'entrer en religion ; lui deviendrait moine, elle se rendrait nonnette. Sa femme lui remontra qu'ils avaient mieux à faire, et dans l'intérêt môme de la religion, que de s'en aller dans des monastères marmonner des oraisons.
Au reste la canonisation du saint roi et le culte qui lui a été voué, se trouvent amplement justifiés par son exquise bonté. Il dira dans ses « Enseignements » à la reine de Navarre, sa fille : « Chère fille, ayez le cœur débonnaire vers les gens que vos entendez qui sont en mesèse de cœur et de corps, et les secourez volontiers ou de confort ou d'aumône, selon ce que vos pourrez. » Conseils que toute sa vie il mit en pratique, et avec une bonne grâce charmante, une courtoisie avenante, avec gaîté, voire avec humour.
On a beaucoup exagéré l'teuvre législative de Louis IX. Le titre d'un recueil de droit, connu sous le nom d' « Etablissements de saint Louis », a fait illusion. Ce n'est qu'un recueil de coutumes locales, de l'Anjou et de l'Orléanais, auxquelles ont été ajoutées doux ordonnances, l'une relative à la prévôté de Paris, l'autre à l'interdiction des duels judiciaires. Questions de procédm'e, la
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seconde de grande importance il est vrai et qui coîisfi ruait un sensible progrès dans l'administration de la justice. La partie des Enseignements que saint Louis rédigea pour son fiis Philippe le Hardi, et qui atraitaux guerres intérieures, était animée du môme esprit. Nous avons vu que les guerres privées, sans cesse renais- santes, consistaient principalement, pour les seigneurs féodaux, à se ravager leurs domaines respectifs. Terrible fléau pour les habitants du plat pays. « S'il arrivait qu'il convînt faire guerre, dit saint Louis à son fils, commande diligeamment que les pau- vres gens, qui n'y sont pour rien, soient gardés que dommage ne leur vienne, ne par ardoir leurs biens, ne par autre manière. Car il appartient mieux à toi que tu contraignes le malfaiteur en prenant ses choses ou ses villes ou ses châteaux par force de siège, que de gâter les biens des pauvres gens ».
Saint Louis souffrait d'une maladie chronique sur laquelle Saint-Pathus donne les renseignements suivants. « Tout à coup le roi devenait sourd, perdait l'appétit et le sommeil. Il souffrait à en pousser des gémissements. Chacune de ces crises durait de trois à quatre jours, pendant lesquels le malade ne quittait pas son lit. Quand il était sur le point de guérir, sa jambe droite enflait, devenait rouge comme sang; puis, lentement, elle revenait à son état naturel; alors le roi était rétabli ».
Est-ce le mal dont il souffrait quand, en 1244, il résolut de prendre la croix "? Joinville raconte la scène. Louis IX était en tel « meschief » que l'une de ses garde-malades « lui voulait traire le drap sur le visage et disait qu'il était mort »; mais une autre, « qui était à l'autre part du lit », y contredisait et une dis- cussion s'engagea, au cours de laquelle le roi redonna signe dévie. « Et si tôt qu'il fut en état de parler, il requit qu'on lui donnât la croix, ce que l'on fit. » Un grand mouvement de joie saisit la reine mère quand elle apprit que son fils avait repris connaissance, mais pour faire place à un profond désespoir, quand on lui annonça qu'il s'était croisé. Vainement Blanche de Castille unit-elle ses efforts à ceux de la reine Marguerite, à ceux du confesseur du roi et à ceux des évoques de Paris et de Meaux, pour l'engager à différer tout au moins l'exécution de son projet jusqu'à son com- plet rétablissement. Saint Louis était un doux obstiné. « Seigneur évoque, disait-il à l'évoque de Paris, je vous prie de me mettre sur l'épaule la croix du voyage d'outre-mer ».
288 LA FRANGE FEODALE
La croisade d Egypte.
La situation des Chrétiens en Palestine était redevenue cri- tique à la suite de la bataille de Gaza (9 octobre 1244), où les Francs, unis à Melec-Mansour, soudand'Emesse, avaient étédéfaits. Gautier de Brienne, comte de Jaffa, y avait été fait prisonnier ainsi que les grands maîtres du Temple et de l'Hôpital. Parlant de cette alliance de Gautier de Brienne avec Melec-Mansour, l'his- torien arabe, Makrizi, observe que ce fut la première fois que Ton vit les enseignes du Christ flotter dans les mêmes rangs que les étendards musulmans.
Au concile de Lyon (1245) la croisade fut prêchée par Inno- cent IV. Mais il proclama quand et quand la croisade contre l'em- pereur Frédéric II qu'il venait d'excommunier ; si bien que Frédéric s'empressa de prévenir le sultan Nedjm-Eddin par un messager déguisé en marchand. Les croisés firent leurs prépa- ratifs sous les ordres de saint Louis, tandis que les Musulmans organisaient la résistance.
Le roi de France fit appel à ses vassaux, barons et bourgeois. Salimbene le vit parcourir l'évêché d'Auxerre en compagnie d'un Frère mineur qui prêchait la Guerre sainte et donnait la croix à qui s'engageait. Le peuple était de cœur avec le roi.
Vez-ci le tens (temps) ! Dieu vous vient querre. Bras estendus de son sanc tains !...
s'écrie Rutebeuf en son magnifique langage.
Les barons témoignaient d'un moindre enthousiasme. Il s'en fallait que tous fussent comme le sire de Joinville. Pour la veille de Pâques (18 avril 12i8), il avait mandé ses vassaux. Par une heureuse rencontre le môme jour lui naquit un fils, auquel il donna le nom de Jean. Aussi les premiers jours de la semaine furent-ils remplis par des fêtes, des beuveries, des caroles et des chansons. Mais le vendredi, 24 avril, Joinville réunit ses hommes pour déclarer qu'il s'en allait outre-mer et qu'il voulait, avant de partir, réparer les torts qu'il avait pu faire à l'un ou l'autre : sur quoi il s'en rapportait à leur propre jugement.
L'embarquement eut lieu à Aigues-Mortes, le 28 août 1248. Le roi emmenait sa femme et ses trois frères. La flotte devait faire escale on l'île de Chypre, où de grands approvisionnements
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avaient été préparés. De Chypre le roi se proposait d'aller atta- quer lEgvple. Le plan était bien conçu. Les clés de la Terre Sainte se trouvaient au Caire. En l'absence du roi, la régence du pavs de France était conliée à Blanche de Castille.
Des approvisionnements préparés en l'île de Chypre Joinville décrit l'aspect imposant, a Les celliers du roi étaient tels que ses gens avaient fait emmi les champs, sur la rive de la mer, e:rands amoncellements de tonneaux de vin, qu'ils avaient achetés deux ans auparavant, et les avaient mis les uns sur les autres, que quand on les voyait devant il semblait que ce fussent granges. Les froments et les orges, il les avaient mis par monceaux emmi les champs; et quand on les voyait, il semblait que ce fussent montagnes ; car la pluie, qui avait battu les blés de long temps, les avait fait germer par dessus, si que il n'y paraissait que l'herbe verte. Or avint ainsi que, quand on les voulut mener en Egypte, l'on abattit les crottes de dessus l'herbe verte et l'on trouva le froment et l'orge aussi frais comme si on l'eût nouvel- lement battu ».
La plus grande partie des barons engagés dans la croisade ne s'étaient pas trouvés à Aigues-Mortes, en sorte que le roi dut les attendre en île de Chypre jusqu'au mois de mai de l'année sui- vante; cependant que les Arabes, prévenus, multipliaient leurs moyens de défense. Enfin le vendredi 21 mai 1249, la flotte leva l'ancre.
Magnifique coup d'œil. Dix-huit cents vaisseaux, dont les voiles blanches couvraient la mer d'une multitude de « touailles », mille et mille linges dont la blancheur éclatait au soleil sur la grande mer bleue. Les pêcheurs arabes qui, en leurs barques taillées en tranches de melons, avaient quitté la côte africaine, prirent de loin la flotte des Chrétiens pour un innombrable vol de mouettes posé à la crête des flots.
Les Français arrivèrent en vue de Damiette, à l'embouchure de l'une des branches du Nil, le 21 mai 1249. Sous les ordres de l'émir Fakhr-Eddin, les Arabes, en ordre de bataille, occu- paient le haut de la plage. L'armée musulmane apparaissait en brillant équipage. « La noise, écrit Joinville, qu'ils menaient de leurs nacaires (timbales) et de leurs cors sarrazinois était épou- vantable à écouter ».
Les Français se précipitèrent dans des barques, se hâtèrent vers le rivage. Quand saint Louis vit que l'oriflamme y était
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arrivée, pris d'impatience il sauta en mer... Ayant de l'eau jus- qu'aux aisselles, il marchait, un heaume doré en tête, l'écu au col, une épée en main. Sur la plage, il dépassait les siens de sa haute stature. Un fort escadron de cavaliers turcs fonçaient sur les Francs, « Quand nous les vîmes venir, dit Joinville, nous fichâmes les pointes de nos écus ou sablon (dans le sable) et le fust (bois) de nos lances, les pointes vers eux. Maintenant que ils les virent ainsi comme pour aller parmi les ventres, ils tournèrent ce devant derrière et s'enfuirent ».
En un court engagement deux lieutenants de Fakhr-Eddin, émirs d'une vaillance renommée, furent tués. Les Arabes se mirent en déroute. FaUhr-Eddin fit passer à son armée le pont de vaisseaux qui conduisait à la rive orientale du Nil. Les Français se trouvaient maîtres de la rive occidentale. L'émir entraîna son armée vers le Sud, jusqu'à Achmoun-Tanah. Les habitants musulmans de Damiette, pris d'épouvante, s'enfuirent à sa suite, abandonnant leurs remparts. Les Français entrèrent dans la ville le 6 juin 1249, au matin. Ils y trouvèrent un amas considérable d'armes, de machines de guerre et (Je munitions ; mais les Arabes avaient mis le feu aux bazars où s'entassaient les victuailles.
« A la nouvelle de la prise de Damiette, écrit un historien arabe, la consternation fut générale au Caire. On songeait avec douleur combien ce succès devait augmenter leurs forces (des Francs) et leur courage. Ils avaient vu fuir devant eux l'armée musulmane. Ils se trouvaient les maîtres d'une quantité considé- rable d'armes et de munitions ». Le sultan du Caire, Nedjm-Eddin était tombé malade et son état empirait. Lui serait-il possible de prendre les mesures exigées? « Personne ne doutait, conclut l'Arabe, que le royaume ne devînt bientôt la conquête des Chrétiens ».
Le premier soin de saint Louis fut d'envoyer un message au sultan pour l'engager à faire la paix et à adorer la vraie croix, Nedjm-Eddin répondit :
« Au nom de Dieu tout-puissant et miséricordieux, le salut soit sur notre prophète et sur ses amis ! J'ai reçu votre lettre : elle est remplie de menaces et vous faites trophée du grand nombre de vos soldats. Ignorez-vous que nous savons manii^r les armes et que nous avons hérité de la valeur de nos aïeux! Nul n'a jamais eu l'audace de nous attaquer, qu'il n'ait éprouvé notre supériorité. Rappelez-vous nos conquêtes Nous avons chassé les Chrétiens
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des pays qu'ils possédaient; les villes les plus fortes sont tombées en notre pouvoir. Et pensez à ces paroles de l'Alcoran : « Ceux « qui combattront injustement périront ».
Tout malade qu'il était, le sultan prit les mesures les plus éner- giques. Il fit élrangler cinquante de ses officiers coupables d'avoir abandonné Damiette; il se fit transporter à bord d'un vaisseau de guerre, sur lequel il descendit le Nil, à la rencontre des croisés, jusqu'à Mansourah ; il fit gréer les vaisseaux disponibles, les bouda de soldats et de munitions; il fit travailler aux fortifications de la ville. Arabes et Bédoins accoururent à son appel. A Damiette saint Louis tenait conseil. Le comte de Bretagne et les principaux barons pensaient que le mieux serait de s'emparer d'Alexandrie, un port bien défendu, bien abrité, et où les vaisseaux, qui appor- teraient des vivres à l'ost, trouveraient un mouillage propice. Mais le comte d'x\rtois, frère de saint Louis, fut d'avis de marcher directement sur le Caire. « Et dit ainsi que qui voulait tuer le serpent, il lui devait écraser le chef ». Et saint Louis se rangea à cette opinion que son frère avait été à peu près seul à soutenir.
Et cet avis n'eût peut-être pas été le plus mauvais si le roi s'était décidé à marcher immédiatement sur le Caire, en profitant du désarroi où la défaite avait mis les Sarrazins. Mais on traînailla à Damiette. où l'on vit se reproduire le relâchement qui, en des circonstances semblables, avait énervé les précédentes croisades : des festins, des orgies; après des efforts sm'humains, un débor- dement de luxe et de plaisirs. « Les barons se prirent à donner les grands mangers et les outrageuses viandes ». La soldatesque tomba dans des excès semblables et de pire espèce. Joinville ajoute que, par cupidité, les seigneurs croisés louèrent à des prix élevés les magasins et le droit d'avoir étal dans la ville, en sorte que les marchands des pays méditerranéens renoncèrent à venir approvisionner Tost. Déjà les Turcs, sur leurs chevaux rapides, faisaient des escarmouches dans la plaine de Damiette, où ils surprenaient des Français en groupes isolés. Des prisonniers chrétiens furent amenés au Caire.
Nedjm-Eddin, qui dirigeait la résistance, expira en novembre 1249, dans sa quarantième année, après avoir désigné pour son successeur son fils Touran-Chah, qui résidait à Damas.
Saint Louis apprit la mort du sultan, malgré les précautions des Sarrazins pour la cacher. Il rassembla aussitôt ses troupes et ordonna de marcher sur le Caire. 11 vint camper à Fariskour, sur
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la rive orientale du Nil, à treize milles d3 Damiette. Le 13 dé- cembre, les Français étaient à Bermoun, à aouze milles de Man- sourah. L'émir Fakhr-Eddin avait pris le commandement des Musulmans sous la régence de la sultane favorite de Nedjm-Eddin, en attendant l'arrivée du nouveau sultan; il envoyait des lettres aux habitants du Caire pour les prévenir de l'approche des Français. Le trouble était dans la ville dont les habitants faisaient leurs préparatifs de départ. Les Français pouvaient croire au succès de leur expédition. Ils parurent devant Mansourah. Ils étaient séparés des Sarrazins par l'un des bras du Nil, celui que Makrizi appelle le bras d'Achmoun. Les croisés dressèrent leur camp, qu'ils fortifièrent, et entourèrent de fossés. Ils construisirent des machines de guerre, mangonneaux et trébuchets, et des tours mouvantes d'où ils lançaient des projectiles sur les Sarrazins. Pour les ravitailler, des bateaux montaient et descendaient le fleuve, jusqu'à Damiette. L'eau du Nil, délicieuse à boire, leur était d'un grand secours. Les croisés, à l'imitation des Arabes, la mettaient dans des vases en terre poreuse nommés des alcarazzas, qu'ils accrochaient à l'extérieur de leurs tentes. Par l'évaporation l'eau fraîchissait dans les vases, ce que le bon Joinville, ignorant des lois de la physique, attribue aux qualités merveilleuses de l'eau du Nil.
Impatient d'en venir aux mains, saint Louis résolut de jeter une chaussée par-dessus le bras du fleuve; travail immense et que les Musulmans rendirent inutile en creusant le sol sur la rive orientale à mesure que les Français poussaient leur entreprise. D'un camp à l'autre, par-dessus les eaux du Nil, croisés et Sarrazins s'acca- blaient de leurs engins meurtriers. Les Sarrazins se servaient de pigeons voyageurs ; ils connaissaient l'usage du feu grégeois, voire de la poudre à canon comme tendrait à l'indiquer ce passage de Joinville tant discuté :
« Nos esteingnours (ceux des nôtres qui étaient chargés d'éteindre) furent appareillés pour éteindre le feu; et, pour ce que les Sarrazins ne pouvaient tirer (directement) sur eux, pour les deux ailes des pavillons que le roi y avait fait faire, ils tiraient tout droit vers les nues, si que les pylets (traits) leur chéaient tout droit vers eux. La manière du feu grégeois était telle que il venait bien devant aussi gros comme un tonneau de verjus, et la queue du feu, qui partait de lui, était bien aussi grande comme un grand glaive. Il faisait telle noise [bruitj au venir, que il
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semblait que ce tùt la foudre du ciel; il semblait un dragon qui volât par l'air. Tant jetait grande clarté, que l'on voyait aussi clair, parmi l'ost, comme se il fût jour, pour la grand'l'oison du feu qui jetait la grande clarté. Trois fois nous jetèrent le feu grégeois, ce soir, et le nous lancèrent à l'arbalette à tour ».
Que pouvait bien être ce feu grégeois qui traversait l'air avec un bruit pareil à celui de la foudre?
Les croisés étaient impatients d'un combat corps à corps, là seule lutte où ils pouvaient espérer triompher. Ils se désolaient en constatant la vanité de leurs efforts à jeter une digue sur la branche d'Achmoun, quand un Bédoin, pour une forte somme d'argent, leur révéla un gué, non loin de Mansourah. Les Francs y passèrent le 8 février 1250. Quatorze cents cavaliers franchirent le bras du fleuve et, après avoir mis en fuite quelques groupes de Sarrazins qui s'étaient portés à leur rencontre, ils attaquèrent Mansourah avec une telle furie que, d'un élan, ils pénétrèrent dans la ville.
Au bain, Fakhr-Eddin se faisait teindre la barbe. En hâte, il s'habille, saute à cheval, essaye de rassembler ses soldats, mais il tombe percé de coups au milieu d'un groupe de croisés. Les Sarrazins fuient de toute part ; les Francs les poursuivent sur la route du Caire, au delà de Mansourah. Des pigeons voyageurs annoncèrent le désastre aux habitants du Caire et bientôt les premiers fuyards venaient le confirmer. Toute la nuit les portes du Caire restèrent ouvertes aux habitants qui se sauvaient aftolés. Joinville montre saint Louis, à la tête de ses chevaliers, s'avançant « à grand bruit de trompes et nacaires (timbales) ». Par-dessus tous les cimiers brille son heaume surmonté de deux fleurs de lis d'or, se coupant à angle droit; dans sa main une épée étincelle.
Il avait pénétré dans Mansourah, où le sultan Touran-Chah était arrivé la veille, venant de Damas. Déjà le roi de France avait franchi le seuil de son palais. Saint Louis croyait tenir la victoire : le sultan prisonnier, la route du Caire dégagée, la capitale de l'empire musulman sans défense, entre ses mains.
Les historiens arabes reconnaissent que si les chevaliers fran- çais avaient pu tenir jusqu'au moment où leur infanterie eût à son tour passé le Nil, les Musulmans étaient perdus. Alors se pro- duisit un tragique revirement. Sous la conduite de Bibars-Ebou- dakdari, qui serait bientôt roi d'Egypte, les cavaliers baharites, les fameux Mameluks, reprirent l'offensive. Une partie des Fran- çais poursuivaient les fuyards sur la route du Caire. Ceux qui
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restaient dans la ville furent assaillis. Les habitants unirent leurs efforts à ceux des soldats. Du haut des toitures plates, ils jetaient sur les Francs, pressés dans les rues étroites, des poutres, des pierres, des vases de terre, qui les faisaient choir et les froissaient sous leurs dures armures. Joinville encore trace le tableau de ces grands chevaliers, bardés de fer, sur leurs lourds destriers, assaillis par les Sarrazins agiles et qui, de loin, lançaient sur eux des mul- titudes de traits aigus. Six Turcs avaient saisi le cheval du roi à son frein, s'efforçant de l'entraîner, mais saint Louis s'en délivra à grands coups d'épée. Quand les chevaliers, qui avaient pour- suivi les fuyards sur la route du Caire, revinrent dans Mansourah, enivrés de leur victoire, leurs camarades ne songeaient plus qu'à sauver leur vie. Le comte d'Artois, le sire de Coucy, le sire de Salis^bury, Guillaume Longue-Epée étaient morts. Les Français battaient en retraite : la fleur de leur chevalerie avait péri. « Un second pigeon voyageur, écrivent les historiens arabes, porteur de la nouvelle de la victoire remportée sur les Francs, rendit le calme à la ville (le Caire) ; la joie succéda au désespoir; chacun se félicitait ; spontanément s'organisèrent les réjouissances pu- bliques».
Après avoir repassé le Nil, les Français se renfermèrent à nou- veau dans leur camp, oxi ils ne tardèrent pas à souffrir cruellement de la disette. Vainement ils attendaient les bateaux qui, en remon- tant le fleuve depuis Damiette, devaient venir les approvisionner. Voici ce qui s'était passé.
Touran-Chah avait fait construire plusieurs bateaux démontables. A dos de chameaux, par la plaine sablonneuse, il les avait fait transporter en aval ; où il les avait fait ragencer et remettre à l'eau. Ces vaisseaux, chargés d'hommes armés, arrêtaient les nefs pleines de victuailles qui, de Damiette, remontaient vers l'ost des croisés. Les communications entre le camp des Français et Damiette furent interrompues; bientôt la disette la plus terrible se fit sentir dans leur armée.
Les croisés ne pouvaient comprendre pourquoi aucun vaisseau ne leur arrivait plus de Damiette. « Nous ne sûmes onques nou- velles de ces choses, écrit Joinville, jusques à tant qu'un vaisselet au comte de Flandre, qui échappa d'eux par force d'eau, le nous dit et que les galies (vaisseaux) du Soudan avaient bien gagné quatre-vingts de nos galies, qui étaient venues devers Damiette, et tué les gens qui étaient dedans ».
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La disette, qui condamnait à une alimentation misérable, engen- dra sous les rayons du ciel africain latïreuse maladie des camps, la dysenterie. Un grand convoi de trente-deux bateaux charités de vivres fut encore intercepté parles JNIusulmans le IG mars (1250). A cette nouvelle un immense découragement s'empara des croisés. Saint Louis proposa des trêves à Touran-Chali : l'échange de Damiette contre Jérusalem. Le sultan, persuadé que les Chrétiens étaient perdus, rejeta ces propositions.
Les corps des hommes tués dans la journée du 8 février empes- taient l'ost. « Les cadavres, écrit Joinville, vinrent au-dessus de l'eau... flottant jusques au pont entre nos deux osts (l'armée des Sarrazins et celle des Français), et ne purent passer pour ce que le pont joignait à l'eau. Si grand'foison en y avait que tout le fleuve était plein de morts d'une rive à l'autre, et, de long, le jet d'une pierre menue ».
Le mardi, 5 avril, au soir, le roi donna le signal de la retraite sur Damiette. En des barques, les malades devaient descendre le fleuve, mais les Musulmans organisèrent la poursuite. Sur les rives du Nil, ils massacrèrent les malades, dans la nuit, à la lueur des incendies allumés. Un nouveau combat s'engagea à la hauteur de Fariskour. C'est la deuxième bataille de Mansourah (5-6 avril 1250). Refoulés de toute part, les Français se retirèrent en un vil- lage nommé Minieh, qui occupait le haut d'un monticule de sable. Saint Louis, très malade, chevauchait un petit roncin (cheval de traif; couvert d'une houssine de soie. Il était coiffé d'un bonnet écarlate, bordé de petit-gris. « Derrière lui, dit Joinville, il ne demeura de tous chevaliers, ne de tous sergents, que messire Gef- froy de Sergines, lequel amena le roi auKazel (village) de Minieh, en telle manière que le roi me conta que messire Getîroy de Ser- gines le défendait des Sarrazins, aussi comme le bon valet défend le hanap de son seigneur des mouches ; car toutes les fois que les Sarrazins l'approchaient, il prenait son épée qu'il avait mise en l'arçon de sa selle, et la mettait dessous son aisselle et leur cou- rait sus et les chassait loin du roi. Et ainsi mena le roi jusques au Kazel, et le descendirent en une maison... »
D'autre part Joinville nous montre Gaucher de Châtillon lut- tant seul, en une venelle du village, contre les Turcs qui l'assail- laient:
« Cette rue passait toute droite parmi le Kazel (village) si que on voyait les champs d'une part et d'autre. En cette rue était
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messire Gaucher de Châtillon, l'épée au poing, toute nue. Quand il voyait que les Turcs se mettaient en cette rue, il leur courait sus, l'épée au poing, et les « flatoit » hors du Kazel ; et au fuir que les Turcs faisaient devant lui, eux, qui tiraient aussi bien devant comme derrière, le couvrirent de traits. Quand il les avait chassés hors du Kazel, il se « desflichoit » de ces traits qu'il avait sur lui, et remettait sa cotte d'armes et se dressait sur son étrier et étendait les bras avec l'épée et criait : « Châtillon ! chevaliers ! où sont mes preudomes ? w
Hélas ! ses prudhommes étaient tués ou prisonniers. « Quand il se retournait et voyait que les Turcs étaient entrés par l'autre chef, il leur recourait sus, l'épée au poing, et les en chas- sait; ainsi fit-il par trois fois en la manière dessus dite ».
Entouré de quelques fidèles, le roi de France, s'était réfugié dans la maison d'Abi-Abdaellah, seigneur de Minieh. Affaibli par la dysenterie, il s'évanouit à plusieurs reprises. On le coucha « au giron d'une bourgeoisie de Paris, aussi comme tout mort ». L'historien arabe Saad-Eddin, ainsi que Joinville et Saint- Pathus, rapportent que lorsque le roi de France revint à lui, il aurait pu se sauver, soit qu'on le mît à dos de cheval, soit par bateau, comme le fit le légat du pape ; mais il ne voulut pas aban- donner les siens, restant parmi eux jusqu'au dernier moment. Enfin le bon roi se rendit prisonnier entre les mains de l'eunuque Djemad-Eddin-Muhsun-El-Sahil.
Saint Louis fut chargé de chaînes et son frère Alfonse de Poi- tiers. Ils furent enfermés ensemble, àMansourah, dans la maison d'Ibrahim-ben-Lokmar, secrétaire du Sultan, sous la garde de l'eunuque Sahil. Dix mille Français avaient péri en cette journée, tandis qu'à peine une centaine de Musulmans y avaient trouvé la mort.
« Le roi de France, écrit un Arabe, fut embarqué sur le Nil dans un bateau de guerre. Il était escorté d'un nombre infini de barques égyptiennes qui le menaient «n triomphe, au son des timbales et des tambours. Sur la rive, l'armée égyptienne s'avançait jouxte la flotte. Les prisonniers suivaient l'armée, les mains liées ». Sous les murs de Daixiiette, les Musulmans se trouvèrent embarrassés d'un trop grand nombre de prisonniers. La nuit, par groupes de trois ou quatre cents, ils les amenèrent sur le bord du Nil et, après leur avoir coupé la tête, les précipitèrent dans le fleuve.
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Le sultan ne permit à saint Louis de conserver auprès de lui que son seul cuisinier, Ysembart. Celui-ci lui préparait ses repas, principalement composés de gâteaux, de pain el de viande Les dents du roi lui branlaient dans la bouche; il était si maigre que « les os de l'échiné du dos semblaient tout aigus » ; il était si faible qu'Ysenibart devait le porter d'un siège à l'autre; mais sa force de caractère ne mollissait pas.
Enfin on traita de la rançon. Damiette serait rendu en échange de la personne du roi; quant aux autres prisonniers faits par les Sarrazins, leur rachat fut fixé à la somme globale de 500 000 livres, environ cent millions de valeur actuelle.
A peine le traité avait-il été conclu, qu'éclata parmi les Sar- razins une révolution de palais. La sultane favorite, Chageret- Eddin, veuve Nedjm Eddin, avait exercé la régence jusqu'à l'arrivée de Touran-Chah. Une discussion éclata à propos d'une reddition de compte. Le nouveau sultan montrait un caractère ombrageux. La sultane lia partie avec le chef des mameluks, Bibars. Le 2 mai 1250, saint Louis était sous sa tente avec son frère, quand éclata au dehors un grand vacarme. Les conjurés atta- quaient le sultan Celui-ci se réfugia au haut d'une tour de bois sur les bords du Nil. Les mameluks y mirent le feu. Touran-Chah> du sommet de la tour, se précipita dans le fleuve où il fut achevé à coups de fl.^iches. La sultane Chageret-Eddin fut déclarée reine d'Egypte. Elle était la première esclave qui eût régné sur le pays. Après l'avoir achetée, Nedjm-Eddin s'était attaché à elle, Bibars, le chef des mameluks, lui succéda sur le trône. Il fondait un pouvoir nouveau, celui de cette garde militaire qui avait entouré les sultans, jusqu'à ce jour oi"» elle s'empara du pouvoir. Les mameluks ont dominé e.i Egypte jusqu'au xix** siècle.
Et l'on passa à l'exécution du traité conclu. Les journées des 7 et 8 mai furent employées à verser aux Sarrazins une partie de la rançon. Dans la suite il fallut encore verser trois cent mille livres. A en croire les instructions données quelque cent ans plus tard (1360) aux commissaires chargés de lever les deniers pour la rançon du roi Jean, les frais occasionnés par l'expédition d'Egypte et par le rachat des prisonniers, produisirent en Erance un tel appauvrissement dans le royaume, qu'on fut contraint d'y fabriquer une monnaie de cuir. « Et en a encore d'icelle en la tour du Louvre », ajoute le rédacteur de la circulaire.
Saint Louis fit voile vers la Palestine qu'il conservait l'espoir
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de (iélivrer, taudib que son départ inspirait au poète arabe Essahib- Giemal-Edden-ben-Maboub des vers qu'on a traduits ainsi :
« Portez au roi de France, quand -vous le verrez, ces paroles tracées par un partisan de la vérité :
« Vous avez abordé en Egypte, comptant vous en emparer; vous vous étiez imaginé qu'elle n'était peuplée que de lâches, vous qui n'êtes qu'un tambour rempli de vent !
a Vous croyiez que le moment de ruiner les Musulmans était venu et, par cette fausse idée, se sont effacées à vos yeux les difficultés.
« Vous avez abandonné vos soldats dans les plaines de l'Egypte, oii leurs tombes se sont ouvertes sous vos pas.
« Que reste-t-il des soixante-dix mille qui vous accompagnaient? Des morts, des blessés, des captifs.
« Que Dieu vous inspire souvent de pareils desseins ; ils causeront la ruine des Chrétiens et l'Egypte n'aura plus rien à redouter de leur fureur.
« Sans doute vos prêtres vous annonçaient des victoires !
« Rapportez-vous-en à un oracle plus éclairé :
« Si le désir de vengeance vous pousse à retourner en Egypte, il vous assure que la maison de Lockmar (où saint Louis fut gardé prisonnier) est encore debout, que la chaîne est prête et que l'eunuque (qui gardait saint Louis) est éveillé. »
Saint Louis resta quatre années en Palestine, réparant ou bâtissant des forteresses. Acre, Jaffa, Césarée, Sidon. On le voyait mêlé aux maçons, portant les pierres et les bottées de chaux vive. Le bon roi prit souvent part aux combats qui se multipliaient autour de Saint- Jean-d' Acre .« En personne il portait les corps pourri s et tout puants pour mettre en terre es fossés. » 11 fit ofïrir, par messa- gers, au roi d'Angleterre de lui donner la Normandie et le Poitou s'il voulait venir se joindre à lui, avec ses hommes d'armes, en Asie Mineure. L'œuvre de Philippe Auguste en eût été anéantie. Heu- reusement pour la France, la |)roposition l'ut rejefée.
Sur la fin de novembre 1252, Blanche de Castille, régente du royaume en l'absence de son fils, mourut à Paris. Quand la nou- velle en parvint à saint Louis, il comprit que son devoir le rappelait enfin parmi ses sujets. Ce ne fut cependant que le 24 avril 12o4, qu'il se rembarqua pour la France avec femme et eiilants.
Il est difficile, à si grande distance, de juger l'œuvre de saint
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T>ouis en Egypte et en Syrie. Que si le succès ne répondit pas à ses efforts, du moins ces efforts n'ont pas été stériles. En Egypte, saint Louis laissa les grands souvenirs qui ont produit, sur la terre des Pharaons, des conséquences si glorieuses pour le nom français, actives encore de nos jours : en Syrie, il raffermit pour un demi-siècle, le pouvoir chancelant des princes chréliens contribuant, là aussi, au durable maintien de l'inlluence irançaise.
Le retour en France.
Rentré en France, saint Louis visita quelques parties de son royaume, poui* s'enquérir de la manière dont la justice y était rendue. Il put y constater les sacrifices que le pays avait dû s'im- poser pour faire face à l'expédition d'Egypte.
La piété du roi s'accentue, et son humilité et sa charité. Il ne s'habille plus que de couleur sombre, en bleu foncé, en brun, en noir. Les étoffes de ses robes sont de laine ou de camelin vul- gaire; les fourrures en sont de prix médiocre, c'est du daim, du lièvre ou de l'agneau. Il se restreignait également sur sa table, faisant manger les pauvres dans sa chambre et les servant lui- même.
Poursuivant son rôle de conciliateur, il passa avec le roi d'Ara- gon un traité semblable à celui qu'il avait passé avec le roi d'An- gleterre. On y trouve le même désir de concorda, la même soif de justice (traité de Corbeil, 11 mai l2o8). En échange des pré- tentions que le roi d'Aragon élevait sur diverses provinces de France, saint Louis renonça aux revendications de sa couronne sur le Roussillon et sur le comté de Barcelone. Le roi d'Aragon ne conserva en F'rance que la suzeraineté de Montpellier. Isabelle, fille de Jacques F"" d'Aragon, épousa Philippe, fils de saint Louis, qui serait un jour Philippe III, et le prince espagnol céda à sa cousine Marguerite, femme du roi de FVance, ses droits sur la Provence, et au roi de F'rance lui-môme, ses prétendus droits sur le Languedoc.
Enfin en 1262 se plaçait vm événement, dont les contemporains ne pouvaient encore découvrir les conséquences. Un pape français, Urbain IV, fit proposer à saint Louis, par un de ses notaires, Albert de Parme, le royaume de Sicile, considéré comme un fief du Saint Siège. Louis IX déclina les offres du Souverain Ponlife pour lui et pour ses enfants ; mais Charles d'Anjou, son frère, les
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accepta : origine de ces expéditions italiennes qui solliciteront les Français deux siècles durant et leur coûteront tant d'efforts, de sang et d'argent.
La croisade de Tunis.
La délivrance des lieux saints demeurait la préoccupation constante du roi. Le 2.'* mars 1267, fête de l'Annonciation, devant une nombreuse assemblée de hauts barons, en présence du légat du pape, saint Louis, selon l'usage des rois de France, prit lui- même la parole et exposa à ses barons les raisons qui militaient en faveur d'une nouvelle croisade. De ce jour il ne cessa d'y penser. Le roi mit trois années à préparer cette expédition nou- velle; mais il était très souffrant et c'est avec désespoir que ses auxiliaires les plus dévoués le voyaient s'obstiner dans ses réso-» lutions. Joinville l'écrit avec force : « Ils commirent péché mortel ceux qui lui conseillèrent la croisade ; parce que tout leroyaume était eu bonne paix et lui-même avec tous ses voisins..., grand péché firent ceux qui lui conseillèrent la croisade, vu la grande faiblesse de son corps. Il ne pouvait supporter d'être transporté en voiture, ni de chevaucher. Sa faiblesse était si grande qu'il souffrait que je le portasse entre mes bras de l'hôtel du comte d'Auxerre, jus- ques aux Cordeliers, où je pris congé de lui. Et, si faible comme il était, s'il fût demeuré en France, pût-il encore avoir vécu assez et fait moult de bien et de bonnes œuvres ».
Mais quand, en sa paisible obstination, saint Louis avait pris un parti, il devenait difficile de l'en détourner. Il pressait Joinville de s'embarquer avec lui. Le bon sénéchal refusa et les raisons qu'il en donne sont intéressantes à noter : « Corime j'avais été au service de Dieu et du roi outre-mer (croisade d'Egypte) les ser- gents du roi de France et du roi de Navarre (comte de Champagne) m'avaient détruit ma gent et apauvrie... Et leur disais (à saint Louis et au comte de Champagne qui le pressaient de se croiser) que si je voulais ouvrer au gré de Dieu, que je demeurerais cy pour mon peuple aider et défendre ; car si je metti:is mon corps en l'aventure... là où je voyais tout clair que ce serait au mal et au dommage de ma gent, j'en courroucerais Dieu, qui mit son corps pour son peuple sauver ».
Ces lignes sont précieuses : elles montrent comment, durant la croisade, les gens du roi, profitant de l'absence des seigneurs,
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continuaient d'étendre sur leurs domaines l'autorité souveraine; elles montrent aussi tous les services que les seigneurs pouvaient encore rendre à leurs tenanciers, quand, demeurant au milieu d'eux, ils s'occupaient avec zèle de leurs intérêts comme le bon sire de Joinville.
La flotte royale leva l'ancre, à destination des côtes d'Afrique, le l"' juillet 1270. Par son frère, Charles d'Anjou, — titulaire du royaume de Sicile — le roi s'était laissé convaincre de porter ses armes en Tunisie, afin d'y détruire dans leurs repaires les pirates barbaresques qui infestaient la Méditerranée. Les oirconstances, lui paraissaient d'ailleurs favorables à une attaque, car le pavs était affaibli par une affreuse disette. Le 21 juillet, saint Louis abordait en vue de Tunis et mettait le siège devant la ville.
Les Français fortifièrent leur camp. Le manque d'eau leur impo- sait de grandes souffrances. Des hauteurs voisines, les Arabes, par d'énormes machines, soulevaient des nuages de sables brûlants qui venaient se répandre sur les campements des croisés. Il est impossible de ne pas penser aux gaz asphyxiants des Boches. Et la peste fit son apparition. Néanmoins, sous les murs de la ville, les Français remportèrent une victoire brillante et déjà les Tuni- siens désespéraient de leur sort, quand, le 25 août 1270, le saint roi mourut sous sa tente, succombant à une extrême faiblesse, aggravée de dysenterie. Il expira sur un lit de cendres, les mains jointes, les yeux au ciel.
Son règne est demeuré l'un des plus populaires de notre his- toire. Il correspondit à l'époque où les institutions féodales, dont la royauté formait la clé de voûte, atteignirent leur maturité. Or ces institutions nul ne les a mieux personnifiées, ni plus complète- ment que saint Louis : nous avons essayé de montrer qu'elles étaient essentiellement fondées sur l'exercice de la justice, sur l'amour et le dévouement réciproque. Et cette circonstance a peut- être fait, plus que toute autre cause, la grandeur de ce règne et sa beauté.
Le fils de saint Louis.
Philippe III dit le Hardi, qui succéda sur le trône à saint Louis, son père, était comme lui pieux et bon ; généreux, il donnait aux pauvres et s'entourait d'hommes d'Eglise. Plus encore que son père, il avait les allures d'un moine couronné, malgré la passion
302 LA FRANGE FEODALE
que lui inspira sa seconde femme, Marie de Brabant. Au début de son règne i! fut dominé par son favori, le chambellan Pierre de la Broce, qui succomba sous des intrigues de Cour et fut pendu en juin 1278. Après quoi, Mathieu, abbé de St-Denis, eut la direction du gouvernement. Cet abbé continua les traditions de saint Louis, dont il avait été l'un des conseillers.
A la mort d'Alfonse de Poitiers, frère de Louis IX, son immense héritage, par défaut d'hoirs, revint à la couronne de France ; mais le roi d'Angleterre, Henri III, fit valoir des prétentions fondées sur le traité de Paris (1259). Après sa mort (1272), elles furent reprises par son fils Edouard P^ l'un des princes les plus remar- quables qui aient occupé le trône d'Angleterre. Conformément aux engagements pris par son père, Philippe III remit l'Agenais au monarque anglais (traité d'Amiens, 23 mai 1273). Une autre partie de l'héritage d'Alfonse, le Comtat-Venaissin, était cédée au Sou- verain Pontife.
La fin du règne fut marquée par l'expédition d'Aragon, dont on trouve l'origine dans la rivalité qui éclata en Sicile entre Pierre III d'Aragon et Charles d'Anjou. A l'instigation des émissaires espa- gnols, se produisit l'insurrection des Vêpres siciliennes où les Français furent massacrés ; bientôt après la flotte catalane triom- phait de celle de Charles d'Anjou ; Pierre d'Aragon se faisait pro- clamer roi de Sicile. Le pape Martin IV était de naissance fran- çaise. Il déclara Pierre d'Aragon privé de sa couronne et délia ses sujets du lien de fidélité. Philippe III accepta le royaume d'Aragon des mains pontificales. Restait à le conquérir. L'expé- dition contre Pierre III excommunié prit la forme d'une croisade. On a dit avec raison que la campagne de 1285, en Espagne, a été la première guerre de conquête entreprise par les rois de France hors de leurs frontières naturelles. Philippe III fit passer les Pyré- nées à une armée imposante. Le 28 juin il mettait le siège devant Girone. Un grave revers pour le roi de France fut la destruction, par Roger de Loria, de sa flotte de ravitaillement (4 septembre). Philippe III fut atteint de la maladie de l'ost; Girone fut pris, mais l'armée dut battre en retraite, l'état du roi empirant de jour en jour. Le fils de saint Louis mourut sur le chemin de Paris, à Perpignan, le 5 octobre 1285.
SouKCEs. Joinville. Vie de saint Louis, éd. N. de Wailly, 1881. — G. de St-Pa- thus. Vie de saint Louis, éd. Delaborde, 1889. — Makrizi. Uist.de l'Egypte, Irad. Blochel. — Les Etablissements de saint Louis, éd. Viollet, 1881-86. 4 voL
UN JUSTICIER VETU D'HERMINE : SAINT LOUIS 303
Travavx des HisTOKiKNs. Edg. Boutaric. Saint Louis et Alfonse de Poitiers. 1870. ^ H Wallon Saml Louis et son temps, 1875, 2 vol. — Elle Berger. Hist. de Blanche de Caslille, 1^'Jj. — Ch.-V. Langlois dans Hist de Fr. dir. Lavisse IIP.
19ûd. — L. Brehier. l'RiiUse et l'Orient au M. A., les Croisades, > éd., 1907.
Ch.-V. Langiois. Le Rejnede Philippe le Hardi, 1S87.
CHAPITRE XV
LES MINIATURES
Les premiers livres à miniatures sont exécntés dans les monastères. Imitation byzantine. L'art décoratif du xi» siècle. Sous Philippe Auguste l'art de la minia- ture commence à se laïciser. Le psautier d'ingcburge. Un atelier de miniatu- ristes. La fabrication des couleurs. Le g"i"it de la nature. La condition des miniiiturisles. La peinture à l'huile. Les miniaturistes Honoré et Jean Pucelle. Les peintres français de la Renaissance.
« Et ainsi comme l'escrivain aui a fait son livre, qui l'enlumine d'or et d'azur, enlumina ledit roy son royaume... », dit Joinville, en parlant des bonnes œuvres de saint Louis. La comparaison est charmante et bien en place à propos d'un règne où l'art de la minia- ture répandit un si charmant éclat.
Qu'était-ce qu'un miniaturiste? On donnait originairement ce nom au minialor, à celui qui traçait en rouge, au minium, les hautes initiales des manuscrits.
Sous les Mérovingiens et sous les Carolingiens, la plus grande partie des livres à miniatures furent exécutés dans les monastères. Nulle abbaye qui n'eiit son scriptorium, un atelier oîi travaillaient calligraphes et enlumineurs. Ils copiaient, en les alourdissant, des oeuvres byzantines. Ils mettaient leur originalité dans la compli- cation et dans l'outrance des formes et dessinaient des monstres bizarres en les entourant d'ornements tourmentés.
On ne rencontrerait pas avant le xi" siècle de miniaturiste s'inspirant de la nature et de la vie. Il est vrai qu'après avoir abandonné ses premiers guides, les Byzantins, l'artiste du xi' siècle ne s'aventure plus aux compositions en pleine page : son pinceau se réduit à orner les initiales; mais avec fantaisie, avec ingéniosité et souvent avec la plus agréable délicatesse.
L'une des raisons qui maintinrent si longtemps les enlumineurs dans ces voies étroites, c est (ju'ils furent presque tous, jusqu'au
LES MINIATURES 305
milieu du xii" siècle, des religieux. De là ce manque de flamme; non que les religieux n'eussent été capables de produire de grands artistes; mais la composition et les détails de leur œuvre leur étaient traditionnellement imposés : art hiératique.
Vers la fin du xii® siècle, sous Philippe Auguste, commence à briller, sur les blanches feuilles de vélin, un art nouveau. Le miniaturiste a quitté le monastère pour se laïciser. A Paris, sous Philippe Auguste, se fonde cette fameuse école de miniaturistes que Dante proclamera un siècle plus tard, la première du monde :
... e l'onor di quell'arte Ch'alluminare è chiamata in Parisi.
[Purgatoire, chant XI, v. 80.]
Le psautier d'Ingeburge de Danemark, conservé à Chantilly, offre un exemple remarquable de l'art des miniaturistes parisiens sous Philippe Auguste. L'on peut citer également un des joyaux de la Bibliothèque de l'Arsenal : le psautier dit de saint Louis, qui aurait appartenu à Louis IX, après avoir passé entre les mains de Blanche de Castille.
L'emploi des couleurs devient aussi plus varié. Jusque vers le troisième tiers du xii* siècle, les miniaturistes n'ont guère employé que les couleurs les plus simples, le bleu, le rouge, le noir, par- fois le jaune pâle, sans parler de leurs fonds d'or. Voici qu'appa- raît une couleur nouvelle, une couleur composée : le vert. Ainsi l'emploi du vert nous fournit un moyen précieux pour dater les miniatures de cette époque.
Jusqu'au règne de Philippe Auguste s'étend ce que nous appel- lerons l'époque primitive de la miniature. Le xiii^ siècle corres- pond à l'époque verrière. Le pinceau trace des pages qui sem- bleraient des modèles pour vitraux. Il paraît d'ailleurs certain que nos artistes s'inspirent à cette époque des sublimes verrières, gloire des cathédrales. En cette imitation, ils vont jusqu'à conser- ver, en leurs petits tableaux, les lignes noires qui représentent les sertissures de plomb où, aux fenêtres des églises, s'enchâssent les parcelles de verre coloré.
Quand et quand l'enlumineur cherche à s'afiPranchir des règles étroites que les traditions hiératiques imposaient à la composition des images. Dans une descente de croix le corps du Christ devait être tenu d'une façon déterminée, le manteau de la Vierge devait
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être d'une couleur donnée, la Madeleine agenouillée à un endroit fixé avec précision. A dater du commencement du xiii^ siècle, les artistes font des efforts pour varier les poses de leurs personnages, pour diversifier les groupes. Parfois le bleu, le rouge et le brun des robes présentent des nuances différentes de celles qui étaient jusqu'alors consacrées. Le premier artiste dont le pinceau osa vêtir la Vierge d'une robe qui ne fût pas de couleur bleue, apparaît comme un hardi novateur. Tentatives d'affranchissement encore vacillantes. Vers le milieu du xiii® siècle, il arrive que l'artiste er une scène de la Nativité, représente l'enfant divin reposant entre les bras de sa mère, au lieu de le montrer, comme il était de règle, couché dans la crèche sous les museaux de l'àne et du bœuf :
Entre le bœuf et l'âne gris Dort le petit-fils...
Geste nouveau, dont on n'imagine plus aujourd'hui l'audace révolutionnaire.
Enfin, à partir du règne de saint I^ouis, il arrive que l'on ren- contre, et de plus en plus fréquemment, à mesure que les années s'écoulent, des miniatures sur parchemin qui ne sont plus des sujets religieux.
On a souvent remarqué, à propos des miniatures des xii* et XIII® siècles, qu'elles sont presque toutes de très belle qualité; tandis que, à partir de la seconde moitié du xiv^ siècle, auprès d'œuvres de grande valeur, apparaissent un grand nombre de productions médiocres. C'est que, aux xii" et xiii^ siècles, seuls des princes souverains et de très hauts personnages pouvaient mettre des manuscrits à miniatures dans leurs bibliothèques. Plus tard, le parchemin se fabriquera à meilleur compte, les couleurs aussi, tout en perdant de leur qualité, et les livres d'heures deviendront plus communs, mis à la disposition de bourses plus modestes. Et, par une conséquence naturelle, la valeur en dimi- nuera.
Pénétrons à présent dans ces vieux ateliers, humbles berceaux de la peinture moderne. Nous y trouvons réunis, autour d'un maître ou patron, quatre ou cinq pauvres gens, hommes etfemnies. Ils sont penchés sur leur travail. On a fait parvenir au chef d'ate- lier, en feuilles volantes, le volume à illustrer. Le calligraphe a terminé son œuvre, en avant soin de laisser en blanc les pages.
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les marges, les carrés destinés aux images et aux initiales, où le miniaturiste devra appliquer son pinceau. Ces espaces laissés en blanc, le chef d atelier les examine avec soin, après quoi il répartit le travail entre ses collaborateurs. Souvent le scribe a noté, en regard de la place blanche, la scène que le miniatui-iste y devra figurer ; ou bien sur la place blanche elle-même. Cette indication, si elle est écrite en marge, devra être effacée; si elle e.st tracée dans l'espace blanc, sera recouverte par la peintui'e
Le chef datelier, qui a pris connaissance de ces notes, répartit les feuilles entre ses collaborateurs II y ajoute des instructions ver- bales, ou bien il les écrit sur le manuscrit, ou bien il y met des croquis tracés rapidement, soit en marge, soit sur la place même que la miniature doit occuper.
Par une heureuse négligence, ces croquis, qui devaient être effacés, ont parfois été respectés. Les feuilles de plus d'un manu- scrit les mettent aujourd'hui sous nos yeux. Et ces croquis, jetés en marge de la miniature qu'ils ont inspirée, lui sont presque tou- jours supérieui'S. Ainsi se distingue le travail du maître de celui de ses auxiliaires. Une expression venue jusqu'à nous, « fait de main de maître », s'explique par là. Guillaume de Machault, en son Livre du Voir dit, décrit une chapelle décorée avec art .
En une chapelle moult cointe (belle) D'or et de main de maître peinte...
Nous arrivons à la préparation des couleurs. On les détrempe à l'eau additionnée de gomme de pin ou de sapin, sauf le minium et la céruse pour lesquels on emploie de préférence le blanc d'œuf. Nous avons plusieurs livres de recettes que des artistes, ou des amateurs du temps, ont rédigés. Le premier est le célèbre traité du moine Théophile, Schedula diversarum au.nm. La rédaction n'en est pas aussi ancienne qu'on l'avait cru. II paraît difficile de la faire remonter au delà du xif siècle. L'érudition a même cru pou- voir identifier le moine Théophile avec un certain Rogkerus, orfèvre célèbre, qui vivait vers le début du xii* siècle dans le monastère bénédictin d'Helmershausen, près de Padeiborn.
Un second recueil, postérieur de deux siècles, puisqu'il remonte au xiv^, est celui où .Jean le Besgue donne les règles et recettes des miniaturistes pour la composition de leurs petits tableaux et de leurs couleurs.
3G8 LA FRANCE FÉODALE
Ce qui frappe dans les miniatures anciennes, c'est l'éclat des parties dorées. Elles brillent, de nos jours encore, comme des plaques de métal ardent. Feuilles d'or battues, assises sur parche- min. Théophile en parle de la manière suivante :
« Pour poser l'or ou l'argent, prenez du clair de blanc d'œuf battu, sans eau, enduisez-en, avec un pinceau, la place que doit occuper l'or ou l'argent. Humectant à votre bouche la queue du même pinceau, vous en toucherez un coin de la feuille coupée; l'enlevant alors avec une extrême rapidité, vous la poserez sur 1^ place préparée, et l'étendrez avec un pinceau sec. A ce moment il faut vous précautionner contre l'air : retenez votre haleine, car si vous soufïlez vous perdrez la feuille et ne la retrouverez que difficilement Celle-là posée et séchée, placez-en, si vous voulez, une autre dessus, de la même manière, puis une troisième, s'il en est besoin, afin que vous puissiez donner un poli plus luisant avec une dent (d'ours, de castor ou de sanglier^ ou une pierre (^agathe ou améthyste). »
« Commencez par frotter l'or tout doucement, dit le Besgue, puis plus fort, puis enfin si vigoureusement que la sueur en perle à votre front » .
L'éclat donné à la feuille d'or par le « brunissoir » a conservé, après des siècles, toute sa vivacité.
En faisant leurs commandes, les amateurs exigeaient que les matières employées fussent de toute loyauté : le peintre se ser- vira, lisons-nous dans tel contrat, de « fin or » et de couleurs « bonnes et suffisantes ».
Aussi nos artistes employaient-ils principalement des couleurs végétales. A en croire Jean le Besgue, le bleu aurait été tiré, tout bonnement, du bleuet :
« A faire couleur de bleuet comme d'azur, prenez jus de bleues net, et faites sur bois ou sur parchemin un champ de blanc de plomb, puis mettez le jus dessus ledit champ, trois ou quatre ou cinq lits, ou plus, si mestier est, si aurez couleur d'azur. »
Pour récolter les fleurs nécessaires à leurs jolies compositions, les miniaturistes allaient aux premiers feux de l'aurore dans les champs : où la rosée leur mouillait les pieds. « Allez au matin, soleil levant, aux champs et assemblez diverses fleurs de blé et autres herbes... » dit Jean le Besgue.
Ils tiraient le carmin de la sève du lierre.
De la beauté de la nature, qu'ils reproduisaient en leurs œuvres
LES MINIATURES 309
délicates, nos enlumineurs comprenaient bien le charme captivant, comme leurs confrères les sculpteui's des cathédrales. C'est toute la flore de notre pays, sa faune, les oiseaux, les papillons, les herbes fines, qui se répètent avec une gracieuse fantaisie en leurs pittoresques encadrements Ils ne prennent pas seulement dans les champs les fleurs nécessaires à la fabrication de leurs couleurs, ils y récoltent les modèles qu'ils rapportent en brassées brillantes dans leurs ateliers, où Us en copient les formes et les nuances avec une amoureuse fidélité :
... Li douz mois fu d'avril. Que li tens [temps] est souez [suave] et douz Vers toute gent et amourous ; Li rossignols, !a matinée, Ctianle si cler par la ramée Que toute riens [créature] se muert d'amer; La dame s'est prise à lever Qui longuement avoit veillié ; Entrée en est en son vergié, Nuz piez en va par la rosée...
Ainsi le moyen âge a eu, de la manière la plus charmante, le sentiment de la nature et l'a exprimé avec une fraîche sincérité, aux tympans de ses églises, dans les vers de ses poètes, aux fines enluminures de ses imagiers. Les livres d'heures s'ouvrent géné- ralement par un calendrier où sont notées les principales fêtes de l'année, et nos artistes, pour caractériser chacun des mois, y célèbrent les travaux rustiques et les satisfactions qu'ils peuvent donner.
La nature dort en janvier ; aussi reste-t-on chez soi, dans la mai- son close, le dos au feu, le ventre à table. Intime et pittoresque image par laquelle les enlumineurs représentent le premier mois de l'année. Jean Corbichon dit que « février est fait en pein- ture comme un vieillard qui se sied au feu en chauff'ant ses pieds pour ce que adonc le froid est en sa vigueur pour ce que le soleil est trop loin de nous ». Autour de la maison, lumineuse, s'étend la campagne. Le ciel est bas, la plaine dort sous la neige où les corbeaux mettent les taches noires de leurs ailes repliées. En mars les champs s'éveillent. Ce mois est représenté par les vignerons qui écoudent les sarments ou par un bûcheron qui foule de son pas traînard les feuilles brunies de la forêt. En avril le miniaturiste se plaît à montrer les halliers qui se colorent, la
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prairie de vert tendre, où i'émail des tleurs sème un mouchetis de vives couleurs. Temps du renouveau et de l'amour en ses premiers émois : les fiancés échangent les gages d'une tendresse qu'ils croient éternelle, un bouquet de fleurs, des couronnes de verdure, une bague d'or, un collier d'argent. Autour d'eux garçons et fillettes tressent des « chapels » de fleurs. Le mois de mai est symbolisé par une cavalcade sous les voûtes verdoyantes de la forêt. Les dames ont revêtu la livrée de mai, couleur « vert gai » ; leur tête est chargée de fleurs. Fête de la reine de mai. Le 1'^'" mai chacun était tenu de porter sur soi une branche de verdure, sous peine d'être victime d'un charivari, d'où le dicton : « Je vous prends sans vert ». Ou bien les jeunes gens dansent dans les prés en chantant leurs rondes caroles :
En may quant florissent prey [près]
Et rose est nouvelle, Chevauchoi-e lès un blé ToL [tout au long d] une sentele [sentier]. Lors vis une pasLorele Qui grant joi-e denienoit
Et chantoit : « Margueron honi-e soit Qui de bien amer recroit [se refuse à ».]
Marguerons a escoutey
Celi qui l'apele ; Cist chant h vint molt à grey (a gré).
De joie en sautele. Lor vis une autre donzele Qui chape! de flour [fleurs] faisoit
Et disoit : « Margueron. honi-e soit Qui de bien amer recroit ».
Quelquefois aussi le mois de mai est représenté par la chasse au faucon ; « On le met cti peinture comme un jeune honnne à cheval qui porte un oisel sur la main » (Corbichon).
Juin est caractérisé par la fenaison. « On le met en peinture comme un faucheur qui fauche les prés, car adonc sont les herbes mûres et bonnes à cueillir », Quelques artistes placent en ces jours la moisson : voyez le « sayeur qui siet les blés à une fau- cille», les blés ({ui inclinent leurs lourds épis; non loin, des filles lient les javelles, les paysans tondent leurs moutons. D'autres
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miniaturistes, d'humeur plus précoce, nous montrent déjà en juin le hersage. Généralement la moisson est réservée pour juillet. En août, dit Corbichon, « les blés sont recueillis es granges et pour ce melon en peinture comme un batteur qui bat le? blés d'un flaiel ». D'autres fois, c'est la chasse au faucon. Septembre est figuré « en peinture comme un vendangeur qui coupe les raisins et les met en un panier ». Parmi les échalas garnis de pampres que l'automne froisse et colore, on voit vignerons et vigneronnes penchés sur les grappes savoureuses dont ils remplissent leurs bannettes ; ou bien sous les hangars aux charpentes brunies par le temps, les raisins sont foulés dans les cuves. D'autres fois les vendanges sont remplacées par la cueillette des pommes. Ou bien l'artiste a déjà peint en ce mois les semailles. Ces dernières sont cependant le plus souvent datées d'octobre. « On met octobre en peinture, dit Corbichon, comme un homme qui jette semence eu terre ». Paysans graves et tristes qui, d'un geste large, répandent les germes des moissons nouvelles. Auprès d'eux la herse attelée de bœuts ou de chevaux, qui renversera la terre sur les semis. Et déjà, sous l'œil même du laboureur, des vols de moineaux sont venus s'abattre sur le champ pour y picorer, Plusieurs de ces petites images, où l'on voit la vie rustique du vieux temps, font déjà penser aux paysans frustes, aux paysages robustes et tranquilles, à la grave poésie de François Millet.
Quelquefois aussi ia glandée est pour octobre, bien qu'elle caractérise ordinairement novembre. Sous les voûtes des chênaies, dorées sur cette fin d'automne, un paysan d'une longue gaule abat les fruits des arbres élevés. Il en a jonché le sol où son troupeau s'en repaît avidement. « En peinture, dit Corbichon, on fait ce mois comme un villain qui abat les glands des chênes pour nourrir ses pourceaux ». Plus rarement l'enlumineur représente en novembre « la mort du porc » : jour de la fête à la ferme, où les boudins noirs sont tirés tout brûlants de la panne qui grésille et arrosés d'une grande quantité de cidre ou de clairet ; mais cette image, chère à nos aïeux, était plus souvent gardée pour décembre. « En peinture on met décembre comme un boucher qui tue son porc d'une cognée » ; parfois la bête rôtit à la broche devant l'âtre joyeux. Décembre peut être représenté aussi par l'enfournage du pain, ou par l'hallali bruyant dans la forêt, les chiens se ruant à la curée, sous les yeux des valets de chasse qui enflent leurs ioues à sonner du cornet.
312 LA FRANCE FÉODALE
Des images religieuses, si soigneusement enluminées par nos miniaturistes, sortira la grande peinture de la Renaissance. On admire souvent la composition de tel ou tel tableau célèbre du xvi siècle, de la Cène par Léonard de Vinci, par exemple, ou de la Mise au tombeau par Titien ; et Ton en fait honneur au génie de l'artiste ; alors qu'elle n'est que la reproduction des dispositions adoptées dès le xiii^ siècle et perfectionnées d'âge en âge par les humbles miniaturistes du vieux temps.
Quant aux scènes historiques, elles se distinguent par un ana- chronisme d'autant plus audacieux qu'il est plus inconscient. Quelle que soit l'époque représentée, qu'il s'agisse de l'Egypte des Pharaons ou de la Rome des Césars, meubles et costumes sont invariablement ceux de l'époque où nos enlumineurs ont vécu. Quelquefois, par un scrupule naïf, l'artiste endosse aux per- sonnages de l'Antiquité des costumes vieillis d'une ou deux géné- rations; comme si, pour représenter les contemporains de Thémis- tocle ou de Romulus Augustule, nous leur donnions les modes du règne de Louis-Philippe ou du second Empire. En nos vieilles miniatures Pompée apparaît entouré de cardinaux vêtus de longues robes écarlates ; Jules César fait son entrée dans la Ville Eter- nelle à la tête d'un train d'artillerie et Néron pérore sur le devant d'un retable où est représentée la Crucifixion. Naïvetés com- parables à celles des vieux Noëls que l'âme populaire a créés vers la même époque, où la Vierge et saint Joseph errent à Béthlehem, d'une auberge à l'autre, du « Lion d'or » à « l'Ecu de France » et au « Cheval blanc », repoussés de porte en porte à cause de leur aspect misérable, avant de trouver refuge dans l'étable où naîtra le divin enfant.
Mais rentrons dans l'atelier où nos enlumineurs, hommes et femmes, penchés sur les blanches feuilles de parchemin, travail- lent de leurs pinceaux délicats à l'œuvre minutieuse.
Pour être groupés sous un même chef d'atelier, tous ne sont pas également habiles ; d'où les différences d'exécution observées parmi les miniatures d'un même manuscrit. Elles ont toutes été exécutées dans le même atelier, sous la môme direction, mais par des mains inégalement expertes.
Avec peine nous représentons-nous aujourd'hui l'incroyable patience de ces minutieux artisans. Il leur a fallu, en maints endroits, six ou sept couches d'une même couleur, pour obtenir l'effet désiré.
LES MINIATURES 313
Par les temps humides, un espace de huit, dix jours, parfois plus long encore, était nécessaire entre une couche et la suivante. On ne connaissait pas l'usage des siccatifs Deux mois et plus étaient exigés par la pourpre d'un manteau ou par la verdure d'un bosquet; mais de là aussi cette intensité, cette profondeur, cette netteté de coloris, cette pureté et cette clarté inaltérables qui font notre admiration. Quant à la condition de ces délicieux artistes, elle était généralement des plus modestes. C'étaient des ouvriers dans le sens propre du mot, comme les sculpteurs étaient des tail- leurs de pierre. Ils débitaient leurs jolies images au même titre que leurs voisins vendaient des chandelles ou des peignes, des hanaps ou des hauberts. De nos jours on voit fréquemment les menuisiers quand et quand marchands de vin ; au moyen âge, c'étaient les miniaturistes qui doublaient leur profession de celle de taverniers, et nul doute que la vente de la clarie et de la cer- voise ne leur fût de plus grand profit que celle des menus chefs- d'œuvre créés par leurs pinceaux.
Aussi bien nos peintres étaient organisés en corporations et leurs statuts, des xiii'^-xiv® siècles, ressemblent à ceux des autres corps de métier.
« Article l^ — Que nul ne soit reçu audit mestier pour estre maître, ne qu'il ne puisse à Paris ouvrer, ne qu'il tienne apprenti, jusques à ce qu'il ait fait un chef-d'œuvre ou expérience et qu'il soit témoigné suffisant par les jurés dudit mestier. »
L'article V recommande au peintre qui ouvre sur panneau de bois, de ne choisir que des planchettes de bois bien sec : aussi nul n'est-il autorisé à commencer son tableau avant que la plan- chette n'ait été visitée par les maîtres du métier.
Par ces statuts des xiii* et xiV siècles, on voit que la peinture à l'huile, aussi bien sur bois que sur toile, était pratiquée dans les ateliers parisiens deux siècles avant la découverte qui en aurait été faite par les frères van Ejck.
« Article XV. — Item que nul peintre, qui fasse drap de pein- ture à l'huile ou à détrempe, se garde de ouvrer sur toile qui ne soit suffisante et forte pour la peinture soutenir, et n'y face rien d'étain, car il n'y vaut rien, soit à l'huile, soit à détrempe. »
Au temps de saint Louis, nos artistes étaient groupés dans un même quartier comme les autres corporations. Les enlumineurs ont presque tous élu domicile dans la rue Erembourc-de-Brie, aujourd'hui, par corruption, rue Boutebrie, aux environs de
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l'église St-Séverin. Là se trouvaient, côte à côte, enlumineurs, parcheminiers et libraires.
Quant aux noms de ces peintres charmants, ils sont pour la plupart demeurés inconnus . Nous avons dit qu'ils ne se considéraient que comme des artisans et l'artisan ne signe pas son œuvre. Parmi ces compagnons, le plus ancien qui nous ait laissé trace de son nom est celui qui illustra, en 1283, le manuscrit aujourd'hui conservé à la Bibliothèque Nationale sous la cote Manuscrit fran- çais 412. Il a du moins pensé à tracer, sur le dernier feuillet du volume, sinon le nom qu'il portait — c'eût été, semble-t-il, trop lui demander — du moins son prénom et la date à laquelle il exécuta son travail:
Henris ot non l'enlumineur
Dex le gardie de déshonneur.
Si fu fais l'an M. CC. lUI. XX. et V (1285.)
En un rôle de la taille pour l'année 1292, nous trouvons deux autres prénoms de miniaturistes : le nom de famille fait toujours défaut : ceux de Nicolas et d'Honoré, l'un et l'autre qualifiés « chefs d'ateliers ». Cet Honoré, nous le rencontrons dès 1288, dans son atelier à Paris, où il vient de terminer un Décret de Gratien, aujour- d'hui conservé à la Bibliothèque de Tours. Son atelier est naturel- lement situé rue Boutebrie. Honoré y travaille avec sa fdle et son gendre Richard de Verdun, qui dessinent et peignent sous sa direction.
Parmi ses confrères. Honoré paraît avoir été un personnage d'importance ; de tous il est celui qui paie la taille la plus élevée. Il fut employé par le roi Philippe le Bel; et fit pour lui, en 1296, le beau psautier conservé à la Bibliothèque Nationale, sous la cote ms. latin 1023.
Peut-être Honoré doit-il être considéré comme le maître de .Tean Pucelle. de l'artiste qui s'est placé au premier rang des minia- turistes antérieurs à l'éblouissante école du xv" siècle, avant les Pol de Linibourg et les Jean F'oucquet. Pucelle et ses élèves peuvent revendiquer la gloire d'avoir inauguré, dans la décoration des manuscrits, la copie directe et fidèle de la nature. Voyez aux rnarges de leurs beaux livres, ou bien sur les rinceaux dont ils ornent leurs grandes capitales, ces oiseaux divers, familiers de nos fermes ou de nos hois, merles espiègles ou faisans au plumage mordoré, bouvreuils dodus et chardonnerets chaperonnés de rouge,
LES MINIATURES 315
vovez, au bas do la page, ce lièvre agile qui saute par-dessus la fougère, aux abois du chien qui le poursuit ; plus haut voltigent papillons et libellules : la nature y est prise sur le vif à l'exception toutefois des arbres, toujours encore reproduits en masses de feuil- lage « anonymes », s'il est permis de parler ainsi. Il faut attendre les peintres de la génération flamande, ceux du xv^ siècle, pour obtenii- que les espèces d'arbres soient représentées dans leur indi- vidualité.
Honoré et Jean Pucelle étaient Parisiens, ainsi que ces autres peintres d'une grâce délicieuse, Jean Chevrier, Anciau de Cens, Jaquet Maci; voilà ceux que Dante proclamait les maîtres de leur art.
De Jean Pucelle plusieurs œuvres sont conservées. Cent ans après la mort de l'habile artiste, son nom n'était pas oublié ; ce qui est pour nous surprendre à une époque où, comme nous l'avons déjà fait observer, la notion des qualités qui font l'artiste n'était pas encore formée; cent ans après la mort du peintre, on louait encore « Unes petites heures de Notre-Dame nommées les Heures de Pucelle, enluminées de blanc et de noir, à l'usage des Prescheurs ». Ce délicieux volume, commandé par Charles le Bel pour sa troi- sième femme Jeanne d'Evreux, enrichi par le maître d'exquis camaïeux et terminé en 1327, est aujourd'hui la propriété de ^,|me [g baronne Adolphe de Rothschild. A Pucelle on doit encore le Bréviaire de Belleville (Bibliothèque Nationale ms. lat. 10483) et la Bible écrite par Robert de Billyng (Bibl. nat. ms. lat. 11935).
Voilà sans doute les œuvres les plus caractéristiques qu'aient produites les miniaturistes ; car les merveilleuses peintures sur parchemin du xv* siècle, celles de Foucquet, des frères Male-wel (Pol, Hermann et Jannequin de Limbourg). celles de Bourdichon, ne connaissent plus l'art de décorer les marges, les lettres, les pages d'un livre : ce sont de petits tableaux, qui ne font plus corps avec le volume et peuvent en être détachés : ce qui est d'ailleurs advenu pour une grande partie des miniatures de Fouc- quet.
Aussi Pucelle et ses compagnons ont-ils dominé l'art de déco- rer les livres depuis la lin du xm* siècle jusqu'à la fin du XIV^ Nous avons dit que le règne de Philippe Auguste avait corres- pondu, dans l'histoire de la miniature, à l'époque verrière; le règne de Philippe le Bel voit naître l'époque décorative, qui fleurira
316 LA FRANCE FEODALE
jusqu'à la fin du xiv' siècle. Mais les peintres qui travailleront pour Charles V, ceux mêmes qui illustreront les manuscrits commandés par son frère le duc Jean de Berry, sans en excep- ter Jacquemart de Hesdin lui-même, descendront de Jean Fucelle, continuateur, sinon élève du miniaturiste Honoré. Pendant un siècle et plus, il semblera impossible, nous ne disons pas seulement de faire mieux, mais de faire diftéremment.
Dès le début du xiv" siècle, nombre de peintres du Nord et de l'Est, des Flamands, des Limbourgeois, des Bourguignons, vien- nent se fixer à Paris. Là sont les ateliers réputés, là vivent où viennent faire un séjour les princes, les « riches hommes », ceux qui font les utiles commandes. On voit ainsi, au xiv* siècle, venir à Paris Pierre de Bruxelles et Jean de Gand ; ils y puisent les principes de leur art dans les ateliers de la rue Boutebrie ; jus- qu'au jour où, devenus des artistes par leur sentiment si riche et si savoureux de la vie réelle, ils donneront essor au grand art fla- mand du xv° siècle.
Tandis que les miniaturistes parisiens portaient leur art à la perfection, les Italiens développaient les peintures murales, les peintures à fresques. Nous avons vu comment en France les ten- dances du style gothique évidaient les murs de plus en plus, pour obtenir des édifices de plus en plus ajourés, des parois percées de baies immenses où chantait la lumière colorée des vitraux. Aux paroisdes églises la peinture ne trouve plus placeoù s'étendre ; tandis qu'en Italie elle prenait des proportions magnifiques sous le pinceau des Giotto et des Gimabue. Aussi les Français de la Renaissance, qui tireront leur art de la peinture des manuscrits, feront-ils de la « petite peinture », du moins par leur manière fine et minutieuse, et par les procédés ; ce seront les Foucquet, les Jean Perréal, les François Clouet, les Corneille de Lyon, jusqu'à ^'invasion des Italiens, sous François I", avec le Primatice et l'école de Fontainebleau ; tandis que, dès le xiv° siècle, et jusqu'à l'épanouissement de la Renaissance, les Italiens s'adonnent à ce qu'on est convenu d'appeler — il s'agit des dimensions — la grande peinture.
Sources. Théophile. Essai sur divers arls {Schednla divei'sai'um arliurn), éd. L'Escalupier, 1843. —Jean le Be?giie, Bibl. nat. ms. lat. 6741. — Barthélémy de Glanville. De proprielalibits rertim, Ird. par Jelian Coibichon. Le propriiilaire des choses, Lyon, s. d — Les métiers et corporalio7is de la ville de Paris, éd. B. de Lespinasse, 1886-97, 3 vol.
LES MINIATURES SH
Tnvv\rx des historiens. F.meric David. Uisl. de la peinture au M. A., nouv éd. 1863. — l'aul .Maniz, La Peinture française du IX' à la fin du XVI' siècle. 1897. — Lecoy de la Marche. Les Manuscrifs et la Miniature, s. d. — J.-H. Vlid- dleton. Illuminated mss. in classical and mediseval limes. Cambridge. 1892. — Henry Martin. Les miniaturistes français, 1906 — Henry Martin. Les Peintres de mss et la miniature en Fr., s. d. Nous nous sommes parliculierement inspiré de ces deux dein.crs volumes.
Fonck-Bre.m'.vno. — Le Moyen Age. \i
CHAPITRE XVI
CORPS DE VILLE ET CORPS DE MÉTIER
Les corps de métiers sont d'origine familiale. Hanses et Guildes. La frairie de Valenciennes. Les échevinages. Le palriciat et le commun. Les corporations. Le livre des métiers d'Etienne Boileau. Les grèves.
Origine des corps de métiers.
Nous venons de voir que les miniaturistes étaient organisés en corps de métiers.
Ces corps de métiers, qui ont joué un si grand rôle dans l'his- toire de la France féodale et dont les statuts turent mis par écrit sous le règne de saint Louis, ne remontaient pas à un âge reculé. Les plus anciens ne dataient que de la seconde moitié du xif siècle.
Les corporations d'artisans du moyen âge ont eu leur origine dans la seigneurie féodale ; comme toutes les institutions du temps, elles sont sorties de l'organisation familiale.
Nous avons vu le seigneur entretenir dans son château des artisans domestiques. Nombre de châteaux prospérèrent et de- vinrent des villes, où les artisans, au long aller, devinrent nom- breux. Ils se groupèrent en associations : telle, la confrérie de St-Euchère, fondée à St-Trond entre 1034 à lOoo : elle ne forme pas encore un corps de métier, ce sont les artisans d'une même mesnie qui se groupent quelle que soit leur industrie. Associations de secours mutuel avec cotisations, nommées « fraternités ». Elles ont des propriétés communes, une administration et un doyen (decanua) . Nous avons vu les villes formées par l'agglomération d'un certain nombre de seigneuries : chacune de ces seigneuries avaitses artisans domestiques. Les villes grandirent et prospérèrent et l'on vit les artisans de différentes mesnies se réunir, pour rendre leur travail plus facile et le pei'fectionner.
CORPS DE VILLE ET CORPS DE MÉTIER 319
Ces artisans groupés en associations de paix, de secours mutuel, de perfectionnement technique, ne travaillèrent bientôt plus uni- quement pour leur maître, mais pour le chaland qui s'adressait à eux. A leur maître, qui reste leur seigneur, ils continuent de fournir des prestations en nature ou en travail manuel, des rede- vances et des corvées, mais leur atelier, qui devient quand etquand une boutique, est accessible au passant. De la cour du château ou du monastère, les artisans se répandent au dehors, dans la ville, dans les faubourgs, où ils se groupent, non plus en artisans d'une même seigneurie, mais d'un même métier. La corporation se forme.
D'autre part, les seigneurs urbains sont devenus des commer- çants. Le rôle même de protecteur, de patron, que le seigneur urbain doit remplir vis-à-vis de sa mesnie ouvrière, l'amène à s'occuper de l'écoulement des objets fabriqués par elle, de l'appro- visionnement en matières premières nécessaires à son industrie, et il le fera d'autant plus activement qu'il y trouvera son profit. Ainsi s'est formé le patriciat urbain, de caractère féodal comme le patriciat rural ou féodalité proprement dite. Il s'est formé paral- lèlement à la classe ouvrière : il a grandi et prospéré avec et par elle.
Un fait que les érudits ont noté dans les premiers temps du moyen âge s'explique ainsi, ainsi s'explique que l'artisan n'appa- raît tout d'abord que comme metteur en œuvre, ouvrant les maté- riaux que le client lui fournit. Les tisserands fabriquent des draps avec la laine que leur font porter les drapiers. Dans leurs métiers respectifs, tailleurs, charpentiers et cordonniers font de même. Et l'on ne s'en étonnera pas en songeant qu'à l'origine tous ces artisans étaient « domestiques ».
Hanses et guildes.
Mais voici que le patriciat forme, lui aussi, des associations comme les artisans. Les hanses et guildes ont groupé les patriciens commerçants, chefs de la cité, tandis que les corporations réunis- saient les artisans. Associations semblables par bien des côtés et qui, dans les premiers temps, sont appelées du même nom : des « frairies, fraternités».
Les associations seigneuriales, — nous voulons dire les grou- pements de patriciens, — sont plus anciennes en date que les asso-
320 LA FRANCE FEODALE
dations ouvrières. Ce qui encore va de soi. Ces seigneurs, qui s'enrichissaient, du travail de leurs mesnies, eurent la pensée de s'associer pour donner plus d'extension à leurs entreprises, bien avant qu'il ne fût possible à leurs artisans de se grouper eux aussi. Nous venons de dire que les plus anciennes corporations d'artisans connues remontaient à la seconde moitié du xii* siècle ; dès le début du \if siècle nous connaissons des associations patri- ciennes, telles que la frairie de Valenciennes. Ce mot seul, frairie, fraternité, indique l'esprit de cette réunion de marchands.
Prenons leur charte, dont voici le préambule :
« Frères, nous sommes images de Dieu, car il est dit dans la Genèse : « Faisons l'homme à l'image et semblance notre ». Dans cette pensée nous nous unissons et, avec l'aide de Dieu, nous pourrons accomplir notre œuvre si dilection fraternelle est épandue parmi nous ; car, par dilection de son prochain, on monte à celle d eDieu. Donc, frères, que nulle discorde ne soit entre nous, selon la parole de l'Evangile : « Je vous donne nouveau mande- « ment de vous entr'aimer comme je vous ai aimés et je connaîtrai que «vous êtes mes disciples en ce que vous aurez ensemble dilection ».
Plusieurs des articles de l'ordonnance révèlent l'état de désordre où le pays était encore plongé. « Si un des frères, c'est-à-dire l'un des membres de la corporation, va au marché sans armes », — il faut entendre sans sa cotte de fer et son arbalète, — il est con- damné, au profit de l'association, à une amende de douze deniers. Ce caractère militaire de nos marchands, produit de leur origine féodale, subsistera de longues années. Au xii* siècle, Jehan le Galois d'Aubepierre, en son fabliau de la Bourse pleine de sens, parlera encore d'un marchand, sire Reniers, qui revient de la foire de Troyes, après des mésaventures qui l'ont mis en piteux état. Voyez-le
Mal vesiuz comme pautoniers. (Mal vêtu comme malandrin), A pié, sanz escu et sanz lance...
M. Jourdain, au xii" siècle, était de fer vêtu comme un cheva- liei-.
Mais revenons à la frairie de Valenciennes.
Il n'est permis aux Frères de sortir de la ville que plusieurs ensemble, afin que l'un puisse assister l'autre, en toutes circons- tances, de ses conseils, de sa bourse et de son épée. Un Frèr<» o«i
CORPS DK VILLE KT CORPS DE MÉTIER 321
tenu, par exemple, de contribuer, en cas de besoin, à la rançon de son compagnon ou de ses marchandises qui seraient saisies. Que la voiture d'un Frère se brise à un obstacle, que ses chevaux tombent d'accitlent ou de fatigue, son compagnon a l'obligation de l'assister à son pouvoir. Si l'un des compagnons a terminé ses affaires en une localité, il n'en doit pas moins prolonger son séjour de vingt-quatre heures, auprès de son Frère qui le lui demande. S'il arrivait qu'un membre de la corporation s'oubliât jusqu'à en frapper ou à en injurier un autre, il était condamné à l'amende, voire chassé de la « Frairie ». Nul n'était admis dans la « Charité » — c'est encore une des dénominations qui servaient à désigner l'association — s'il avait des sentiments de haine contre l'un des compagnons. Les amendes se payaient, tantôt en argent, tantôt en muids de vin, car les Frères de Valenciennes étaient francs buveurs. Les articles de la charte les plus curieux, sont même consacrés aux assemblées où les Frères de la Halle — la Halle de commerce — se réunissaient pour boire. Représentons-nous ces marchands du xi° siècle assis autour de grandes tables en bois brut, dans le local de la confrérie. Chacun a devant soi un grand pot de vin. « Le jour où. les Frères ensemble boiront, dit l'ar- ticle IV, on donnera aux pauvres du vin en quantité égale au dixième de ce qu'ils auront bu ». Nul n'aura d'armes ni n'amè- nera de valets (jeunes gens) ni d'enfants, « afin que Frères puissent être ensemble en paix et sainte religion, sans noise ». Que le mot « religion » appliqué aux libations de ces marchands ne choque pas : l'assemblée était ouverte par des prières et une tenue très grave y était de rigueur. « Quand les Frères ensemble boiront, que nul d'entre eux n'entre ni ne sorte en chantant, que chaque Frère parle seulement au Frère séant près de lui ; s'il élève la voix pour parler à un tiers, qu'il paie une amende de quatre deniers ».
L'un des Frères vient-il à mourir, ses compagnons veillent le corps pendant la nuit et, s'il a désiré être enterré hors la ville, ils accompagnent la bière, trois jours durant et trois nuits.
Quelques articles, ajoutés à la charte, font juger de la prospé- rité que la confrérie aura atteinte un siècle plus tard.
Les chartes de Valenciennes ne sont pas les seules de cette époque qui soient parvenues jusqu'à nous ; on en a conservé plu- sieurs autres, notamment celles de St-Omer et celles de Tournai.
322 LA FRANCE FÉODALE
Êchevinages.
Durant bien des années ces patriciens sont demeurés étroitement unis aux artisans qui composaient leurs mesnies et dont ils diri- geaient, protégeaient et favorisaient le travail ; c'est en s'appuyant sur eux qu'ils ont fait la révolution communale dont nous avons parlé et, après avoir brisé ou diminué l'autorité du suzerain prin- cipal de la ville, duc ou comte, évêque ou abbé, ils ont formé les êchevinages, les gouvernements municipaux. Gouvernements qui conservent dans les premiers temps leur caractère féodal : les éclie- vins sont avant tout des juges et des soldats.
Ces échevins, qui n'apparaissent pas avant la fin du xi° siècle, sont à cette époque les représentants des familles patriciennes; ils en sont les chefs. En se groupant ils forment le gouvernement de la cité.
La révolution communale a affranchi les familles patriciennes de l'autorité immédiate exercée par le seigneur principal. Elles l'ont notamment dépouillé de son droit de justice. Mais de ce jour aussi ces diverses familles sont entrées en lutte les unes contre les autres. Les divisions intestines devinrent le fléau des villes du moyen âge dans les temps qui suivirent la révolution commu- nale. Il n'est famille patricienne qui, appuyée sur sa mesnie d'ar- tisans et de lal)oureurs, ne vise à la prépondérance dans la cité et ne soit jalouse des familles rivales. Jadis à ces luttes le seigneur mettait un frein vigoureux. Il n'est plus là, ou du moins il a perdu la plus grande partie de son pouvoir. D'où la nécessité de parer, par une organisation toute de paix et de fraternité, aux contlitsquimenacent sans cesse de renaître. Origine des premières organisations urbaines, dont nous venons de parler, des frairies, des guildeset des hanses, qui vont devenir l'organisation munici- pale elle-même. Aussi, comme les hanses et les organisations mar- chandes, les organisations urbaines sont-elles appelées des asso- ciations de paix. Elles remplacent l'action du seigneur féodal dont elles se sont privées. Ces guildes de marchands s'occupent de réparer et d'accroître les fortifications de la ville, de placer un garde au beffroi et d'entretenir le guet.
« Uoc esl carta pacis et concordie et conaulatus » c'est la charte de la paix, de la concorde et du consulat (échevinage), lisons-nous dans la charte municipale d'Avignon.
CORPS DE MLLE ET COUPS UE MÉTIER 3i3
Aussi l'échevinage se confond-il parfois avec la giiilde elle- môme; dans nombre de villes, seuls les membres de la guilde ou de la hanse peuvent en faire partie.
A l'origine, au xii^ siècle, l'autorité du Magistrat (corps muni- cipal), semblable à celle du seigneur féodal, est exclusivement judiciaire et militaire. Plus tard seulement les échevins y join- dront des attributions financières. Aussi faut-Il distinguer avec soin les échevinages qui ont été fondés avant le milieu du XII* siècle, de ceux qui ont été créés dans la suite. Les premiers sont essentiellement des organes féodaux ; après 1150, avec le développement du mouvement commercial, apparaissent les préoccupations économiques.
Du Magistrat — comme on appelait le collège échevinal — le peuple des artisans, ceux qui travaillent de leurs mains, les hommes « aux ongles bleus », sont exclus. En sont exclus également ceux qui vont colportant aval la ville des denrées alimentaires, ou des objets d'habillement, les marchands à l'éventaire, ceux qui font à petite distance le commerce de détail.
Les échevins, nommés dans un grand nombre de villes « les pairs », se recrutent par cooptation. Il n'est pas question d'élec- tion populaire. A Rouen, on donne le nom de « pairs » aux membres d'un collège de cent patriciens qui choisissent les échevins. Les consuls de Narbonne désignent eux-mêmes leurs successeurs. A Poitiers, le corps de ville est formé par la confrérie St-Hilaire, une association de cent membres, le patriciat.
A l'origine, et jusqu'au milieu du xii* siècle, les échevinages n'ont pas eu de local spécialement destiné à leurs réunions. Géné- ralement leurs assemblées se tiennent dans la halle aux marchan- dises, ou dans la salle où la guilde marchande discute ses intérêts. Pour rendre la justice, nos échevins siègent en plein air. Saint Louis, à l'ombre des chênes de Vincennes ou sur les pelouses du jardin de Paris, n'a pas innové. Pour rendre la justice, les échevins s'établissent au centre d'un carrefour ou sur la place devant l'église ; mais leurs délibérations sur les intérêts communaux, qui se confondaient à leurs yeux avec les intérêts commerciaux de leur guilde, se font à huis clos. Sur la fin du xii** siècle, les pairs de Senlis condamnent à l'amende un bourgeois qui s'était vanté de savoir ce qui se passait dans leurs réunions.
Ce trait indique la séparation qui vint à se produire entre le patriciat et la classe populaire. Après s'être appuyés sur les arti-
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sans et sur les agriculteurs de leurs mesnies, pour s'affranchir de l'autorité seigneuriale, les patriciens, organisés en communes, donnèrent un grand développement à leurs entreprises indus- trielles ou commerciales, et se mirent à exploiter le travail de leurs subordonnés, en tirant à eux la plus grande partie des pro- fits qui en pouvaient résulter. Et les villes se divisèrent en deux classes, le patriciat, d'une part, composé de ceux que les textes latins désignent sous le nom de majores, et d'autre part la classe populaire, composée de ceux que les textes latins nomment les minores, la classe ouvrière, comme nous dirions aujourd'hui.
Les termes des chartes qui excluent les ouvriers du Magistrat, indiquent le mépris professé pour eux par les patriciens. Voyez la charte de Damme (1241) qui rejette de l'échevinage, en termes peu flatteurs pour les artisans, « les voleurs, les faux-monnayeurs et ceux qui ne se seront pas abstenus de tout travail manuel pen- dant un an et n'auront pas acquis la hanse de Londres », c'est-à- dire ne seront pas devenus membres, en payant une somme élevée, de la guilde patricienne.
Dans les villes où l'accès au Magistrat n'était pas interdit aux corps de métier par un texte formel, elle leur était rendue impos- sible en fait. Beaumanoir l'explique avec sa précision coutu- mière :
« Nous voyons plusieurs bonnes villes où les pauvres ni les moyens n'ont nulle des administracions de la ville, ainçois les ont toutes les riches, parce qu'ils sont redoutés du commun pour leur avoir ou pour leur lignage. Si avient que les uns sont doyen, maieur, ou jurés, ou recheveurs, et, en l'autre année le font de leurs frères, ou de leurs neveux, ou de leurs proches parents, si que, en dix ans ou en douze, tous les riches ont les administracions des bonnes villes... »
Les coutumes, que les patriciens, maîtres de l'échevinage, avaient fait prévaloir dans les grandes villes, étaient parfois cruelles à l'honneur môme des gens de métier. Il était des circons- tances oij un patricien pouvait impunément souffleter un artisan ; une insulte était punie d'une amende d'autant plus forte qu'elle s'adressait à un homme plus haut placé. Dans certaines villes l'enlèvement d'une demoiselle patricienne était puni d'une amende très élevée ; tandis qu'on pouvait impunément enlever une lille du « commun ».
V
CORPS DE VILLE ET COKPS DE MÉTIER 325
Les corps de métiers.
Ainsi, ne trouvant plus en leurs patrons les protecteurs sous lesquels leur industrie était née, les artisans en arrivèrent à s'or- ganiser en corps de métiers. Nous avons dit que les premières corporations ouvrières comprenaient tous les artisans dune même mesnie, sans distinction de métiers ; elles ne furent d'abord que des associations de protection et d'assistances mutuelles. Mais bientôt l'organisation s'en précisa et les ditïérentes corporations comprirent chacune les artisans d'une même spécialité : il se forma des corporations de tisserands, de foulons, de bouchers, de char- pentiers, de tailleursdepierres. .. et, pendantquelque temps encore, elles ne furent que des associations de protection mutuelle ; mais qui se transformèrent insensiblement en associations techniques pour le perfectionnement du métier et le maintien des traditions manufacturières acquises : elles devinrent des corporations pro- fessionnelles.
Sur les corps de métiers des xii^ et xiii^ sièrles, nous avons un grand nombre de renseignements; et qui ont provoqué de nom- breux travaux. Les corporations parisiennes nous sont connues par une œuvre admirable, le livre des Métiers d'Etienne Boileau, rédigé sous le règne de saint Louis par les soins du célèbre prévôt de Paris qui a porté ce nom.
Etienne Boileau recueillit les statuts des corporations de Paris pour fixer les coutumes ouvrières de crainte qu'elles ne vinssent à s'altérer. Il est à peine utile d'ajouter que le prévôt n'y intro- duisit rien de son initiative personnelle : il nous a laissé un simple recueil des us et coutumes que les divers métiers de Paris s'étaient spontanément donnés depuis le xii" siècle. Etienne Boileau écrit sous la dictée des gens de métier.
Dès le milieu du xu" siècle, Jean de Garlande s'était occupé de l'industrie parisienne. Nous lui devons une liste des commer- çants et des fabricants, ainsi que des principaux objets exposés en leurs « étaux » ; mais les corps de métiers n'étaient pas encore formés. Les voici au contraire entièrement constitués sous le règne de saint Louis, et avec quelle perfection ! Comme l'on comprend, en écoutant déposer devant Etienne Boileau, ces tein- turiers et ces tisserands, ces foulons et ces chapuiseurs de selle.'^, ces brasseurs de cervoise et ces regrattiers, la place si grande que
326 LA FRANGE FEODALE
cette population ouvrière s'est faite dans l'histoire et la perfection où elle a maintenu, durant tant de siècles, les produits de son tra- vail.
La préoccupation dominante, et qui est commune aux statuts des corporations les plus diverses, est d'assurer la loyauté de la fabrication et l'excellence des marchandises vendues. Dès l'intro- duction, placée en tête du recueil, le prévôt déclare avoir réuni ce corps de coutumes, parce qu'il était arrivé qu'on eût vendu « as estranges », c'est-à-dire à des étrangers « aucunes choses qui n'estoient pas aussi bonnes et aussi loyales que elles dussent ».
En premier lieu, pour être admis à la maîtrise, l'apprenti doit faire preuve, devant les jurés de la corporation, des connaissances et de l'habileté requises. Les ouvriers en drap de soie s'expriment ainsi : « Quiconque voudra tenir ledit métier comme maître, il conviendra que il le sache faire de tous points, de soi, sans conseils ou aide d'autrui, et que il soit, pour ce, examiné par les gardes du métier ». Il n'est cependant pas encore à cette époque question du chef-d'œuvre, si ce n'est dans les statuts des chapuiseurs de selles.
Puis les jurés exercent la plus sévère surveillance pour assurer l'emploi de matières premières irréprochables. Nombre de métiers prescrivent le travail sur la rue, c'est-à-dire dans l'atelier prenant jour sur la chaussée, à la vue des passants. Les statuts des sel- liers n'autorisent le complet achèvement d'une selle que sur com- mande, afin que le client puisse constater la solidité du travail, avant qu'il ne soit procédé à l'ornementation, à la peinture et au vernissage qui en pourraient dissimuler les défauts. Même régle- mentation dans d'autres métiers; chez les imagiers, par exemple, qui sont tenus de montrer leur statue d'une seule pièce avant qu'elle ne soit recouverte de couleurs. On n'autorisait un second morceau que pour la couronne de la Vierge et des saints.
Nous lisons dans les statuts des cuisiniers :
« Nul ne doit cuire ou rôtir des oies, du bœuf, du mouton, si ces viandes ne sont pas loyales et de bonne moelle. Nul ce doit garder plus de trois jours des viandes cuites qui ne sont pas salées. On ne doit faire saucisses qu'avec boune chair de porc ». Quant au boudin de sang, la vente en est interdite, car c'est « périlleuse viande ».
Les denrées alimentaires reconnues mauvaises à l'étal sont condamnées à « ardoir », c'est-à-dire à être jetées au feu, et le
CORPS DE VILLE ET CORPS DE MÉTIER 327
débitant est frappé d'amende. Les faiseurs de chandelles de suif disent à ce propos, en termes touchants : « Car la fausse œuvre de chandelle de suif est trop domageuse chose au pauvre et au riche et trop vilaine ». Les orfèvres exigent que l'or employé soit à la touche de Paris, ajoutant avec orgueil que a l'or de Paris dépasse tous les ors de la terre ».
Après la qualité de la fabrication, ce que les statuts corporatifs cherchent à sauvegarder stvee le plus de soin, c'est la place au soleil de tout homme laborieux et probe. Il ne semblait pas juste à nos pères qu'un fabricant, pour être plus habile, ou plus heu- reux, ou plus avisé que son voisin, dût avoir la liberté de s'étendre démesurément en l'étouffant et en le faisant périr. C'est la défense énergique des intérêts de la petite et de la moyenne industrie, la protection aux humbles contre l'écrasement par les grands ateliers. Un maître n'était pas autorisé à diriger plusieurs ateliers et, dans le sien, à employer plus d'un nombre déterminé d'apprentis. Les règlements exigeaient que l'objet fût fabriqué et vendu par le même patron auquel, par surcroît, il était défendu d'avoir étal et colporteur à la fois; s'il entretenait colporteur, il n'en pouvait avoir qu'un, et nombre de métiers allaient jusqu'à exiger que ce colporteur ne fût autre que le patron lui-même ou sa femme.
11 était interdit de débaucher les a valets », c'est-à-dire les ouvriers, interdit même d'attirer à soi, par des manœuvres de réclame, les clients de son voisin ; interdit aux tisserands, tein- turiers et foulons, de s'entendre entre eux pour influer sur la valeur des matières ouvrables, d'accaparer les fournitures et d'empêcher toutes gens d'avoir de l'ouvrage selon leurs moyens.
En quelques villes les règlements vont même beaucoup plus loin, a Si quelqu'un, dit l'un d'eux, a passé un marché à Mont- pellier et si quelque habitant de Montpellier était présent au contrat, il a le droit de prendre part au marché et le vendeur est obligé de lui en livrer une partie. Ce n'est que dans le cas où l'acheteur ferait une acquisition pour son usage personnel ou pour celui de sa famille, qu'il ne serait pas tenu d'en abandonner une partie. »
Il était interdit aux marchands de s'unir à plusieurs pour ruiner un concurrent, de s'entendre entre eux de manière à livrer des objets à un prix inférieur. Ces manœuvres, qui conduisent de nos jours aux « trusts «, étaient tlétries sous le nom d' « alliances ».
328 LA FRANGE FEODALE
Les regrattiers, disent les règlements, ne doivent acheter d'au- cun marchand voitures ni chargements d'œufs ou de fromages livrables à un prochain voyage ou à un délai quelconque. C'était l'anéantissement du marché à terme, partant de la spéculation sur les marchandises. Et ces règlements du xiii" siècle justifient leurs prescriptions avec la plus surprenante clairvoyance : « Pour ce que les marchands riches accapareraient toutes les denrées et que les pauvres ne pourraient rien se réserver, et que les riches reven- draient tout aussi cher qu'il leur plairait ».
Aussi bien les métiers n'avaient pas seulement le souci d'éle- ver une barrière contre l'asservissement des ateliers par les grandes manufactures, mais surtout de mettre obstacle aux razzias que la spéculation opère sur le travail producteur.
La solidité et la stabilité du travail industriel étant garanties de la sorte, le souci des artisans était d'en assurer la transmis- sion au sein de chaque famille. Pour arriver à cette fin, quelques corps de métier ont des règlements rigoureux : « Nul ne doit avoir métier de tisseranderie, disent les tisserands, s'il n'est fils de maître ». Il est vrai qu'à Paris, comme en Flandre, les tisse- rands formaient une confrérie orgueilleuse de sa puissance et, parmi les autres, une manière de métier aristocratique. Dans toutes les corporations, les fils et les parents de maîtres étaient favorisés, ne fût-ce que par la gratuité de l'apprentissage et de la « maîtrise ». Ajoutez qu'un maître ne pouvait avoir dans son ate- lier plus d'un apprenti étranger à sa famille, c'était l'apprenti « estrange » ; les autres, enfants ou parents, étaient les apprentis « privez ».
Nos artisans des xii et xm^ siècles avaient bien compris l'im- portance de l'apprentissage. Le livre d'Etienne Boileau s'en occupe avec le plus grand soin. On a dit avec raison que les apprentis étaient les enfants gâtés de la communauté. Les règle- ments imposent aux maîtres de veiller avec attention à l'éduca- tion de l'apprenti. Quelques-uns, en ne permettant au patron rju'un apprenti, font observer que l'instruction d'un seul élève huffit à absorber les soins du maître. Le temps de l'apprentissage doit être fait en entier; ce temps est long : quatre, six ou huit années. Le maître qui provoque le départ d'un apprenti est pas- Bible d'une amende; mais s'il arrive que l'apprenti déserte son atelier, il doit attendre son retour pendant une année et un mois avant d'être autorisé à le remplacer. Ces braves artisans, par
CORPS DE VILLE ET CORPS DE MÉTIER 329
ailleurs si sévères pour tout ce qui touche à la morale, sont rem- plis d'induiijence pour les fredaines juvéniles des apprentis, pom leur « folour », disent les textes, et pour leur « joliveté ».
Règlements qui étaient observés avec un soin d'autant plus rigoureux qu'ils étaient l'œuvre, non d'un pouvoir législatif, mais des artisans eux-mêmes.
Les maîtres ou patrons sont les chefs industriels de l'époaue, les apprentis sont leurs élèves et successeurs : ils forment Télé-» ment vivace et producteur de la classe moyenne ; au-dessous d'eux, sous leur direction, vit ce que nous appelons aujourd'hui la classe ouvrière, ceux que les statuts nomment les « valets » ou bien les « sergents » ou les « alloués ». Valets, apprentis et maîtres vivent en commun, travaillent ensemble, brisent le pain à la même table. C'est l'union intime de la manufacture et du foyer, ce der- nier répandant sur l'atelier sa chaleur bienfaisante. Le maître étend sur l'ouvrier, non seulement un patronage technique, mais un patronage moral. Les ouvriers épousent la cause de leur patron, ils se groupent autour de lui pour le défendre ; aussi verrons-nous la classe ouvrière tout entière se serrer autour des chefs d'ateliers, dans la lutte qu'ils vont engager contre le patri- ciat. Quand les milices communales sortent de la ville, l'ouvrier en armes marche aux côtés de son maître. C'est l'atelier patronal, toujours animé, ne nous y trompons pas, de l'esprit môme qui a fait la féodalité.
L'ouvrier économe gagne de quoi s'établir à son tour. Il peut aussi pénétrer dans la maîtrise en épousant veuve ou fille de maître, ce qui arrivait fréquemment dans l'intimité de la vie com- mune. D'ailleurs les valets font partie de la corporation; par leur nombre, ils y exercent grande influence.
Le nombre des heures de travail est limité. Il nous a fallu, après la Grande Révolution, plus d'un siècle pour en revenir là. Les métiers parisiens pratiquaient la « semaine anglaise », qui était, aux xii^-xiii*^ siècles, la semaine française. Des Français elle passa aux Anglais qui, dans leur esprit de tradition, la con- servèrent. D'Angleterre elle vient donc de rentrer en France : débaptisée. Le travail de nuit est prohibé. Et nous retrouvons toujours le même esprit de charité : le travail des tapissiers de haute lisse était interdit aux femmes comme trop fatigant.
Le respect de la femme est un des traits marquants de ces cou- tumes; il s'allie à la pratique d'une vie digne et morale. La con-
330 LA FRANGE FÉODALE
duite d'un valet fait-elle scandale? il est chassé du métier; voire exilé de la ville jusqu'à ce qu'il se soit amélioré. Le maître fou- lon qui garde un ouvrier de mauvaise vie est condamné à Tamende. Les cervoisiers — nous dirions les brasseurs — infligent une amende de vingt sous pour fabrication vicieuse, ou — voici un trait admirable — au maître qui tolère la vente de sa bière en de mauvais lieux.
Les corporations ont des caisses de secours alimentées par les amendes. Elles sont destinées à l'assistance des vieilles gens du métier tombés dans le dénûment. Pareil souci de l'orphelin. « Les maîtres de la corporation devront lui faire apprendre un métier et le prouvoir de tout ».
Quand un valet-tailleur gâche une étoffe, les jurés lui imposent, en manière de punition, de consacrer une journée de travail à réparer les vêtements des pauvres. Les métiers alimentaires font aux nécessiteux de fréquentes distributions. L'article X des statuts des orfèvres dit que la corporation fait ouvrir, chaque dimanche et fête, la boutique d'un orfèvre (les autres demeurant fermées) : les bénéfices de la vente dans cette boutique, en ce jour, étaient employés à dresser un beau repas le dimanche de Pâques pour les pauvres de l'Hôtel-Dieu, afin que, en cette grande fête, les miséreux eux-mêmes fussent en bombance et gaîté.
Et l'observation de ces règlements était facilitée par le fait que les diverses corporations demeuraient groupées chacune dans l'un des quartiers de la ville. Rue de la Mortellerie on faisait le mor- tier; les mégissiers étaient établis quai de la Mégisserie et les orfèvres au quai des Orfèvres. Les selliers et les lormiers (éperon- niers) occupaient une partie de la rue St-Denis et qu'on nommait la rue de la Sellerie. Déjà nous avons montré les peintres en minia- tures voisinant dans la rue Erembourc-de-Brie, et qui était de ce fait fréquemment nommée la rue des Enlumineurs. Pour acheter de la mercerie, les bonnes femmes se rendaient rue Trousse- Vache ; et les écuyers et les sergents, pour se munir d'arbalètes, de flèches, d'arcs et de carreaux, s'arrêtaient aux étaux qui entouraient la porte St-Ladi-e ; les comptoirs des changeurs bordaient les ban- quettes du Grand-Pont, appelé dans la suite le Pont-au-Change, tandis que l'importante corporation des tisserands dominait dans le quartier du Temple, rue Vieil le-du-Temple, rue Bourg-Thi- bout, rue de la Courti Ile-Barbette, rue des Rosiers, rue des Escouffes, rue des Blancs Manteaux. Les fripiers donnaient sou
CORPS DE VILLE ET CORPS DE MÉTIER 331
aspect pittoresque à la paroisse St-Merrj : durant les semaines de carême, compiles sonnaient-elles à la tour de l'église, on voyait se fermer leurs boutiques.
Pour mettre en lumière la perfection des coutumes que les artisans du moyen âge étaient parvenus à se donner, point uest besoin au reste de secouer la poussière des parchemins : ces édifices incomparables, orgueil de nos places publiques, qu'aucune nation contemporaine n'a pu égaler, ne conservent-ils pas le glorieux témoignage de cette prospérité ?
L'artisan aimait son labeur parce que l'œuvre produite était bien son œuvre. La division du travail n'était pas connue. Prenons un flambeau ou une paire de chenets en cuivre. Aujourd'hui ils passent des mains du fondeur dans celles du mouleur, puis dans celles du ciseleur, puis dans celles du brunisseur, puis dans celles du doreur : au xiii" siècle, l'objet fabriqué ne sortait pas d'un même atelier. Le prix de revient certes, en était plus élevé ; mais le fini, la solidité, le caractère artistique de l'objet manufacturé ont disparu avec la satisfaction qu'éprouvait l'artisan à produire une œuvre entièrement à lui où il mettait, de tout cœur, toute son habileté.
Ce n'est pas qu'il n'y eût alors, comme en tous temps, des paresseux. Maint compagnon préfère le cabaret à l'atelier :
A tierce [neuf heures du matin] dit que il est none [trois h. ap. midij
Kt à none que il est nuit,
Et si tost com il puet s'enfuit.
Ne li chaut, mes que [pourvu que] il receive,
E que il manguee ou qu'il beive [mange et boive]
En la taverne...
{Le Bcsant de Dieu., v. 1134.)
Rutebeuf disait :
11 vuelent estre bien paie Et petit de besoigne iere...
Les grèves.
Et ce n'est pas non plus qu'il n'y eût des grèves, avec chasse aux jaunes et aux renai'ds. Beaumanoir leur consacre ces lignes souvent citées :
« Alliance qui est faite contre le commun profit, si est quand
332 LA FRANGE FEODALE
aucune manière de gens fiancent ou créantent ou conve- nencent qu'il n'ouverront [travailleront] mes à si bas fuer [salaire] comme devant, ains croissent le fuer [font croître les salaires] de leur autorité et s'accordent [entre eux] qu'il n'ouverront pour moins [qu'ils ne travailleront à moins] et mettent entr'eux peines ou menaces sur les compagonns qui leur alliance ne tiendront (la chasse aux jaunes;. »
Beaumanoir indique les inconvénients des grèves à son point de vue : cf Et ainsi qui se leur soufferrait [si on les laissait faire], serait ce contre le droit commun, ne jamais bon marché d'ouvrages ne serait fait, car [ceux] de chascun métier s'efforceraient de prendre plus grands louiers [salaires] que raison et le commun ne se peut souffrir que l'ouvrage ne soit fait » [l'intérêt général ne peut admettre que le travail s'arrête].
Le légiste, bailli de Philippe le Bel, recommande des mesures répressives : « Et pour ce, si tôt que telles alliances viennent à la connaissance du souverain ou d'autres seigneurs, ils doivent jeter les mains à toutes les personnes qui se sont assentuées [ont participé] à telles alliances et tenir en longue prison et étroite ; et quand ils ont eu une longue peine de prison, l'on peut lever de chacune personne 60 sous (1200 francs d'aujourd'hui) d'amende ».
Ces lignes sont inspirées par des faits qui se produisirent assu- rément plus d'une fois, mais les artisans restèrent généralement attachés à leurs patrons dans la lutte que ceux-ci vont engager contre le patriciat urbain : cause principale des grands conflits qui marqueront le règne de Philippe le Bel.
Sources. G. Fagniez. Docum. relatifs à l'hist. du commerce et de l'indutlrie en Fr , 1898-1900, 2 voL — Le livre des métiers d'Et. Boileau. Coll.de l'hist. gén. de Paris, 1879. — Les métiers et corporations de la V. de Paris, éd. R. de Lespi- nasse, môme coll., 1886-97, 3 vol. — Les Métiers de Bloi^, éd. Alf. Bourgeois, 1892-97, 2 vol. — Beaumanoir. Coût, du Beauvaisis, éd. Salmon, 1899-1900, 2 vol
Travacx dks historiens. Jacq. Flach. Les Origines de l'anc. France, <886 1917, 4 vol. — Levasseur. Hist. des classes ouvrières en Fr.. 18.57. — G. Fagniez Elude sur l'industrie au Xllh siècle, 1877. — l>t. Marlin-Saint-Léon. Hist. des corpor. de métiers, 18'j9. — Ch.-V. Langlois. La Vie en Fr. au moyen âge, 1908.
CHAPITRE XVn
PHILIPPE LE BEL
Portrait de Philippe le Bel. La vie à la Cour de France. Le brigandage féodal. Les révoltes populaires L'administration royale, baillis et bedeaux. Les premiers États généraux. Les légistes. Les appels d'Aquitaine. Sources de dirficultés avec l'Angleterre. Les déprédations sur mer entre Anglais et Français. Guerre entre Philippe IV et Edouard I". Alliance du roi d'An- gleterre avec le comte de Flandre. Défaite des Anglais à Beauregard et des Flamands à Furnes (1297). Boniface "VIII, son conflit avec Philippe le Bel. Guillaume de Nogaret. Le soulèvement des communes flamandes, Pierre Conincet Guillaume de Juliers. Les Mâtines de Bruges et la bataille de Cour- trai (1302). Le traité de Paris (20 mai 1303). L'attentat d'Anagni (7 sept. 1303). Mort de Boniface VIII. Victoire de Mons-en-Pévele (18 août 1304) Lleclion de Clément V. Administration financière : Enguërran de Marigny. Procès et con- damnation des Templiers. Scandales à la Cour de France. Mort de Philippe le Bel. Philippe le Catholique.
Le règne du diable.
La croisade d'Aragon s'était terminée sur un échec. Après la mort de Philippe le Hardi, le 5 octobre 1285, à Perpignan, la direction de l'armée fut prise par son fils aîné, âgé de dix-sept ans. Dès le premier moment, celui-ci s'était opposé à cette expédition au delà des Pyrénées, lointaine et chimérique. Après avoir célé- bré dans la cathédrale deNarbonne les obsèques de son père, Phi- lippe le Bel revint sur Paris.
Le roi Philippe IV, appelé par ses contemporains déjà Philippe le Bel, était un grand jeune homme aux fortes épaules et aux membres robustes. Quand la Cour était réunie, il dépassait l'assemblée de toute la tête, par quoi il rappelait son grand-père, mais tandis que saint Louis était svelte et grêle, la vigueur de son petit-fils répondait à sa haute taille. En appuyant ses poings carrés sur les épaules de deux hommes d'armes, il les faisait ployer
334 LA FRANCE FKODALE
jusqu'à terre. « Il avait si grande fourchure de cuisses et de jambes, écrit le Templier de Tyr, que ses pieds n'étaient qu'à une paume du sol quand il chevauchait ». Il se tenait très droit et, naturel- lement, avait une altitude majestueuse. « En le voyant parmi bien d'autres, note un contemporain, nul n'avait à demander qui était le roi ». Des boucles blondes encadraient le visage d'une • éclatante blancheur. Il avait de grands yeux bleus, bleu d'acier. L'expression en était dure, hautaine. La majesté de ce regard intimidait ceux qui comparaissaient devant lui. L'évêque de Pamiers, Bernard Saisset, en perdit la parole et s'en vengea par une boutade :
« Notre roi, disait-il, ressemble au duc, le plus beau des oiseaux et qui ne vaut rien. C'est le plus bel homme du monde; mais il ne sait que regarder les gens fixement, sans parler ».
Tout ce que l'on apprenait du jeune monarque était en har- monie avec son extérieur digne et grave. Un Italien parle de sa « jeunesse vénérable ». Ses mœurs étaient pures; trop sauvages peut-être : un de ses premiers actes fut d'expulser les femmes de la Cour.
Philippe le Bel avait une piété austère. Tous les matins il assis- tait à la messe; deux jours par semaine il observait un jeûne rigoureux ; sur son corps il portait un cilice et, par son confesseur, il se faisait donner la discipline. Ses adversaires eux mêmes ne le présenteront pas sous un jour différent. Ils auraient dit avec Guillaume de Nogaret :
« Il est chaste, humble, modeste de visage et de langue. Jamais il ne se met en colère. Il ne hait personne, il ne jalouse persoime, plein de grâce, de charité, pieux, miséricordieux, suivant toujours la vérité et la justice. .Jamais la déiraction ne trouve place dans sa bouche. Il est fervent dans la foi, religieux dans la vie; il bâtit des basiliques et pratique des œuvres pies... Dieu fait des miracles par sesmains».
Il construisit des monuments somptueux, le Palais de Justice dont les tours se reflètent dans les eaux de la Seine. Quand il s'agissait de faire honneur à la maison de France, il déployait une pompe éclatante; mais dans sa vie quotidienne il était d'une exlième simplicité. A sa table on ne servait que trois plats. Les jours de maigre, (juatrc plats étaient autorisés. Philippe le Bel n'admettait dans son palais que les vins récoltés dans ses vignobles et ceux-ci n'étaient situés ni en Champagne, ni en
PHILIPPE LE BEL 3^5
Boiirjïogne.nidans le Bordelais. Encore à la table du roi ne buvait-on que de l'eau rougie. Pour dessert, les fruits récoltés dans le verger roval ; en carême des noix, des figues et des raisins secs.
Sa mise était simple comme sa table. Avec les siens, avec ses ministres et ses officiers, il menait une existence familiale, et sa familiarité était égale avec ses sujets. Le Florentin Barbarino exprime sa surprise de voir ce terrible Philippe le Bel, qui ft répandait son ombre sur toute la chrétienté » (Dante) rendre bonnement leur salut à trois ribauds de la plus basse condition, et se laisser arrêter par eux à Tencoignure d'une rue pour écouter leurs doléances. Le roi restait debout, les pieds dans la boue ; il portait une coifl'e blanche ; les trois soldats lui parlaient leur toquet à la main. Et Barbarino ne laisse pas de noter le contraste de ces façons royales avec la morgue des seigneurs florentins.
Son unique distraction était la chasse. Il avait à Fontainebleau une meute de quarante-deux lévriers. Sachant par là lui être agréa- bles, ses sujets venaient lui offrir des vautours ou des gerfauts.
Contrairement à son père, qui était illettré, Philippe le Bel avait reçu par les soins de son précepteur, le chapelain Guillaume d'Ercuis, une forte instruction. Il entendait le latin et conserva le goût de l'étude.
Tel est le prince de qui des historiens célèbres, Michelet, Benan, ont écrit: «On dirait volontiers que son règne est le règne du diable».
Sous saint Louis, la société féodale avait atteint son apogée; « âge d'or », diront cinquante ans plus tard les seigneurs féodaux, mais déjà s'annonçait la décadence
Grâce à la protection que les seigneurs avaient assurée au travail dans les campagnes et à l'organisation que les patriciens lui avaient donnée dans les villes, l'agriculture avait prospéré, l'industrie était née, le commerce s'était étendu; une paix relative régnait sur le pays. En raison même de ces progrès, dont seigneurs et patriciens avaient été les principaux artisans, leur rôle devenait inutile ; cependant ils continuaient à percevoir les droits, à jouir des privilèges que ce rôle, au temps où il avait été nécessaire, leur avait assurés.
On voyait les barons féodaux continuer à lever des redevances sur le plat pays, et jusque dans les villes, droits de justice, cens et dîmes, péages et tonlieux.. droits de relief et de mutation, meilleur ca tel, champart, corvées et banalités. Lechampart forçait
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à verser entre les mains du seigneur une quote-part de la récolte; les corvées obligeaient à fournir un certain nombre de journées de travail. Les murs du donjon crénelé qui, au temps de la formation féodale, avaient offert des remparts protecteurs au paysan, lequel avait aidé à les construire, ne défendaient plus qu'une exploitation injustifiée et le paysan ne songeait plus qu'à les démolir.
Le commerçant, qui transportait ses marchandises d'un point à l'autre du pays, se heurtait à des exigences égales. Au croisement des chemins, au passage des ponts, au gué des rivières, à la levée des écluses, à l'entrée des canaux, à l'orée des bois, à chaque coin, tournant ou carrefour, il voyait apparaître les agents de quelque fisc local, flanqué d'hommes armés, qui s'abattaient sur ses bagages comme des oiseaux de proie et ne lâchaient prise qu'après avoir levé rançon.
Les écrivains de la fin du xiii' siècle, en particulier Jean de Meun, l'auteur du Roman de la Rose, que Philippe le Bel lisait souvent, traduisent les colères populaires :
Aux premiers âges, écrit Jean de Meun ;
Riches estoient tout égaument
Et sentraimoi-ent loiaument
Les simples gens de bonne vie :
Lors iert [était] amour sans seigneurie.
Il fait dire aux vilains parlant des nobles:
Nous sommes hommes commme ils ont, Tels membres avons comme ils ont, Tout aussi grand cœur nous avons.
Aussi bien, poursuit le poète, quelle est la vertu de cette noblesse qui exploite la commune gent '?
Klie est trop en mœurs déparée, El de ses devanciers sevrée Oui se menèrent noblement. Ils sont ligné-e délignoe. Contrefaite et mal alignée, En eux a'a pas d'alignement.
Ouvrons le doctrinal de Jean De Weert : «A lafînduxiii" siècle, des provinces entières sont déchirées par les rivalités des familles Dobles, les barons du pays prenant parti, qui pour l'un, qui pour
PHILIPPE LE BEL 337
l'autre, etse battant sur le dos] de Jacques Bonhomme. Un homme du peuple n'est plus assuré de son bien. De son donjon, dressé sur la motte prochaine, semblable à l'oiseau de proie dont il porte le nom, le hobereau fond sur ses voisins ; ceux qui possèdent de riches demeures sont transportés dans les châteaux crénelés et jetés en quelque cul de basse-fosse; ils y sont mis à la torture jusqu'à ce qu'ils aient cédé une partie de leurs biens. Les mar- chands sont détroussés, ou bien les nobles s'associent à de francs brigands, auxquels ils donnent asile en leurs donjons, pour par- tager avec eux les dépouilles conquises. D'autres seigneurs se louent comme mercenaires. Ce n'est pas qu'ils prennent intérêt à la cause qu'ils vont défendre. Leur intérêt consiste à tuer et à piller; moyen de faire fortune. Voilà les nobles ! » conclut Jean De Weert. « Quel bien me reste encore de toi, cher époux! s'écrie la veuve du seigneur de La Roche-Guyon. La pauvreté règne dans ta demeure : tu t'es abstenu de tout brigandage sur les voisins et sur les pauvres. »
Dans les villes, la situation est semblable. Le patriciat, lui aussi, s'est déclassé. L'absorption des libertés municipales, par le pouvoir royal, thème à lamentations sous la plume des historiens modernes. Mais cesllbertésmunicipales, qu'étaient-elles devenues ? La population des villes est divisée en deux classes : le patriciat et le «commun ». Les patriciens ont tous les privilèges ; privilèges qui, à leur origine, s'étaient trouvés justifiés par l'action que le patriciat avait eue sur la formation, sur le développement et sur la défense de la cité; mais qui, depuis des années, n'ont plus de raison d'être. Beaumanoir, décrit la situation : « Les pauvres et les moyens n'avaient nulle des administrations de la ville; les riches hommes les avaient toutes. Ceux-ci s'enten- daient pour soustraire leur comptabilité à tout contrôle, et c'est vainement qu'on soulevait contre eux une accusation de fraude ou de barat( tromperie), pour fondée qu'elle fût. Aussi les pauvres ne les pouvaient-ils souffrir; mais ils ne savaient la droite voie de pourchasser leur droit, fors que de courir sus ».
Comme le patriciat craignait les émeutes, il interdisait aux artisans de se réunir à plus de sept à la fois, de faire entre eux des collectes, ou, comme disent les textes, de « boursiller ». Les contrevenants étaient punis de peines sévères, on les chassait de la ville, on leur crevait les yeux.
Ces précautions n'empêchèrent pas les révoltes. Au Puy, en
338 LA FRANCE FÉODALE
1276, le peuple poursuit ses ennemis jusque dans l'église, où ceux-ci parviennent à se barricader; il en arrache la toiture, pénètre dans l'édifice, et, après avoir percé les yeux aux collec- teurs d'impôts qu'ils y trouvent, les artisans les précipitent du haut du monument sur le pavé. En 1279, pour réprimer un sou- lèvement populaire à Provins, on pendit tant de gens que la ville en fut dépeuplée. L'année suivante, à Arras, les corps de métiers parcourent les rues bannières déployées. Les ouvriers crient : a A mort, les échevins et les riches hommes ! » A quelques-uns des mutins on coupa la tête, ce qui calma l'effervescence ; après quoi on traîna nombre d'émeutiers dans les rues, nus et pantelants ; leurs crânes cahotaient sur les pavés; les malheureux râlaient. D'autres furent pendus.
Peu après, le parti populaire prit sa revanche. I! s'empara du gouvernement de la ville. Les patriciens durent s'enfuir. Le grand poète, Adam de la Halle, qui tient leur parti, les suit en exil. C'est à cette occasion qu'il écrit son fameux « congé » dont s'inspirera peut-être le « testament » de Villon :
Arras! Arras! ville de plait;
Et de haine et de déirait (calomnie)
Qui soliez^ètre si nobile...
Un charmant motet, du môme Adam de la Halle, montre la « belle compagnie » de la ville.
Laissant aini.s et maisons et harnois,
Et fuyant, çà deux, çà trois,
Soupirant en terre estraigne (étrangère)...
A Douai, la même année, la classe ouvrière se soulève contre les marchands. Onze échevins sont massacrés. Le 15 novembre l'émeute est réprimée dans le sang.
Mouvements populaires qui se répètent à Châlons, à Rouen, à Ypres, à Bruges, à Lille, à Alby, à Cahors, à Bordeaux, à Tournai
Le clergé traversait une crise semblable. Elle est signalée par le concile de Rouen en 1200.
La France se désagrège. L'une après l'autre, les institutions qui, du fondement au faîte, soutiennent l'édifice, craquent et s'effondrent Mais, dans cette crise, le pouvoir royal a-t-il en
PHILIPPE LE BEL 339
mains les moyens d'accomplir sa tâche? Les seigneurs féodaux lui crient : « Le roi n'a rien à connaître ni à voir en nos terres ».
Parmi les grands feudataires, les uns, conmie le roi d'Angle- terre, duc d'Aquitaine, sont aussi puissants que le roi de France; les autres, comme le duc de Bretagne et le comte de Flandre, commandent en des provinces qui vivent d'une vie étrangère. Les Languedociens détestent les Français. D'une exti-émité du pays à l'autre, une multitude d'usages, coutumes, traditions, juridictions, privilèges, contradictoires et divers, mais vivaces, auxquels le roi ne peut toucher; la grande masse de la nation soulevée contre les classes dirigeantes, qui n'en continuent pas moins à faire jouer les ressorts de l'action publique ; désorganisation, anarchie, menace de voir plusieurs provinces devenir indépendantes ou tomber en mains étrangères. Voilà le règne du diable dont parlent Michelet et Renan.
Les légistes.
Dans ce vaste pays, hérissé d'indépendances locales, le roi était représenté par trente-six officiers, qu'on nommait « baillis», dans le Nord et « sénéchaux» dans le Midi : grands personnages qui touchaient sur le trésor royal des traitements élevés. Le roi leur envoyait de temps à autres des instructions. Pour faire exécu- ter ces instructions, baillis et sénéchaux avaient sous leurs ordres quelques officiers, appelés prévôts dans le Nord, beyles dans le Midi. Ces prévôts n'étaient pas choisis par le roi : ils affermaient une charge donnée au plus offrant. D'une charge ainsi acquise ils devenaient propriétaires. Leurs fonctions consistaient surtout à percevoir le produit des domaines royaux et les amendes judi- ciaires.
Les prévôts avaient sous leurs ordres des sergents, aussi appelés « bedeaux ». Sergents et bedeaux étaient également propriétaires de leurs charges, ilsles avaient achetées les uns et les autres. Dans l'exercice de leurs fonctions, ils tenaient en main une courte baguette ronde ornée de fleurs de lis. Ces fonctions étaient, quand et quand, celles de nos huissiers et de nos gen- darmes. Le peuple les détestait. Un prédicateur populaire. Frère Nicolas de Biard, s'écriait : « Comme le loup se faufile pour enlever les moutons, ainsi les bedeaux épient l'occasion de piller ce qui ne leur appartient pas».
340 LA FRANCE FEODALE
Ces personnages qui, par leur nombre et par leurs fonc- tions, étaient le plus ferme et, en réalité, le seul appui de l'autorité royale dans le pays, étaient mal vus du roi. On les tenait à la Cour pour « une multitude infinie qui dévorait la substance du peuple ». En 1303, Philippe le Bel ordonne d'en réduire le nombre des quatre cinquièmes.
Baillis, prévôts et bedeaux, voilà tout ce dont le roi disposait pour gouverner. Singulier gouvernement. Les baillis tenaient des assises ambulantes; mais ils n'avaient pas le droit de siéger dans les domaines des seigneurs, ni dans ceux des abbayes, ni dans le ressort des juridictions échevinales. Mais où donc pouvaient-ils bien siéger ?
Baillis et prévôts prêtaient le serment d'être bons et fidèles serviteurs du roi et... de respecter les franchises locales, les- quelles faisaient essentiellement obstacle à l'autorité du roi. En 1303, il leur fut également enjoint de recevoir les ordres du roi avec respect... à moins que lesdits ordres ne fussent contraires aux intérêts du prince. Comme chacun d'eux se trouvait juge de cet intérêt, ils en faisaient à leur plaisir.
Considérons en outre l'étendue de territoire qu'un bailli avait à administrer. LaBretagne était du ressort du bailliage de Tours. On imagine quelle devait être, dans les environs de Rennes, ou de Quimper, l'action d'un bailli installé à Tours; étant donnés l'état des'communications, la suzeraineté des ducs de Bretagne, les franchises locales, les mille et une juridictions indépendantes, les occupations dont notre bailli était accablé, l'ignorance où il était de ce qui concei^nait ses administrés.
Et cependant, dans ce royaume organisé comme il vient d'être dit, sans que le prince eût réellement dans ses mains les ressorts utiles à faire valoir son autorité, cette autorité était la seule force qui pût soutenir la société croulante, conserver l'union des pro- vinces, réconcilier les classes eimemies.
C'est un des beaux moments de l'histoire de France. Le roi est sans pouvoir et il est tout-puissant ; il ne lui serait en nul lieu possible d'imposer sa volonté, et, en tous les lieux, cette volonté s'impose. C'est qu'il a mieux pour agir que les rouages compliqués d'une bureaucratie administrative: il a pour lui la foi monarchique.
Dans la situation où se trouve le pays, les Français sentent instinctivement que, seule, In personne du roi peut en
PHlLll'l'K Lli BEL 341
préserver l'intégrité ; en face de la crise qui les menace, ils voient que, seule, elle peut refréner les luttes sociales, donner progressivement à la nation la communauté de lois et de coutumes qui lui est nécessaire; et ils mettent dans ce sentiment une énergie qui le fera triompher des obstacles.
On doit ajouter que Philippe le Bel se trouva posséder, à un degré remarquable, les qualités utiles à un monarque français de ce temps.
Il sent que sa force est dans les sentiments qui le lient à son peuple, et il fait de son gouvernement le gouvernement de lappel au peuple. Philippe le Bel n'a jamais pris une mesure impor- tante, il n'a jamais traversé une épreuve redoutable, il ne s'est jamais engagé dans une entreprise aux graves conséquences, sans se rapprocher de la nation, sans prendre son avis, sans lui exposer sa ligne de conduite, sans s'efforcer de se justifier à ses yeux : assemblées populaires, missionnaires ambulants, réunions dans le jardin du Palais, lettres patentes répandues en tous lieux.
Confiance et dévouement réciproques : le peuple s'attache à son roi et lui voue une aveugle fidélité.
Dans les circonstances critiques, Philippe le Bel réunit des assemblées où l'érudition a pu retrouver les premiers essais fl'Etats généraux. Ses sujets y envoient des représentants. Est-ce pour y faire entendre leur opinion, pour y exposer leurs intérêts, pour y donner des avis ou des conseils ? Lisons les pou- voirs donnés par les électeurs à leurs députés. Les uns sont nommés « pour entendre ce que dira le roi » ; les autres pour « approuver ce que veut le roi » ; d'autres « pour exécuter ce qui plaira au roi ». Rien déplus caractéristique.
Cette foi monarchique n'eut pas seulement des fidèles innom- brables dans toutes les classes de la nation : elle eut ses fana- tiques.
(3n vit alors les Français devenir partisans de l'autorité royale et de son extension, avec frénésie. Cinq siècles plus tard un mou- vement semblable éclatera, produit par des causes semblables et amenant de semblables résultats Les « Jacobins » sei'ont fana- tiques de la « liberté », qui signifiait pour eux la « concentration administrative », comme leurs précurseurs les « royaux » — le mot est du .xiii" siècle — auront été fanatiques de la royauté. Ces royaux produiront les fameux « légistes » et la classe, qui prit une si rapide extension, des « chevaliers le roi ».
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A côté de la noblesse féodale produite par le développement progressif de la famille, se crée, après trois siècles, une noblesse administrative. Celle-ci tire ses titres de l'autorité royale qui va réorganiser la nation. L'un des plus illustres de ces « chevaliers le roi », Guillaume de Nogaret, les définit :
« Ils ne sont pas nobles, mais ils sont chevaliers, chevaliers du roi. parce que le roi les a reçus pour ses hommes : de là ils tirent leur honneur, leur dignité, et s'appellent chevaliers du roi. Ils sont en nombre infini dans le royaume de France. »
Hommes d'une classe nouvelle. Ils ont la science du droit; ils ont la passion du pouvoir royal ; ils ont étudié l'histoire romaine et rêvent d'une monarchie universelle comme celle que gouver- naient les Césars; ils ont le sentiment de la patrie qu'ils veulent grande et respectée ; ils ont la vision des antiques frontières de la Gaule que leurs efforts tendront à reconquérir. Ce .n'est plus la puissance de leur famille qui fait leur force, ni la valeur de leur épée; c'est leur intelligence personnelle, leur dévouement au pouvoir royal. Ils sont les vrais créateurs de l'Etat moderne. Et comme l'État se concentre alors dans la Cour du roi : ils sont dirigés par une idée dominante, et qui — telle dans le cerveau des Jacobins de 93 l'idée d'une France administrative et centra- lisée — devient chez eux une idée fixe : l'extension des droits du roi.
Comprendre l'œuvre des légistes, c'est la justifier. L'extension des droits du roi était à cette époque l'unique moyen d'organiser, c'est-à-dire de pacifier et de sauver le pays. Aussi avec quelle pas- sion ils s'emportent contre tout ce qui pourrait faire entrave à leur rêve, à la grandeur de la patrie et à son unité. Ne perdons pas de vue les Jacobins de 93, ce sont les mêmes hommes, les mêmes caractères et qui poursuivent le même but, par les mômes moyens : la destruction des autorités et des libertés locales — ce que les hommes de 93 appelleront « le fédéralisme », — et les conquêtes sur l'étranger. « Les légistes, écrit Renan, fondèrent cette noblesse de robe dont le premier acte fut d'établir la toute- puissance du roi, d'abaisser le pouvoir ecclésiastique, et dont le dernier acte fut la Révolution ».
Ces légistes, Philippe les fit sortir, suivant les conseils de Gilles de Rome, de la gent moyenne. Il confine la noblesse seigneuriale dans le service de la Cour et de l'armée. Des membres de cette noblesse, il fait de hauts personnages portant sur leurs robes dos
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armoiries pittoresques; mais, auprès d'eux, « les petites gens du conseil du roi » ont en mains la direction de l'Etat.
Dès le premier jour, entre le roi et les légistes s'établit un pacte inviolable Ils se sont réciproquement compris et ils se soutiennent inébranlablement.
Parmi ses légistes, Philippe le Bel trouva des hommes de la plus rare valeur et qu'il porta au sommet de l'Etat.
Le plus éminent d'entre eux fut sans doute l'Auvergnat Pierre Flote, qui, de simple sergent, devint chancelier de France, le premier laie qui ait été revêtu en France de cette dignité II rem- plit des missions les plus diverses, administratives, judiciaires, diplomatiques. Son éloquence lui valut une célébrité européenne. C'est lui qui prononça au nom du roi. le 10 avril 1302, dans l'as- semblée des Etats réunis à Notre-Dame, le discours contre Boni- face VlII qui eut un si grand retentissement. Nous n'en avons malheureusement conservé qu'une phrase; mais nous avons le dis- cours qu'il prononça à Londres, le 15 juin 1298, devant Edouard P', où il parle avec tant de force et de fierté de ce qui remplissait son âme, de la grandeur du roi de France.
Boniface VIII l'avait pris en exécration et poursuivait de ses sarcasmes « ce borgne de corps, aveugle d'esprit ». Il l'appelait couramment « le petit avocat borgne », et c'est l'impression qu'en a gardé la postérité. Pierre Flote était devenu un très haut et puissant seigneur, par le rang, par le caractère, par la fortune. Il menait un train princier. Sa fille épousa le connétable de France, Gaucher de Châtillon. Lui-même était un homme d'armes éprouvé. Il sauva Lille, au début de la campagne de 1302, en se jetant opportunément dans la place avec un corps de troupes, et tomba sous les murs de Courtrai, les armes à la main, dans la journée des Eperons d'or. Encore si le chef de l'armée française, le comte d'Artois, eût écouté les conseils que Flote lui donnait au début de l'action, la bataille n'eût pas été perdue.
Autour de Pierre Flote, d'autres légistes auxquels le roi confiai l les fonctions les plus variées, celles d' « enquêteurs-réformateurs » surtout.
Ces enquêteurs-réformateurs de Philippe le Bel, choisis parmi les chevaliers et les clercs du roi, se comptent par centaines ; et les missions dont ils furent chargés par milliers. Ils sont les successeurs des fameux enquêteurs de saint Louis; mais tandis que la mission de ceux-ci se bornait à rendre une justice d'appel, les enquêteurs-
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réformateurs de Philippe le Bel, non seulement entendent les appels que les habitants formulent des sentences rendues par les juges locaux, mais s'occupentde l'organisation générale du royaume, ramènent les coutumes corrompues à l'état où elles étaient « au temps du bon roi saint Louis », veillent à l'entretien des ponts et chaussées et gardent partout d'un œil vigilant les droits du roi. Arrêter les usurpations du clergé, tenir la main à ce que les abbayes paient les taxes de main-morte, faire rentrer les impôts, empêcher que la noblesse ne foule le menu peuple, tel est encore leur rôle. Le chevalier Hugue de la Celle est envoyé en Poitou où il demeure quatre ans. La mission est de mettre fin prompte- ment « sans aucune forme de procès », écrit le roi, « aux attaques à main armée et aux meurtres qui désolaient le pays et aux usur- pations des officiers royaux ». Et ce dernier trait ne doit pas sur- prendre quand on pense au caractère de ces officiers, propriétaires d'une charge qu'ils ont payée et à laquelle ils cherchent naturelle- ment à faire produire le plus possible. « Afin de détourner les sujets de dénoncer leurs crimes, écrit le roi lui-même, nos officiers affirment que, s'ils sont suspendus de leurs offices, ils seront bientôt replacés ; ils disent que les nombreuses enquêtes, qui ont été faites autrefois contre eux, n'ont abouti à rien, et que celles que l'on fait maintenant n'aboutiront pas davantage. Les uns menacent les plaignants, les autres ont l'art d'obtenir de nos parents et de nos familiers des lettres pour masquer leurs délits : d'autres achètent le silence de leurs victimes ». Ainsi s'achève le tableau.
Les appels d'Aquitaine.
Le roi portait plus particulièrement son attention sur les pro- vinces du Sud-Ouest, Gascogne, Limousin, Quercy, Périgord, Agenais, comprises sous la dénomination générale de « duché d'Aquitaine ». Elles avaient pour suzerain immédiat le roi d'An- gleterre, et celui-ci était d'autant plus à craindre que, dans le moment, la couronne anglaise était portée par un homme de la valeur d'Edouard P^
On rendra cette justice à ce dernier, qu'il exécuta féalement les obligations qui le liaient au nouveau roi de France. Le mer- credi de la Pentecôte 1287, il se rendit à Paris, en équipage de vassal et, dans la grande salle du Palais, prêta serment de foi et
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d'hommage entre les mains de Philippe le Bel, pour les terres qu'il relevait de sa couronne.
De son côté, Philippe le Bel, poursuivant la ligne politique tracée par saint Louis, passa en 1289 un nouveau traité avec la couronne d'Angleterre par lequel il lui cédait les villes de Limoges, Cahors et Périgueux, que, en droit strict, il eût pu con- server; il céda la partie de la Saintonge sise au sud de la Cha- rente; quant aux parties du Quercy sur lesquelles le monarque anglais élevait ses prétentions, Philippe le Bel refusa d'en des- saisir sa couronne ; mais, en manière d'indemnité, il assigna au monarque anglais une rente annuelle de 3 000 livres tournois. En retour, et se réglant ici encore sur saint Louis, il avait soin de faire reconnaître une fois de plus la suzeraineté delà couronne de France sur l'Aquitaine tout entière.
Comme les autres provinces de France, l'Aquitaine était divisée en deux factions hostiles l'uneàTautre: d'une part la haute noblesse féodale et le patriciat urbain ; d'autre part, la petite noblesse des campagnes et le parti populaire dans les villes.
Cette dernière faction, petite noblesse et menue bourgeoisie, assistée de la classe ouvrière, sympathisait avec le gouverne- ment anglais, dont les représentants en Aquitaine la soutenaient dans sa lutte contre la grande noblesse et contre le patriciat qui recherchaient la faveur du roi de France.
Le parti du roi de France se fortifiait par le système des avoueries, c'est-à-dire qu'il tirait à lui les hommes qui, pour échapper à la suzeraineté d'un seigneur immédiat, se décla- raient hommes du suzerain supérieur et lointain, partant moins gênant, en fait le roi de France.
Ces « avoués » du roi se groupaient dans les villes-neuves, les fameuses villes neuves du xiii° siècle — • on les nommait « bas- tides» dans le midi — . C'étaient des lieux fortifiés et munis de chartes royales, qui se gouvernaient indépendamment des suzerainetés locales, avec la prétention de n'avoir d'ordres à rece- voir que du roi de F'rance. C'est surtout sur la frontière nord de l'Aquitaine, voisine du domaine royal, que les bastides se multi- plient, pour essaimer jusqu'à la frontière d'Espagne.
Déjà l'on aperçoit les sources de conflit entre le roi de France et son vassal le roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine. Puis les « cas royaux ».
On appelait ainsi les délits qui intéressaient « la sûreté gêné-
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raie du rovaume ». Définition élastique et que les légistes se gardaient de préciser. Les cas royaux, disaient-ils, ce sont les cas qui « toukent le roi », Or, dans le royaume entier, y compris l'Aquitaine, les cas qui touchaient le roi — il s'agit naturellement du roi de France — ressortissaient au roi. Il n'était rien qui ne put devenir cas royal. Et sitôt qu'un délit, qualifié de cas royal, avait été commis en Aquitaine, apparaissaient des officiers, armés d'écus fleurdelisés et soutenus d'une bonne escorte, qui se mettaient à arrêter, emprisonner, séquestrer, confisquer, questionner, ver- baliser, instrumenter, comme s'ils se fussent trouvés à Paris.
C'était enfin le fait des appels.
En droit féodal, toute personne condamnée par le tribunal de son suzerain immédiat, jouissait de la faculté d'appel à son suzerain supérieur; qu advenait-il? V>n particulier perdait son procès devant les officiers du duc d'Aquitaine, c'est-à-dire du roi d'An- gleterre: il en appelait à la Cour de France. De ce moment, en ce qui le concernait, toute action des pouvoirs locaux était suspen- due. Il se trouvait, lui, les siens, ses biens, les biens en litige, placés sous l'autorité du roi de France. 11 faut songer à la lenteur des communications et aux longues procédures de l'époque.
Il n'est plus possible, en Aquitaine, d'exécuter les malfaiteurs. Un assassin est condamné à mort. Il en appelle. De ce moment, le bourreau est tenu à distance et l'on voit apparaître des repré- sentants de la Cour de Paris qui tirent notre homme de la prison où il a été enfermé, pour le transférer ailleurs. Ainsi que le constatent les officiers anglais, « homicides et larcins demeurent sans nu! punissement ». De même, en matière civile. La partie qui succombait en appelait à la Cour de France. De ce moment les biens en litige étaient placés sous séquestre, et c'étaient par- fois des fiefs entiers, avec serfs et tenanciers, dont l'administration se trouvait ainsi suspendue pour des mois, pour des années.
Les officiers du roi d'Angleterre essayaient d'entraver les appels. Ils s'efforçaient d'accommoder les parties ou de s'entendre directement avec elles. Quand il leur fallait persuader un con- damné que le meilleur parti pour lui était de se laisser pendre, l'affaire n'allait pas toute seule. La tentative échouait-elle, les officiers anglais se mettaient à condamner systématiquement l'appelant dans tous les autres procès qu'il pouvait avoir en ins- tance. Exemplaire avertissement. Ce que voyant le roi de France déclara que les appelants seraient entièrement soustraits à la juri-
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diction du duc d'Aquitaine pour relever uniquement de la Cour de France et cela dans toutes les atïaires où ils se trouvei'aient engagés. Un autre procédé habituel aux représentants du monar- que anglais était de saisir les biens de la partie qui allait perdre, avant que le jugement fût prononcé, afin de pouvoir arguer ensuite que la saisie était antérieure à l'appel. L'appelant se trouvait ainsi privé de la jouissance de ses biens durant toute la durée de la procédure en Cour de France, laquelle était souvent très longue. Mais voici qu'aiTivalent des sergents français qui obligeaient les officiers anglais à lâcher prise.
D autres fois, les gens du roi d'Angleterre jetaient en prison, sans autre forme de procès, ceux qui faisaient appel à la Cour de France; là ils les contraignaient par menaces, par coups, ou par les plus cruels tourments, à renoncer à leur instance. Ils menaçaient de mort les clercs et les notaires qui osaient rédiger les actes. D'autres fois, saisissant les appelants, ils leur écartaient les mâchoires à l'extrême en leur introduisaut dans la bouche des coins de bois, en sorte que les malheureux se trouvaient dans l'impossibilité de proférer le moindre son, et, après les avoir ligotés sur la voie publique, ils leur criaient en dérision :
« Appelles-en donc au roi de France ! ».
Les appelants étaient également en butte aux violences de la partie adverse que soutenaient les officiers anglais; et le roi de France en vint à les autoriser à porter eux-mêmes des armes. En suite de quoi, leurs adversaires s'armaient pareillement; parents et amis prenaient parti qui pour l'un, qui pour l'autre, et, en attendant que le conflit fût jugé à Paris, on s'égorgeait dans les i"ues de Bayonne ou les chemins creux du Limousin.
Le sénéchal de Saintonge qui, de la frontière, avait la mission de faire respecter en ^Aquitaine l'autorité du roi de France, donnait aux appelants des sergents et des gardiens. Ceux-ci arrivaient armés de leur bâton fleurdelisé qui faisait d'eux une personne inviolable. A la demeure de l'appelant, au-dessus de la porte principale, ils accrochaient un écu fleurdelisé ; aux bornes de ses propriétés, ils fichaient des pieux où ils accrochaient encore des écus fleurdelisés. Ce qui n'empêchait pas les appelants, pour plus de sûreté, de se fortifier sur leurs terres et de s'entourer de soudoyers. Ainsi se multipliaient en France, dans les provinces anglaises, sous l'égide du roi de France, des centres de résistance au monarque anglais. Les adversaires du gouvernement de Londres
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le narguaient publiquement, escortés par des sei-gents français ; mais, d'autres fois, les sergents français étaient attaqués, chassés de leurs gardes, roués de coups ; source de nouveaux conflits entre la France et l'Angleterre.
Les environs de Dax et ceux de Riom étaient sillonnés par de vraies petites armées d'appelants qui rançonnaient leurs adver- saires et se déclaraient, du fait de leur appel, soustraits à l'autorité des magistrats locaux. A la faveur de ces désordres, des bandes de malandrins parcouraient le pays, faisant ouvertement violence aux habitants, saccageant maisons et églises, tuant, volant, pillant, et disant aux hommes du sénéchal anglais d'Aqui- taine qui se présentaient pour les mettre à la raison : « Nous sommes appelants à la Cour de France et n'avons rien à faire avec vous ! » Ils s'étaient môme procuré, on ne sait comment, des sergents d'armes français, pour couvrir leurs crimes de l'auguste patronage que ceux-ci représentaient.
Du fait des appels, l'administration du pays d'Aquitaine était devenue impossible. A moins que l'une des deux parties, le roi de France ou le roi d'Angleterre, ne renonçât à ses droits — ce que ni l'un ni l'autre n'était disposé à faire — la situation était inex- tricable. Quelle que fût la bonne volonté dont Philippe le Bel et Edouard P*" étaient animés à l'égard l'un de l'autre, la suzerai- neté française sur les provinces du Sud-Ouest que possédait la couronne d'Angleterre, rendait un conflit inévitable.
Néanmoins, si nous trouvons dans la situation de l'Aquitaine la cause véritable de la guerre qui éclatera entre la France et l'An- gleterre, elle n'en sera pas le prétexte.
Depuis des années les marins, sujets du roi de France, c'est-à- -dire les Normands et les Flamands, d'une part, et de l'autre les sujets du roi d'Angleterre, c'est-à-dire les marins anglais et gascons, étaient en lutte perpétuelle. La cause de ces conflits incessamment renaissants, était l'usage des lettres de marque délivrées par les gouvernements de l'un et de l'autre pays. Prenons un exemple entre mille. Un Anglais nommé Brown, propriétaire de draps, pour la valeur de 200 livres, en la nef d'un citoyen de Bayonne, nommé Duverger, se plaint au roi d'Angleterre de ce que lesdits draps ont été pris avec ladite nef, par des Français, en vue de Douvres ; par compensation, il demande de pouvoir prendre pour 200 livres de vins qui sont en une nef française, ancrée au port de Winchelsea. Cette dernière nef appartenait à
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des gens de Calais. Quand ces derniers se virent frustrés de leurs vins, ils demandèrent à leur tour, en Cour de France, une lettre de marque — c'est ainsi que ces autor-isations s'appelaient — pour pratiquer la course en mer sur des gens d'Angleterre ou de Bayonne et leur prendre des marchandises jusqu'à la con- currence de 200 livres sterling. Les lettres sont accordées, quelques marchands de Bayonne sont dépouillés; mais ils s'em- pressent de s'adresser au roi d'Angleterre, afin qu'il les autorise à reprendre pour 200 livres de biens sur les gens du roi de France. Il n'y avait pas de raison pour que ce jeu — un jeu de dépré- dations sanglantes — prît jamais fin. Il y avait même des raisons pour qu'il ne finît pas et se compliquât de plus en plus Ces lettres de marque étaient délivrées par centaines. On imagine ce que devenaient les rapports entre marins français et anglais depuis les côtes d'Espagne jusqu'à celles de Zélande.
Ces luttes étaient d'une extrême férocité. Normands et Fla- mands, comme Anglais et Bayonnais, étaient fiers de pendre, au sommet de leurs mâts, les marins du parti adverse dont ils parvenaient à s'emparer. Ils trouvaient plaisir à contempler ces cadavres, ballottés au vent. Voici que les Normands se saisissent des marchandises que porte un navire anglais attaqué en pleine mer, après en avoir noyé tout l'équipage : les Anglais ripostent en essorillant les marins qu'ils trouvent sur un vaisseau français. D'autres fois, Français ou Anglais laissent aller les bateaux à la dérive, après avoir préalablement coupé les pieds et les poings à tout l'équipage. Au soleil, en pleine mer, étendus sur le pont, les malheureux expiraient en une abominable agonie. Il serait trop long de passer en revue l'infinie série de ces massacres etpilleries.
Les officiers du roi de France et ceux du roi d'Angleterre conju- guaient leurs efforts pour tâcher de rétablir la paix entre les nations rivales. On rassemblait dans un port déterminé les marins des deux partis qu'on parvenait à réunir et on leur faisait prêter ser- ment de rester tous en paix; mais, loin de se calmer, le conflit prenait des proportions de plus en plus grandes. Les navires des deux nations ne sortaient plus que par flottes pour se prêter assistance réciproquement, et quand deux flottes ennemies se ren- contraient, on voyait s'engager de vraies batailles navales.
Le 24 avril 1293, grand nombre de marins anglais sortirent rlu port de Portsmouth sur plus de 200 vaisseaux. Quelques jours après, les Normands, sur 225 nefs bien équipées, quittaient l'em FuNcK-BiiENr.\No. — Le Moyen Age. 12
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bouchure de la Charente. La rencontre eut lieu le 15 mai 1293 sur les côtes de Bretagne, à la hauteur de la pointe Saint-Mathieu. Les lîavires étaient tous munis de « châteaux et de hourdis » qui les ti-.nsiormaient en vaisseaux de guerre. Au haut des mâts flot- taient de longues bannières de cendal rouge, larges de deux aunes, longues de trente. Ces bannières, disent les marins anglais, dans la relation qu ils ont laissée de ces événements, appelées en français « boucan », signifient a mort sans remède et mortelle guerre en tous lieux oîi mariniers sont ». Le combat fut terrible. Les Anglais remportèrent la victoire. Les vaisseaux des Français furent pris ou coulés. Quelques Normands, sur de légers esquifs, parvinrent à regagner la côte bretonne. On rapporta au roi de France que, dans la flotte anglaise, se trouvaient soixante forts vaisseaux de guerre qu'Edouard 1" avait fait équiper en vue d'une expédition en Palestine. Le gouvernement anglais aurait donc encouragé l'entreprise. Quelques jours après la victoire, Anglais et Rayonnais surprirent la Rochelle; ils pénétrèrent dans la ville, égorgèient, pillèrent, incendièrent, puis rentrèrent chez eux char- gés tle butin.
Philippe le Bel envoya une ambassade à Londres pour demander justice. Il exigeait la restitution des vaisseaux capturés, la liberté des matelots français prisonniers, des indemnités considérables. Edouard P"" le prit de haut. La Cour anglaise, répondit il, a des tribunaux qui entendent les plaintes et se prononcent en équité. Ce qui lui valut une citation lancée par Philippe le Bel en qualité de suzerain, en date du 27 octobre 1293, le sommant à comparaître en qualité de duc d'Aquitaine devant le Parlement de Paris, où il se justifierait des crimes commis par ses sujets, ou, à défaut, s'entendrait condamner. En attendant la comparu- tion du monarque anglais, Philippe le Bel ordonna la saisine des terres qu'Edouard possédait sous la suzeraineté de la couronne de France.
Les passions étaient surexcitées. A Bordeaux on massacre les Français. A Fronsac, des officiers de Philippe le Bel sont égorgés. Deux de ses sergents, qui avaient été mis comme gardiens au château de Cuiller, sont pendus. Jean de St-Jean, qui commandait en Aquitaine en qualité de lieutenant d'Edouard P*", fait trancher la tête à un chevalier qui faisait partie de la suite de Raoul de Nesie, maréchal de France.
Edouard l"% qui était cité devant le Parlement de Paris pour
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le 14 janvier, ne comparut pas. Il fut déclaré contumace et la Cour de Fj-ance déclara confisqué tout ce que la couronne anglaise possédait sous la suzeraineté des fleurs de lis.
Ne nous y trompons pas : nous sommes à l'origine de la guerre de Cent ans. La lutte complexe et désordonnée qui va dui-er un siècle et demi, et du moyen âge nous porter à la Renaissance, commence à cette rupture entre Philippe le Bel et Edouard l" ; guerre sociale, plutôt que guerre nationale ; longue fermentation d'éléments en conflit, d'où sortira un état social nouveau : la Renaissance.
La politique d'Edouard I", au début du conflit, n'a pas été comprise. Il envoya en France son frère, Edmond de Lancastre, pour ordonner à son lieutenant en Aquitaine, Jean de St-Jean, de remettre à Philippe le Bel le duché que celui-ci réclamait. Il y eut même une cérémonie de remise à Valence d'Agen, le 5 mars 1294, où le maréchal de France, Raoul de Clermont-Nesle, reçut au nom de son maître, des mains du sénéchal de Gascogne, Jean de Havering, la saisine des terres qu'Edouard P"^ possédait sous la suzeraineté française. En même temps on envoyait au roi de France les clés de Bordeaux, de Rayonne et d'Agen.
Quel était le but d'Edouard I"? Il voulait relarder l'action dm roi de France, car déjà Raoul de Nesle était sur la frontière d'Agenais avec une puissante armée. Les troupes anglaises étaient encore en Angleterre, et aux prises avec les Gallois. En outre, Edouard espérait reconquérir, les armes à la main, les terres dont la couronne de France venait de reprendre la saisine et se trouver de la sorte, après cette conquête, affranchi de la suze- raineté qui lui rendait le gouvernement de ces provinces impos- sible.
Tandis que, à Valence d'Agen, Jean de Havering remettait au représentant du monarque français la saisine de l'Aquitaine, du nord au sud de cette province les officiers anglais et leurs adhé- rents organisaient la résistance. Et quand les officiers français se présentèrent pour prendre possession des villes, Jean de St-Jean leur en fit fermer les portes au nez.
Philippe le Bel vit le pian de son rival. Il n'avait pas un moment à perdre. Durant qu'Edouard bataillait encore contre les Gallois, le maréchal de France, Raoul de Nesle, envahissait l'Agenais et la Gascogne, mettait des troupes dans Agen, dans Bordeaux et dans Bayonne.
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De son côté, Edouard agit avec toute la diligence possible. Il fit équiper une flotte et une armée. En Aquitaine, il pouvait comp- ter sur le parti populaire, c'est-à-dire sur les corporations de métier et sur la petite noblesse. Une diplomatie habile et bien munie d'argent ne tarda pas à lui acquérir un puissant faisceau d'alliances, dont il enserra la France. C'est d'abord ses deux gendres, le duc de Brabant et le comte de Bar, qu'Edouard arme contre Philippe le Bel ; puis, le roi d'Allemagne, Adolphe de Nassau, à qui il donne beaucoup d'argent, moyennant quoi, le 31 août 1294, celui-ci déclare la guerre à la France; puis le comte de Hollande, le comte de Gueldre, l'évêque de Cologne, le comte de Juliers, le comte de Savoie, une ligue importante de seigneurs franc-comtois. L'action corrosive de l'or anglais attaque l'intérieur môme du royaume de France. Edouard 1" échoue auprès du duc de Bretagne — que Philippe le Bel récompense de sa fidélité en érigeant son duché en paierie ; — mais il réussit auprès du comte de Flandre.
La situation était la même en Flandre qu'en Aquitaine. Le roi de France y exerçait des droits de suzeraineté qui rendaient au seigneur du pays le gouvernement de son Etat extrêmement diffi- cile. De plus, le comte de Flandre, qui se nommait à cette date Gui de Dampierre, avait besoin d'argent. C'était un seigneur français, d'origine champenoise. Il avait accompagné saint Louis à la croisade; il était le parrain de Philippe le Bel. Il avait soixante-dix ans, une longue barbe blanche, et il boitait, car il avait eu le talon coupé au cours d'une expédition contre les Hol- landais. De deux mariages consécutifs, il avait eu un grand nombre d'enfants, dont seize avaient survécu. C'était un bon père de famille. Durant sa longue vie, on le voit sans cesse occupé à procurer de bons établissements à sa nombreuse progéniture; et il y mettait d'autant plus d'ardeur qu'il n'avait que peu d'argent à leur donner. Dénûment lamentable. On a peine à voir ce cheva- liei" féodal se débattre sans trêve entre les doigts crochus d'usuriers juifs, caorcins ou lombards. Il doit de l'argent à tout le monde, à son tailleur, à son marchand de vin ; il en emprunte à tout venant, voire à ses domestiques ; puis, aux jours d'échéance, son coffie est vide.
Or voici qu'un beau matin le roi d'Angleterre lui fît offrir beaucoup d'argent et un mariage inespéré pour la petite Philip- pine, filleule de Philippe le Bel. Philippine épouserait le propre
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fils, aîné et héritier d'Edouard. Un jour, elle serait reine d'Angle- terre. Le vieux comte fut ébloui. Il savait qu'il n'avait pas le droit, comme pair de France, de conclure une telle alliance sans l'auto- risation de son suzerain. Il savait aussi qu'à Paris cette autorisa- tion lui serait refusée : l'Angleterre était en guerre déclai'ée contre la France. Edouard P' le rassura. N'était-il pas là, lui, roi d'Angleterre, duc d'Aquitaine, pour le défendre contre toute attaque? Aussi bien, la tentation était trop forte. Le 31 août 1294, Gui de Dampierre conclut le traité de Lierre en Brabant, pai' lequel Philippine de Flandre était fiancée à l'héritier de la couronne anglaise.
Cependant Philippe le Bel combattait son voisin d'outre-Mancho par ses propres armes. Au roi d'Allemagne, Adolphe de Nassau, il faisait porter par un financier italien, qu'on nommait en France « Monseigneur Mouche », plus d'argent encore que ne lui en avait envoyé Edouard I", en sorte qu'Adolphe, après avoir déclaré la guerre à la France, ne bougea pas. Ce que voyant, le duc de Brabant ne bougea pas davantage. Les deux compères n'en gar- dèrent pas moins l'argent anglais. Au comte de Savoie, Philippe le Bel oppose son ennemi héréditaire, le Dauphin du Viennois ; il s'allie avec le comte palatin de Bourgogne, Otton IV ; il recrute dans les ports italiens des flottes entières, vaisseaux, soldats et capitaines. Génois et Vénitiens étaient les premiers marins du temps. II envoie des subsides aux Ecossais, et, avec leur roi Jean de Bailleul, conclut une alliance, exact pendant de l'alliance scellée entre Edouard I" et Gui de Dampierre ; il s'assure le concours actif du duc Thibaud de Lorraine, du vaillant comte Henri de Luxembourg, de l'évêque de Cambrai, du comte de Hainaut, et, profitant de l'antagonisme entre Hollandais et Flamands, détache de l'alliance anglaise le comte Florent de Hollande pour s'en faire un adhérent. Il convient enfin de signaler le traité conclu entre Eric, roi de Norvège, et Philippe le Bel. Eric promettait de mettre à la disposition de la France une flotte de 200 galées, « longs vaisseaux qui allaient aussi bien à la voile qu'à la rame » ; enfin l'alliance de Philippe le Bel avec le roi de Majorque.
Le roi de France apprit le pacte intervenu entre le roi d'Angle- terre et le comte de Flandre. Il ordonna à celui-ci de venir lui parler. Ses lettres sont du 28 septembre 1294. Dès le mois sui- vant. Gui de Dampierre était à Paris. Philippe traita son vassal très durement. Il lui dit que, du fait de son alliance avec un
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ennemi déclaré, il s'était « déloyauté » et lui ordonna de faire venir sa fille Philippine à Paris ; que d'ici là, lui et ses deux fils, qui l'avaient accompagné, garderaient prison. Peu après, la petite princesse, âgée de sept ans, était au Louvre, où, de ce jour, sous l'œil de Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, elle fut élevée avec les enfants de France. Suivi de ses deux fils, Gui de Dam pierre retourna chez lui.
La guerre entre la France et l'Angleterre avait pris tout son développement. Le 26 octobre 1294, la flotte anglaise, qui por- tait l'armée destinée à reconquérir l'Aquitaine, fait son entrée dans la Gironde. A Bayonne, le parti populaire reprend le dessus, chasse les officiers français et livre la ville aux Anglais. De son côté, Philippe le Bel avait équipé une flotte, dont l'amiral Mathieu de Montmorency reçoit le commandement. Elle paraît devant Douvres, y débarque 1.^ 000 hommes. Edouard P écrivait à son peuple que le plan du roi de France était d'extirper jusqu'au der- niers vestiges de la langue anglaise. La tentative sur Douvres échoua et les Français durent se rembarquer après avoir incendié quelques édifices et pillé plusieurs couvents.
.Une seconde flotte anglaise part de Plymouth le 15 janvier 1296. Elle ravage l'île de Rhé, aborde en Guyenne, prend Blaye, Bourg- sur-Mer, n'ose attaquer Bordeaux, où commandait Raoul de Nesle et remonte jusqu'à La Réole, où le parti populaire fait également ouvrir les portes aux Anglais. Le 27 avril 1296, Edouard l" marque un gros succès : à Dunbar il écrase l'armée écossaise, et, le 10 juillet suivant, Jean de Bailleul,roi d'Ecosse, doit venir lui faire sa soumission. Mais déjà le roi de France a mis sur pied une seconde armée que dirige son frère Charles de V^alois. Celui- ci traverse l'Aquitaine ; La Réole est repris, les chefs du parti anglais sont pendus. Edmond de Lancastre, frère d'Edouard P"", est battu et se réfugie à Bayonne, où il meurt de ses blessures.
Jean de Lacy, comte de Lincoln, succède à Edmond de Lan- castre: Philippe le Bel lui oppose le prince qui passait pour le premier homme de guerre de son temps, Robert If, comte d'Ar- tois. Les adversaires se rencontrent le 30 janvier 1297 à Bonne- garde, dans les Landes, en un engagement décisif. Les Anglais sont mis en déroute. Jean de St-Jean, l'énergique et habile lieute- nant d"E(iouard i" en Aquitaine, se trouve parmi les prisonniers. La nuit tombante et les forêts prochaines protègent la fuite des vaincus, dont nul n'eût échappé.
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Quelques mois après, le même Robert d'A.rfois, à l'autre bout de la France, livrait une seconde bataille non moins importante. Les troupes du comte de Flandre et des princes allemands, que l'or d'Edouard 1°' avait équipées, étaient placées sous le comman- dement d'un chevalier allemand, renommé pour ses faits d'armes, Guillaume de Juliers l'aîné. Cette armée était l'unique espoir du vieux Gui de Dampierre. La partie se joua le 20 août 121)7, dans la plaine de Fumes. Les chroniqueurs montrent Robert d'Artois à la tète de l'armée française, sur son lourd destrier, « armé d'un fin jazeran (cotte de maille) d'acier et d'une haute gorgière, et, par-dessus, une manteline de satin pers (bleu), couverte de fleurs de lis d'or. Par devant lui, des cavaliers sonnaient cornets et buccines, qui remplissaient l'air du bruit de leurs fanfares. »
La victoire de Robert d'Artois fut complète. Guillaume de Juliers l'aîné se trouvait parmi les prisonniers, blessé mortel- lement.
La situation du vieux comte Gui de Dampierre était désespérée : trahi par la fortune, faiblement soutenu par le roi d'Angleterre, sur le point d'être abandonné par les siens. Il tint conseil avec ses deux fd.s aînés, Robert de Béthune et Guillaume de Crève- cœur. « Adonc, écrit un contemporain, s'abaubirent parce que deniers et amis et leurs villes et tout leur aide leur commençaient à faillir ». Le comte n'avait plus d'autre refuge que la clémence du roi.
Suivi de ses deux fils aînés et de quelques chevaliers fidèles il se mit en route pour Paris.
Or, si tôt que, de loin, il perçut la cité, le vieux comte Gui devint si pensif et « mélancolieux », « que, quand on parlait à lui, il ne savait que répondre ».
« Quand ils furent venus au perron, en la grande cour du Palais (aujourd'hui Palais de justice) où se trouvait le roi, le comte Gui et ses deux fils mirent pied à terre. Et ils montèrent les degrés jusqu'en haut avec le comte de Savoie qui les mena devant le roi ». — ^ « Lors ds se mirent tous Irois à genoux devant le roi, en grand signe d humilité et se rendirent à lui et se recomman- dèrent à sa bonne grâce, en eux mettant du tout à sa noble volonté. Le roi très bien les regarda, maisoncques un seul mol ne leur dit ; ainçois les fit partir de devant sa présence. Adonc lurent-ils tou'^ ébahis que le roi n'avait pas parlé ».
Philippe le Bel assigna comme résidence à Gui de Dampierre
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le château de Compiègne, à Robert de Béthune celui de Chinon et à Guillaume de Crèvecœur celui d'Issoudun en Berry. La tour de Compiègne, où fut enfermé Gui de Dampierre, était charpentée de telle sorte, lisons-nous dans les Anciennes Chroniques de Flandre, que par dehors chacun pouvait voir et regarder le comte. Et de loin on venait pour considérer la captivité du vassal insou- mis « ce dont celui-ci avait souvent si grand vergogne qu'il en voulait être mort, et si estoit jà tout ancien et chenu ».
Dans le monastère de Vyve-saint-Bavon, en Flandre, le 9 oc- tobre 1297, des trêves étaient conclues. Le traité se fondait sur le principe, « Ki tient se tiegne », c'est-à-dire que chacun des bel- ligérants devait continuer d'occuper, jusqu'à la paix définitive, les territoires dont il était maître au moment de l'armistice. Comme les armes de Robert d'Artois venaient de mettre dans les mains de Philippe le Bel la Flandre et l'Aquitaine, l'accord était tout à l'avantage du roi de France, qui va s'occuper activement d'orga- niser les pays conquis.
Les deux glaives.
Les trêves de Vyve-saint-Bavon avaient été négociées sous la médiation du pape Boniface VIIL Benoît Gaëtani, qui prit sur le trône pontifical le nom de Boniface VIII, avait été élu par le col- lège des cardinaux le 24 décembre 1294. Sa famille était d'origine catalane, mais elle était venue se fixer dans le pays des Volsques et avait pris rang dans la noblesse italienne.
Lui-môme était né à Anagni vers 1217. Il avait fait ses études à l'université de Paris, où il s'était distingué dans la science du droit. Par sa mère, il était neveu du pape Alexandre IV. Ses rela- tions de famille et une très grande capacité pour les affaires, un esprit très brillant, des manières gracieuses et avenantes, lui assu- rèrent rapidement à la Cour romaine une place prépondérante. Il y fut chargé de la gestion des finances pontificales. Tout en les administrant de la manière la plus avantageuse pour le St-Siège, il acquit une grande fortune personnelle et tripla l'étendue de ses terres patrimoniales en leur adjoignant le magnifique fief de Selvamoile.
Accroître, fortifier, rendre prospères et florissants les domaines qui font sa grandeur seigneuriale et celle des siens, va devenir sa principale préoccupation. Il était bien un homme de son temps.
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Les terres de labour venaient s'ajouter aux terres de labour, les bois aux vignobles, les pâtis aux gaignages, les fiefs aux châ- teaux; ses vassaux, ses clients, ses tenanciers croissaient en nom- bre, ses donjons se garnissaient d'hommes d'armes.
Bonilace VIII montait sur le trône de saint Pierre à l'âge de soixanle-dix-sept ans.
L'étude de l'Antiquité lui avait fait comprendre d'autres civili- sations que celle où il était né. Il avait pénétré la beauté de la religion antique, et, de cette admiration pour un autre culte que celui auquel il était attaché, il en était arrivé à réfléchir sur la vérité de la doctrine. Dante flétrit les nombreux athées qui exis- taient dans l'Italie de son temps. Entre ces sceptiques fins et cul- tivés et les rudes croyants qu'étaient dans la France féodale les petits-fils de saint Louis, on imagine le contraste.
Un Français, contemporain de Boniface VIII, dit de lui : « Il était lettré, sage et subtil ». Il était mondain et élégant. Il se plai- sait parmi les artistes et parmi les dames qui, à la mode du temps, tenaient des cours d'amour. Il se plaisait parmi les chevaliers italiens, parmi les hommes d'armes dont il garnissait ses châteaux et qui passaient leurs veillées à réciter Horace et "Virgile. Ses allures, écrit Ernest Renan, étaient plutôt d'un cavalier que d'un prêtre. A cette date, on voit encore des évêques conduire des armées. La charmante figure de Guillaume de Juliers, archevêque de Cologne, qui entraînera les milices flamandes à la victoire, aide à comprendre Boniface VIII.
Ils avaient le tort, tous deux, de ne pas peser leurs paroles. Boniface oubliait qu'un Souverain pontife ne pouvait plus tenir les propos dont, en agréable monsignore, il avait amusé les Flo- rentines. Il méprisait le scandale que devaient provoquer ses allures libres et mondaines. Hauteur de caractère assurément, mais où se mêlait de l'inconscience. Il meublait ses palais d'œuvres d'art et du caractère le plus profane. Il faisait tailler son image en pierre, d'où les Français concluront qu'il voulait se faire adorer. Il se plaisait à redire les chansons courtoises qu'il avait rimées en l'honneur des dames. Quel magnifique prince de l'Église n'eût-il pas fait au xvi^ siècle ! aussi excite-t-il, dans la pensée d'Ernest Renan, la plus vive admiration. Parmi les Italiens, ses contem- porains, il trouva des esprits cultivés et qui le comprirent; mais dans quelle stupéfaction ne devait-il pas plonger un Philippe le Bel, simple, fruste, fait du même bois que saint Louis.
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Un cardinal de la Fouille rapporte une conversation, au temps de Célestin V, à laquelle Gaëtani était mêlé. Plusieurs prêtres discutaient de la mei.leure des religions. Gaëtani intervint :
« Qu'est-ce que les religions? des créations humaines. Y a-t-il une autre vie que lu vie présente? L'univers n'a pas eu de com- mencement et il n'aura pas de fin. »
11 disait du paradis et de l'enfer : « Vit-on jamais quelqu'un qui en soit revenu? »
Sans doute il faut tenir compte du paradoxe, du désir de briller. La foi de Gaëtani était certainement pure et profonde, mais il croyait devoir sacrifier au goût de la noblesse italienne où l'on aimait à faire l'esprit fort.
Devenu pape, Gaëtani refréna l'inquisition, il lui arracha des victimes, fit relâcher des hérétiques. Nous y voyons son plus beau titre de gloire. Les écrits d Arnaud de Villeneuve effarouchaient les esprits d'une piété étroite : Boniface VIII le protégea. Il n'aimait ni les mystiques, ni les ermites, ni les ordres mendiants. Rêveurs dangereux, à son goût, parasites inutiles. Il aimait l'éner- gie, l'action, la vie large et libérale. Il trouvait aussi que les moineg et les ermites étaient sales et qu'ils sentaient mauvais.
Ajoutez que le cardinal Gaëtani avait été élu pape en de sin- gulières conditions. Le 5 juillet 1294, le choix du Sacré Collège s'était porté sur un ermite de Monte-Majello, un saint, pensait-on : Célestin V. Nature rustique et mystique, le brillant fardeau mis sur ses épaules l'épouvanta. A peine proclamé Souverain pontife, il ne pensa qu'à revenir à une vie meilleure, c'est-à-dire à sa cel- lule de Sulmone. Gaëtani lui persuada d'abdiquer, ce qu'il fit le 13 décembre. Dès le 24 du même mois, Benoît (iaëtani était élevé au Pontificat. Boniface VIII donna à son sacre (2 jan- vier 1295) un éclat extraordinaire. Le roi de Sicile et le roi de Hongrie marchaiept à pied devant lui, tête nue, tenant les brides de son cheval.
Cependant le pieux pontife démissionnaire s'était mis en roule pour regagner son ermitage. Boniface VIII se dit qu'il n'était pas pi'udent de laisser cet esprit faible entre les mains de ses advei-- saires. Il fit poursuivre le vieil ermite. Célestin, averti, voulut fuir, se réfugier en Grèce; mais les hommes de Boniface l'arrê- tèrent au moment où il allait s'embarquer, et il fut ramené à Rome, avec des marques de profond respect, pour ne pas révolte)- le peuple qui le suivait en foule, coupant des moiceaux de son
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habit, et arrachant des poils de l'âne sur lequel il était monté. A Rome, Bonit'ace VIII reçut son prédécesseur avec les plus grands éganls ; et avec les plus grands égards, il le fit empi-isonner en son château de Fumone, où Céleslin V ne tarda pas à mourir.
Bonit'ace VIII est dévoré du besoin de dominer. Certes, il veut le bien ; mais il ne le comprend que par sa propre grandeur. Les rêves magnifiques de Grégoire VII et d'Innocent III revivent en lui, exaltes par son orgueil. Dans la campagne romaine il a fait prévaloir la puissance de sa maison ; dans toute la chrétienté il veut dominer les rois.
Il faut lire ses bulles d'un style si nerveux et si vivant, parées de belles expressions latines et de périodes sonores : « Le Pon- tife romain siège sur le trône de justice : juge paisible, il dissipe le mal du mouvement de sa pensée »,
L'homme qui écrivait ces lignes allait se heurter à la plus grande puissance morale de son temps, à la monarchie française incarnée en Philippe le Bel.
Dès les premières années de son règne, parmi les difficultés du gouvernement, le jeune souverain avait vivement senti les embarras que lui créaient les privilèges des clercs. Ceux-ci prétendaient ne relever que des tribunaux ecclésiastiques, être exempts des tailles et des charges municipales; l'archevêque de Bordeaux, qui serait un jour pape sous le nom de Clément V, refusait au roi de France le titre de suzerain ; nombre de monastères prétendaient ne relever que de la Cour romaine.
Les conflits de juridiction entre les officiers du roi et les clercs étaient incessants. Dès le début du règne, Nicolas IV avait cru pouvoir à ce sujet tancer le jeune roi. Celui-ci avait répondu d'un style où l'on sent déjà le prince décidé à maintenir l'indépendance de sa couronne :
« Notre Très Saint Père a sans doute pris notre jeunesse en pitié quand il nous a exposé la manière dont, lui a-ton dit, serait lésée par nous l'église de Chartres...
« Il a été bon prophète le pauvre truand qui disait : — « Les « exactions des clercs ne cesseront que quand ils auront lassé le bon « vouloir des Français )>.
En 1294, éclata la lutte contre l'Angleterre. Il fallait des res- sources considérables. Plusieurs ordres religieux refusèrent de contribuer aux dépenses de la guerre. L'ordre de Cîteaux en appela à la Cour de Rome. En vain le clergé du diocèse de Reims,
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exposa-t-il au Souverain Pontife qu'en prêtant assistance à ceux qui résistaient à l'autorité royale, il allait jeter un trouble profond dans le royaume, Boniface VIII jugea l'occasion favorable pour consolider la suprématie du pouvoir spirituel.
Afin de bien faire connaître la situation du royaume, Philippe le Bel envoya à Rome, le Prieur de la Chaise, Pierre de Paroi. Paroi parla longuement avec Boniface VIII, cherchant à lui faire comprendre les inconvénients de son immixtion dans les affaires temporelles du royaume de France. Boniface VIII ne voulait pas céder. Enfin, le Prieur lui dit brusquement :
« Sa Sainteté doit prendre garde de manquer aux égards qui sont dus à un monarque auguste comme le roi de France, car Sa Sainteté est accusée de professer des doctrines hérétiques et de ne pas apporter dans sa conduite la décence convenable. »
On imagine la fureur de Boniface VIII. Façons diplomatiques auxquelles il ne s'était pas attendu. Pierre de Paroi a raconté la scène. A le lire on entend rugir le vieux lion :
« Qui t'a dit cela? lui criait le pape.
— Je lui nommai Philippe, le fils du comte d'Artois, poursuit tranquillement le Prieur de la Chaise, et monseigneur Jacques de St-Pol, parce qu'il ne pouvait rien contre eux. »
Boniface VIII ne se possédait plus, il vociférait :
« Ces chevaliers sont des ânes ! Voilà bien l'orgueil des Français ! Va-t'en, ribaud ! mauvais moine ! Dieu me confonde si je ne détruis l'orgueil des Français ! Je détrônerai le roi de France ! Tous les autres rois chrétiens seront avec moi contre lui ! »
La décrétale Clericis laicos est du 24 février 1296. Avec une raideur inusitée, Boniface VIII défend aux princes séculiers de lever sur le clergé des contributions sans l'autorisation du St-Siège. Philippe le Bel réplique le 17 août par l'ordonnance qui interdit l'exportation de l'or et de l'argent hors du royaume. C'était tarir, en arrêtant les contributions du clergé français, une importante source de revenus pour la papauté. Philippe le Bel savait la pas- sion du vieux pape pour l'or; cette soif de l'or que Dante flétrit dans son Enfer où il place le vaincu d'Anagni ;
« Es-tu déjà là, Boniface, es-tu déjà là? Es-tu déjà rassasié de ces richesses pour lesquelles tu prostituais l'Eglise?».
La bulle liie/f'abUts ainor, du 2U septembre 129(3, par laquelle le Souverain Pontife répond à l'ordonnance du 17 août, est un chef-d'œuvre d'ironie. Elle distille le fiel; elle déchire en caressant.
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En la relisant le vieux pape, écrivain de race et bon latiniste, dut être fier de sa plume. L'ordonnance du roi de France, disait-il> est folle et tyrannique. A-t-il songé à porter des mains téméraires sur les intérêts du pape et des cardinaux? Et cela dans le moment où son royaume est troublé, où ses propres sujets se détachent de lui, où les rois d'Allemagne, d'Angleterre et d'Espagne s'ap- prêtent à l'attaquer? « Malheureux! s'écrie-t-il en s'adressant à Philippe le Bel, oublies-tu que, sans l'appui de l'Eglise, tu ne saurais leur résister? Que t'arriverait-il si, après avoir gravement offensé le Saint-Siège, tu en faisais l'allié de tes ennemis et ton principal adversaire? ».
Ces paroles n'étaient pas vaines menaces. Philippe le Bel tint bon cependant et répliqua par la plume de Pierre Flote.
C'est en réponse à la bulle Ineffabilisamor... que Flote rédigea l'admirable protestation qui affirme l'indépendance de la couronne de France et est désignée dans l'histoire par ses premiers mots . Antequam essent clerici...
« Avant qu'il n'y eût des clercs, le roi de France avait la garde de son royaume et il y faisait des ordonnances pour le proléger contre ses ennemis... Les privilèges mêmes des clercs n'existent que par la permission des princes séculiers. Et ces privilèges, quels qu'ils soient, ne peuvent porter préjudice au devoir qu'ont les rois de gouverner et de défendre leur royaume...
« Le Seigneur a dit : « Rendez à César ce qui est à César... » Les ennemis envahiraient le territoire et les clercs ne paieraient aucun subside à ceux qui les doivent protéger eux et leurs biens... Le pape va plus loin : il défend aux clercs de verser des subsides au roi... Si bien qu'il serait licite aux gens d'Eglise de donner de l'argent à des histrions, à des femmes, de repousser les pauvres, de gaspiller l'argent en parures, en cavalcades et en festins, et, à ces clercs enrichis, engraissés, gavés par la dévotion des princes, il serait interdit de prêter confort à ces mômes princes contre d'injustes agresseurs ! »
A la menace enfin, Philippe le Bel répond par la menace :
«Attention ! Attention ! parler ainsi c'est prêter assistance aux ennemis de la couronne, c'est commettre le crime de lèse-majesté ! i)
La polémique s'est mise sur un tel ton que, déjà, on s'attend à voir le conflit éclater avec violence ; mais voilà que Boniface cède tout à coup. Une bulle du 31 juillet 1297, permet aux clercs de verser des subsides à la couronne.
36? LA FRANCE FEODALE
Le pape se trouvait aux prises avec de graves embarras. Il avait sur les bras deux « croisades », l'une contre les Aragonais de Sicile, l'autre contre la famille Colonna. Celle-ci était une de ces grandes maisons féodales qui, dans Tllalie^ du xiii® siècle, en étaient arrivées à former de véritables petits Etats. Deux Colonna, Jacques et son neveu Pierre, faisaient partie du Sacré Collège. Ils avaient voté pour Benoît Gaëtani, car la famille Gaëtani était depuis des années cliente de la famille Colonna. Une fois qu'il fut monté sur le trône pontifical, Boniface entendit modifier la situa- tion respective des deux « maisons ». Les Gaëtani furent gorgés de biens, de dignités, de faveurs. Le conflit éclata d'une manière aiguë quand Pierre Gaëtani, promu comte de Caserte, acheta les domaines des Annibaldi dans la province Maritime, domaines que, de longue date, les Colonna convoitaient. Et voici, entre les Colonna et les Gaëtani une de ces luttes de familles, — tels les Montaigu et les Capulet — comme le moyen âge, et surtout le moyen âge italien, en a tant connu. Les cardinaux Colonna vont répétant que Boniface n'a pas été élu pape régulièrement. Celui-ci les cite à comparaître devant le Sacré Collège. Les deux car- dinaux jugent plus prudent de se réfugier dans leur château de Longuezza. Ils sont déclarés hérétiques, schismatiques, blasphé- mateurs; ils sont excommuniés, l'interdit est jeté sur les lieux où ils viendraient à résider. Ils sont déclarés incapables d'exercer aucune charge, incapables de tester, de donner aucun acte public, eux, tous les leurs, et leurs descendants jusqu'à la quatrième génération.
Pierre avait cinq frères, Jean, Eude. Agapet, Etienne et Jacques dit Sciarra, tous hommes de guerre. Etienne se mit en embuscade sur la voie appienne et enleva le trésor pontifical que l'on trans- portait d'Anagni, où se trouvait la maison paternelle de Boni- face VIII, à Rome. La plupart des familles nobles de la Cam- pagne romaine étaient jalouses du rapide accroissement des Gaëtani . Les Colonna groupèrent autour d'eux des partisans. Mais ils furent vaincus par les hommes du pape. Sciarra Colonna défendit héroï- quement Palestrina, dernier boulevard de sa famille. La ville fut prise. D'un beau geste, inspiré du monde antique, Boniface VIII la fit raser el setncr du sel sur les ruines, « comme les Romains, dit-il lui-même, ont fait à Carthage ».
Sciarra Colonna s'échappa, déguisé en bouvier. Des pirates le prirent, le mirent à la chaîne. Durant quatre ans, il fui galérien ;
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il ramait à fond de cale ; ces bandits le frappaient avec des lanières de cuir, il ne voulait pas dire qui il était, de crainte d'être livré à Bonilace. Enfin la galère, ayant jelé l'ancre en vuedc Marseille, il se fit connaître. Son cousin, Egidio Colonna, archevêque de Bourges, le conseiller de Philippe le Bel, le fit racheter par le roi de F'rance. On imagine quelle somme de haine s'était amassée dans son cœur.
Egidio Colonna, plus connu sous le nom de Gilles de Rome, disciple de saint Thomas, appelé lui-même le docteur très l'onde, commentateur d'Aristote, allait mettre à la disposition de sa famille, altérée de vengeance, sa haute situation à la Cour de France, son intelligence et son autorité.
La politique pontificale ne cessa, durant le moyen âge, d'entre- tenir la division entre les cours de France et d'Allemagne. L'em- pereur allemand, roi des Romains, s'appuyait en Italie sur un parti puissant, le parti gibelin. D'autre part le roi de France repré- sentait la plus grande puissance de l'époque. Son caractère reli- gieux accroissait son autorité. L'union des deux couronnes détrui- sait l'influence temporelle du Pontife romain. Les papes les plus dévoués aux Capétiens, ceux qui, comme Clément V, ont paru n'être que des agents du roi de France, n'ont cessé de poursuivre en Allemagne une politique anti-française. Ce n'est pas un reproche à leur faire. Cette politique était alors pour les papes, une nécessité, surtout pour les pontifes qui, comme Boniface VIII, voulaient assurer à la couronne romaine une domination tempo- relle.
Le 2 juillec 1298, le roi d'Allemagne, Adolphe de Nassau, qui s'était allié au roi d'Angleterre contre Philippe le Bel, est tué à la bataille de Gœlheim par son compétiteur Albert d'Autriche, inféodé à la politique française et qui n'allait pas tarder à épouser une sœur de Philippe le Bel. Boniface refuse de ratifier l'élec- tion d'Albert. Il le *,j'aite de meurtrier, d'usurpateur, il l'excom- munie. Le 9 décembre 1299, a lieu à Vaucouieurs, près de Toul, la fameuse entrevue des rois de France et d'Allemagne, où les deux souverains nouent leur alliance. Les ambassadeurs flamands en Cour de Rome ont décrit la colère de Boniface VIII quand il apprit l'événement. Il s'écriait en présence des cardinaux : u Ces princes veulent tout ébranler ! »
Il lépétait : « Oui, le roi de France use de mauvais conseils ». Un moment, il espère encore ramener Philippe le Bel, il le pressp
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de rompre avec le nouveau roi d'Allemagne ; mais le roi de France entend conserver son puissant allié.
L'année 1300 ferme le xiii'^ siècle. A cette occasion est décrété à Rome un jubilé solennel. Boniface VIII, vieillard de quatre- vingt-trois ans, est pris de vertige. Il se fait porter dans les rues sous un dais de soie d'or, bénissant la foule qui s'incline. Devant lui marchait un héraut avec deux glaives : celui du pouvoir tem- porel et celui du pouvoir spirituel. Un autre héraut d'armes criait : « 0 Pierre contemple ici ton successeur ! 0 Christ ! vois ici ton vicaire ! » Aux ambassadeurs d'Albert d'Autriclie, qui lui demandaient de reconnaître leur maître pour empereur d'Alle- magne, il répond : a C'est moi qui suis César ! c'est moi qui suis l'empereur ! » Il interdit aux Hongrois de se choisir un roi ; il menace d'anathème le roi de Naples. Il écrit aux Florentins : « Tous les fidèles, quels qu'ils soient, doivent tendre le cou aux ordres du Souverain Pontife ! »
Il n'est plus maître des emportements de son caractère. L'ar- chevêque de Gênes s'étant présenté pour la cérémonie des cendres le premier jour de carême, Boniface lui jeta le vase rempli de cendres à la figure : « Souviens-toi que tu es gibelin (partisan de la prépondérance impériale en Italie), lui criait-il, et qu'avec tous les gibelins tu retourneras en poussière ! » Un autre jour, comme l'un des ambassadeurs du roi d'Allemagne, le sous-prieur des Dominicains de Strasbourg, s'inclinait devant lui pour lui baiser sa mule, le pape lui allongea dans la figure un si grand coup de pied qu'il lui ensanglanta le visage.
C'est dans ce moment que Philippe le Bel, encore désireux de conciliation, envoyait à Rome, en ambassade, un de ses légistes préférés, Guillaume de Nogaret, pour y faire comprendre le caractère et les nécessités de sa politique. En brillant équipage Nogaret parut devant le Souverain Pontife. Il s'efforça de lui mon- trer par le menu que l'alliance conclue entre les rois de France et d'Allemagne n'avait d'autre objet que la paix, le bien de l'Eglise, et enfin cette croisade outre-mer, le but constant des Pontifes romains. Boniface VIII ne voulait rien entendre. Albert d'Au-» triche était un usurpateur, un excommunié ; quant au roi de France... le pape proféra contre lui des injures et des menaces. Alors Nogaret considéra « la méchanceté du Pontife romain et l'affiiction de l'Eglise de France qu'il dévorait ». Ce sont ses expressions. Il le prit en particulier, dit-il, et lui conseilla de
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s'amender. Il lui rappela qu'il était hérétique, simoniaque, voleur et assassin, et qu'il avait des vices horribles ; que tout cela était de notoriété publique. Nogaret — nous suivons son propre récit — dit tout cela au Souverain Pontife « très humblement, le suppliant avec déférence de veiller à sa réputation et d'épargner l'Eglise et le royaume de France. »
Boniface se demandait si, en France, on ne choisissait pas pour ambassadeurs, des fous. Il mit Nogaret au défi de répéter ses propos publiquement. Mais de nombreux témoins ayant été intro- duits, Nogaret répéta ses accusations.
« Parles-tu en ton nom ou au nom de ton maître?
— Je répondis, écrit Nogaret, que je disais tout cela de moi- même, poussé par mon zèle pour la foi, à la vue de la condition misérable où était réduite l'Eglise de France, laquelle était placée sous le patronage du roi. »
« A ces mots, dit notre ambassadeur, Boniface éclata à la manière d'un dément. Il proférait des menaces affreuses, des injures, des blasphèmes, que, par amour du Christ, j'écoutais patiemment. Cependant je pleurais sur l'Eglise de Rome, je pleu- rais sur l'Eglise des Gaules. Je continuai durant quelques jours encore à négocier avec lui, vainement. De retour auprès de mon maître, je lui fis un récit de ce qui s'était passé, le requérant de défendre l'Eglise; mais lui, en fils pieux, détournait les yeux de ces hontes. »
Ce Guillaume de Nogaret, sans avoir l'envergure d'un Pierre Flote, n'en fut pas moins un des plus utiles auxiliaires de Phi- lippe le Bel. Il fut dans les mains du roi, un merveilleux instru- ment. Il était né à Saint-Félix de Carmaing, dans la Haute- Garonne. En 1291, on le trouve professeur àf, lois à Montpellier; en 1294 juge-mage dans la sénéchaussée de Beaucaire. En 1296, il entre dans les conseils du roi. Les registres des Oli)7i en font un clerc, mais il est appelé plus souveiit « chevalier » et « profes- seur es lois vénérable ». Le roi l'avait fait se.gneur de Cauvisson et de Massillargues. Il maria sa fille Guillemette à Guillaume de Clermont-Lodève. Le maréchal de France, Mile de Noyers, lui écrit familièrement en l'appelant « son cher ami. Monseigneur de Nogaret ». Son activité couvre les terrains les plus divers : il organise les archives de la Couronne, s'occupe de rendre la Seine navigable, règle les questions financières soulevées par les guerres de Flandre.
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C'était un patriote ardent. Il disait : « Je suppose que j'eusse tué mon propre père au moment où il attaquait ma patrie, tous les anciens auteurs se sont accordés sur ce point que cela ne pourrait m être reproché comme un crime. J'en devrais au contraire être loué comme d'un acte de vertu ». Danton n'eût pas dit mieux.
La célèbre bulle Ausculta /ili... (Ecoute, ô mon fils !...) adres- sée par Bonitace VIII à Philippe le Bel, est du 5 décembre 1301. Ecrite d'un style nerveux et incisif, forte d'ironie contenue, elle devait blesser Philippe le Bel profondément :
« Ecoute, ô fils très cher, les avertissements d'un père et ouvre ton cœur à l'exhortation du maître qui tient sur terre la place de Celui qui seul est maître et seif^neur. .. Oh ! fils bien-aimé, ne te laisse persuader par personne que tu n'as pas de supérieur et que tu n'es pas soumis à celui qui est placé au sommet de la hiérar- chie ecclésiastique. » Le roi de France, poursuivait Boniface, pressure les églises, opprime la noblesse et les communes, scan- dalise le peuple. Les avis que le Souverain Pontife n'a cessé de lui donner sont demeurés sans effet. Le roi de France tombe de péciié en péché, le péché lui est devenu une habitude. Il se fait juge des personnes d'Eglise, envahit leurs biens, lève des impôts sur les clercs, opprime l'Eglise de Lyon, bien qu'elle soit située hors du royaume (Philippe le Bel s'efforçait à cette date de faire rentrer Lyon dans Ib domaine de la Couronne). Boniface reproche au roi jusqu'à son administration financière, l'altération des monnaies. La bulle se termine par l'annonce de la prochaine convocation d'un concile général où le roi sera jugé.
Un trait, entre bien d'autres, indique l'iri'italion dans laquelle cet écrit jeta le roi de France. Le 23 février 13U2, en une assem- blée des Grands du royaume, Philippe le Bel déclara à ses trois fils que s'il leur arrivait jamais, pur faiblesse, d'admettre que le roi de France tenait sa couronne tl'un autre que de Dieu, ils auraient à se considérer comme frappés de sa malédiction.
La thèse de Philippe le Bel fut reprise avec éclat, le 10 avril 1302, par le chancelier Pierre Flote, parlant aux trois ordres du royaume dont les délégués étaient i-éunis dans l'église Notre- Dame. Nous savons, par Geoffroi de Pai-is, que la harangue du chancelier produisit une émotion profonde. Et quand l'orateur, au nom du roi, fit appel au dévouement de tous les Français pour défendre l'indépendance de la (.ouronne, d'interminables acclamations remplirent les hautes nefs. Par la voix de Robert
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d'Artois la noblesse répondit que, pour cette cause, elle était prête à verser son sang. L'avocat Pierre Dubois, député du bail- liage de Coutances, parla dans le même sens, au nom du Tiers. L'adhésion du clergé tut donnée sous une forme moins impétueuse, mais elle n'en fut pas moins formelle. Seuls l'évêque d'Autun et l'abbé de Cîteaux refusèrent de mettre leurs sceaux au bas de la protestation contre Boniface VIII. Le mouvement était si fort que l'acte de protestation du roi fut signé, non seulement par l'unanimité des princes français qui se trouvèrent présents, mais encore par des vassaux du Saint-Empire, par Ferry duc de Lorraine, par Jean comte de Hainaut et de Hollande, par le comte Henri de Luxembourg, par Jean de Châlon-Arlaj, voire par Louis de Nevers, petit-fils du comte de Flandre.
Et, sans tarder, des commissaires du roi se répandirent dans les provinces. Ils s'en allaient deux par deux, portant la copie des documents relatifs au différend entre le pape et le roi.
A l'arrivée des commissaires, le peuple était assemblé au son des cloches, ou bien au son des buccin»îs, tantôt dans une église, tantôt dans un cimetière, ou bien au préau d'un cloître ou sur la place du marché, ou bien sous les balles de la ville. Par- fois on se contentait de réunir les principaux bourgeois dans la maison du consulat. Les commissaires du roi s'adressaient aux publics les plus divers, à l'assemblée des chanoines des églises cathédrales, aux moines d'un couvent, aux corps municipaux, au peuple tumultueusement réuni sur le forum. Ici, en plein vent, on a dressé une estrade. Les commissaires y montaient, lisaient leurs documents ; ils faisaient une courte harangue ; ils étaient interrompus par les cris : « Oui, oui ! j'approuve ! j'approuve ! Vive le roi ! ».
Enfin, des envoyés spéciaux partirent pour l'Italie avec des lettres pour le pape rédigées, les unes au nom du clergé, les autres au nom de la noblesse, les dernières au nom des communes de France. Sur un ton différent, elles affirmaient toutes l'indépen- dance de la couronne française.
Le Souverain Pontife reçut ces délégués le 24 juin 1302, à Anagni, sa ville natale. Boniface VIII le prit de très haut. Il traita Flote de Bélial et d'Architophel; il déclara qu'il était héré- tique. Flote était borgne comme on sait ; ce qui faisait dire au pape, en parlant du royaume de France : « Dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois ». Le comte d'Artois fut égale-
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ment traité d'Architophel. Venant à Philippe le Bel, Boniface déclara qu'il l'aimait beaucoup, mais que le roi l'avait poussé à bout « Nous savons les secrets de son royaume, ajouta-t-il ; aucun détail ne nous en est caché ; nous en avons touché tous les res- sorts. Nous savons ce que les Allemands et les Bourguignons et les Languedociens pensent des Français ». Il suivait avec une attention soutenue les efforts de la cour d'Angleterre, qui conti- nuait à maintenir ses alliés en armes durant les trêves conclues avec la France. Le parti anglais en Aquitaine se fortifiait. « Nos prédécesseurs ont déposé trois rois de France, concluait Boni- face; et, bien que nous ne soyons pas dignes de dénouer les chaus- sures de nos prédécesseurs, puisque le roi a fait ce qu'avaient fait ceux de ses ancêtres qui ont été frappés — et pis encore — nous le déposerons comme un gamin {sicut iinum garcionem). »
En Flandre, Boniface trouvait des alliés inattendus. Philippe le Bel avait donné comme gouverneur aux Flamands un brave chevalier, oncle de la reine de France, Jacques de Châtillon, comte de Saint-Pol. Apparenté à la noblesse du pays, imbu des idées féodales, il gouverna avec la noblesse du pays et, dans les villes, en faveur du patricat.
Dans l'espoir que le roi de France le délivrerait de la tyrannie patricienne, le parti populaire l'avait tout d'abord accueilli avec faveur, lui et ses gens. La déception qu il éprouva de la politique de Jacques de Châtillon n'en fut que plus forte. Les plus jeunes fils de Gui de Dampierre, dont le cadet surtout. Gui de Namur, était rempli d'ardeur et d'intelligence, rentrèrent dans le pays. Les artisans trouvèrent un admirable tribun, un puissant remueur de foule, en la personne d'un tisserand de Bruges, Pierre Coninc. L'auteur de la Chronique Artésienne le définit en quelques lignes : « Il y avait en ces temps-là à Bruges, un homme qu'on appelait Pierron le Boy (Coninc, en flamand, signifie roi.) Il était petit de corps et de pauvre lignage et était tisserand. Et à tisser avait jusqu'alors gagné sa vie, et n'avait oncques eu vaillant dix livres, ni nul de son lignage; mais il avait tant de paroles, tant et si belles, que c'était fine merveille; aussi tisserands, et foulons et tondeurs avaient-ils mis en lui si grande confiance, si grand amour, qu'il ne disait ni ne commandait quoique ce fût qu'ils ne le fissent sur-le-champ ». Coninc avait soixante ans.
Ayant trouvé en Coninc un grand tribun, les Flamands trouvè- rent en la personne de Guillaume de Juliers le jeune, un admi-
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rable capitaine. C'était le frère cadet du comte Guillaume de Juliers qui avait été vaincu et tué à Furnes par Robert d'Artois. Il avait à venger la mort de son frère et il était pelit-fils du vieux Gui de Dampierre. Guillaume de Juliers le jeune, fut aussi appelé Guil- laume le clerc, parce qu'il était prêtre, archidiacre de l'église de Liège. Il était pr<;sque encore un enfant et de complexion très délicate : nature vive, ardente, au regard plein de feu, il semblaii qu'une flamme intérieure le consumât. D'une activité dévorante, impétueux, téméraire, enhardi par les obstacles à vaincre, il aimait à les trouver devant lui et il en triomphait par l'audace de son génie. Dès son arrivée à Bruges, Guillaume de Juliers se déclara le lieutenant de son grand-père, le comte de Flandre, et il se mit à la tête des révoltés. Au caractère téméraire et pri- mesautier qui plaît aux foules populaires, à la jeunesse qu'elles aiment, à la noblesse illustre qui les flatte quand elle s'incline devant elles, il joignait une prestance élégante et une sédui- sante beauté. « Dieu l'avait comblé de dons naturels, écrit un chroniqueur Gantois, il était jeune et beau et rempli de cœur, il était éloquent et d'une intelligence lumineuse ». Ce n'était qu'un enfant, dit le chroniqueur néerlandais Louis van Velthem, mais, ô merveille! le peuple prit confiance en voyant cet enfant venir d'Orient. Les campagnes bénissaient Dieu ». Vêtu avec splendeur et portant sur son écu le lion de la maison de Flandre, il parcourait les rues de Bruges sur son cheval fougueux. Pour lui, les coffres qui renfermaient les trésors de la ville, étaient toujours ouverts. Les parures les plus belles, les armes rares, les étoffes aux chauds reflets étaient mis à ses pieds par le peuple fou de son héros, fier de son éclat, comme si lui-même en eût brillé. Il s'avançait environné d'un cortège d'hommes de guerre et de prêtres, de musiciens et de filles aux gaies parures ; il s'en- tourait de magiciens chargés de lui dire l'avenir ; puis, venait l'escorte des écuyers vêtus de fer, des hérauts aux armes de Flandre; et puis, toujours se pressant, houleuse, la foule qui l'accla- mait.
« A lui seul on obéissait, écrit le chroniqueur Guillaume Guiart, et sur tous maître devint ». On le vit, durant plusieurs années, traîner derrière lui la populace des grandes villes, fier de ses clameurs, et, sur les champs de bataille, tomber, las de carnage, ivre de sang. Alors il fut nommé archevêque de Cologne.
Le 18 mai 1302, le gouverneur Jacques de Châtillon, ses con-
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seillers Pierre Flote et l'évêque d'Auxerre, qui logeaient dans la ville de Bruges avec un assez grand nombre de chevaliers français, furent réveillés par des clameurs au milieu de la nuit. La Chro- nique de Flandre dit agréablement : « Tantôt les plusieurs (le plus grand nombre) s'aperçurent qu'il y auroit grand butin et que ces soudoyers français, qui estoient pleins d'or et d'argent, de vaisselle, de joyaux et de bons chevaux, estoient aussi bons morts que en vie ».
Nombre de Français furent égorgés dans leurs lits ; d'autres parvinrent à revêtir leurs armes, mais succombèrent sous le nombre. Du haut des fenêtres et des toitures les temmes jetaient sur les soldats qui fuyaient, vaisselle et escabeaux. Afin de se reconnaître les uns les autres, les Brugeois criaient à haute voix les trois mots « Schild ende vriendt », « Bouclier et ami ». La pro- nonciation défectueuse trahissait les Français. Jacques de Châtillon et Pierre Flote parvinrent à s'échapper. Cet événement, qui fait pendant aux Vêpres siciliennes, est connu sous le nom de Matines brugeoises.
Pour venger ceux de ses sujets qui avaient péri dans ce guet- apens, Philippe le Bel mit sur pied une armée importante dont il confia le commandement à Robert d'Artois, le vainqueur de Bonnegarde et de Furnes. « En icelle compagnie, dit le chroni- queur, put l'on voir toute la fleur de la baronnie et chevalerie de France, ordonnée en belles batailles. » L'armée des communes de Flandre, où les contingents de Bruges formaient la majorité, était commandée par Guillaume de Juliers. Elle était exclusivement composée de piétons. Les forces ennemies se rencontrèrent le Il juillet 1302 dans la plaine de Groeninghe, sous les murs de Courtrai. Les Flamands, qui occupaient depuis plusieurs jours ce terrain détrempé et coupé do ruisseaux, y avaient creusé des fossés qu'ils avaient ensuite recouverts de branchages. Les arba- létriers, qui formaient la première ligne de l'armée française, enga- gèrent l'attaque. Les Flamands se mirent ;\ reculer d'une manière si sensible que Robert d'Artois crut la bataille gagnée. Désireux que la chevalerie prît part à l'honneur de la journée, il donna ordre à Tmlanterie de se replier et fit avancer les rangs de cava- liers. Les Flamands reculaient toujours. Alors la chevalerie! française chargea avec impétuosité, quand, tout à coup, la charge se transforma en un effroyable culbutis de chevaux et d'hommes démontés dans des fossés où clapotait une boue liquide. Les der-
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niers rangs, emportés par l'élan, poussaient ceux qui étaient devant eux.
Embarrassés dans leurs carapaces de fer, les chevaliers français furent égorgés sans défense. L'armée royale périt presque tout entière.
>.^ jLiiL les Flamands, écrit le pittoresque auteur des Anciennes Cliro- ni(|ues de Flandre, les Flamands, qui voyaient leurs ennemis en tel péri! et danger, les oppressèrent tellement que tous les firent renverser par si grand randon que tous furent éteints et morts. Et là put l'on voir toute la noblesse de France gésir en de profonds fossés, la gueule bée et les grands destriers, les pieds amont et les chevaliers dessous ». Seule, l'arrière-garde, commandée par les comtes de Boulogne et de Saint-Pol, s'échappa. Elle prit la fuite. Les vaincus couraient épouvantés sur la route de Tournai. « Ceux qui furent reçus dans la ville, écrit l'abbé Li Muisis, étaient frappés de terreur et, le lendemain encore, ils tremblaient au point qu'il leur était impossible de manger le pain qu'on leur tendait. »
Pour le roi de France, le désastre était irréparable. Sa puis- >»ance en était ébranlée jusque dans ses fondements et ses efforts en étaient anéantis au moment où le but semblait devoir être atteint.
Au fond du Vatican la nouvelle delà défaite atteignit, en pleine nuit, le vieux pape Boniface VIII, qui fit appeler en hâte le procu- reur du comte de Flandre en Cour de Rome, l'abbé Michel As Clokettes Et c'est à peine si le Pontife, qui était sauté de son lit, prit le temps de s'habiller pour entendre de sa bouche le récit de la bataille.
Philippe le Bel perdait à Courtrai son plus utile auxiliaire et le pape son plus redoutable adversaire : le borgne chancelier d'un royaume d'aveugles, Pierre Flote, y fut tué, en brave, l'épée à la main.
En hâte, le roi de France équipa une nouvelle armée, et s'avança avec elle jusqu'à Vitry. Mais il dut battre en retraite. Les contin- gents de ses propres communes, composés d'éléments populaires, menaçaient de passerdans lecampdes Flamands.
Les embarras du roi étaient accrus par sa détresse financière. L'Elat n'était pas organisé au moyen âge de manière à pouvoir faire face aux brusques besoins d'argent qu entraînait la nécessité de mettre rapidement sur pied et d'approvisionner les grandes armées appelées aux frontières. Boniface VIII vit à Courtrai la main de
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Dieu et ne douta plus que le moment ne fût venu de fixer la domi- nation de l'Eglise. Le 18 novembre 1302, fut publiée la bulle Unam sanctam qui a fait nommer Boniface VIII par les parti- sans de la suprématie de l'Eglise, Boniface le Grand. En ce style magnifique, dont il avait le secret, le pape s'adresse à l'ensemble de la chrétienté. L'Église n'a qu'un corps et une tête. Elle n'est pas un monstre qui aurait deux têtes, le pape et le roi de France. Son unique tète, est le vicaire du Christ. Il y a, il est vrai, deux glaives : le spirituel et le temporel ; mais ces deux glaives sont dans les mains du pape. Ceux qui prétendent que le glaive temporel n'est pas dans les mains du pape, oublient que le Christ a dit à Pierre, quand celui-ci eut tranché l'oreille du soldat romain : « Remets ton épée au fourreau. » Les rois ne doivent donc se servir du glaive temporel que pour l'Eglise et selon les indica- tions du Pontife, auquel ils sont tenus d obéir au doigt et à l'œil, a ad nutum sacerdotis ».
Il arrivait à Boniface de dire qu'il aimerait mieux être un âne ou un chien qu'un Français; il répétait que tous les Français seraient damnés parce qu'ils ne croyaient pas à la souveraineté temporelledu pape. Les archives d'Angleterre, de Belgique et d'Allemagne con- servent trace de l'activité que le vieux Pontife déploya dans ce moment pour pousser les princes confédérés contre Philippe le Bel. Il délia les seigneurs des marches impériales des serments qu'ils avaient prêtés à la couronne de France. Il employait, à renforcer la ligue formée par le roi d'Angleterre, l'argent qui lui avait été versé pour l'œuvre de la Terre Sainte. Il disait : « Je ferai bientôt de tous les Français des martyrs ou des apostats ».
Des notes émanant de la chancellerie anglaise indiquent le trouble profond que la politique pontificale répandait en France ; elles montrent combien Philippe le Bel et ses conseillers redoutaient les sentences d'excommunication que le pape s'apprêtait à lancer contre eux. L'excommunication devait transformer en croisade contre la France la guerre imminente avec l'expiration des trêves : le roi d'Angleterre et ses alliés en tireraient une force nouvelle, l'audace des Flamands en serait accrue ; en Aquitaine, le parti anglais en verrait ses forces décuplées ; les Languedociens, qui conservaient au cœur les rancunes semées par la guerre des Albigeois, y trou- veraient un puissant motif à se soulever ; les ligues de la noblesse franc-comtoise, auxquelles les Bourguignons et les Champenois commençaient à adhérer, en consolideraient leur terrain d'action.
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Déjà, jusqu'au cœur du royaume, ne voyait-on pas l'archevêque de Tours et ses sulïragants refuser de payer les décimes pour la guerre ?
L'attitude du pape mettait ainsi Philippe le Bel dans l'impuis- sance de conserver ses conquêtes, l'Aquitaine reprise aux Planta- genêts. « Par crainte desdites sentences d'excommunication et d'interdit, lisons-nous dans les rôles de la chancellerie anglaise, le roi de France fut mis en nécessité de s'accorder au roi d'Angle- terre et de lui faire restituer des châteaux et des villes, il le fit par peur desdites sentences d'excommunication et d'interdit, et de les voir mettre à exécution par croisade et par aide des bras séculiers >}.
Ainsi, la mort dans l'âme, Philippe le Bel fut contraint de con- clure le traité de Paris, le 20 mai 1303. Il restituait l'Aquitaine, pour laquelle le roi d'Angleterre se reconnaissait une fois de plus vassal de la couronne de France. En outre, Edouard II était fiancé à Isabelle, fille de Philippe le Bel. De ce mariage naîtront Edouard III et ses prétentions sur la couronne de France.
Sans qu'il soit nécessaire de les indiquer, on connaît les con- séquences engendrées par le traité de Paris. Un siècle et demi de guerres et de soulfrances, ces temps affreux qu'on nomme la guerre de Cent Ans suffiront à peine à les elTacer; mais la papauté, qui avait porté à la puissance capétienne cette terrible atteinte, en ressentit un contre-coup dont elle faillit elle-même périr.
Philip[>e le Bel comprenait clairement qu'il n'avait plus qu'à prendre l'offensive pour ne pas être vaincu. Le 12 mars 1303, au Louvre, en une assemblée des Grands du royaume, Boniface VIII fut déclaré hérétique. Le roi de France en appelait à un prochain concile pour le déposer. Le 24 juin suivant, dans le jardin du roi, à la pointe de la Cité, la foule se pressait sur les pelouses. On avait vu arriver en procession, des provinces les plus lointaines, archevêques et évêques, abbés, prieurs, une foule de prêtres et de frères mendiants, et, de peuple, une multitude sans nombre. Sur une estrade, le roi, ses fils, ses deux frères, ses conseillers. Auprès d'eux, un clerc était debout. Il lut l'appel contre le « faux pape». On y disait que Boniface VIII était matérialiste, qu'il était simo- niaque, qu'il pratiquait la sorcellerie, qu'il avait juré de détruire le royaume de France. Il préparait des sentences d'excommuni- cation contre le roi et ses sujets. Le roi espérait que chacun adhé- rerait à l'appel au futur concile. D'ici là, du fait même de l'appel,
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lés actes du pape seraient frappés de nullité et le royaume de France placé directement sous la main de Dieu. De la foule répon- direntmille voix : « Oui ! Oui ! nous adhérons ! » Et les notaires, en robes noires, assis à de longues tables, dressaient les procès-ver- baux.
Ces scènes se renouvelèrent dans toutes les localités de quelque importance, et dans la France entière.
Cependant il convenait de se hâter. D'un moment à l'autre pou- vaient éclater les foudres de l'Eglise. D'ailleurs, pour l'action que la Cour de France préparait, l'Italie même devait offrir d'utiles auxiliaires : la turbulente noblesse de la campagne romaine, que le despotisme de Boniface VIII avait irritée; les clients des Co- lonna, vaincus, mais non réduits; les Florentins contre lesquels Boniface VIII avait armé Charles de Valois ; les Gibelins tradi- tionnellement hostiles au St-Siège; les moines, les ordres men- diantsqui pullulaient et que Boniface méprisait; les ermites véné- rés de la foule; les gens très pieux qui, par la bouche de saints personnages comme Jacopone de Todi, protestaient contre les fantaisies littéraires du vieux pontife. Les Colonna, réfugiés en France, renseignaient exactement le roi. Nos:aret fut donc chargé d'aller en Italie signifier au Souverain Pontife l'appel que la France interjetait contre lui aux décisions d'un prochain concile, concile que le pape était sommé de convoquer au plus tôt. Nogaret s'ad- joignit le banquier florentin, « Monseigneur Mouche », un légiste, Thierri d'Hireçon et un notaire, Jacques de Jasseines.
Le prieur de la Chaise, Pierre de Paroi, qui avait déjà été en Italie, partit le 15 août, pour rejoindre et renforcer l'ambassade de Nogaret. « Je devais, dira-t-il plus tard, notifier à Boniface les appels interjetés contre lui. Si je ne pouvais parvenir jusqu'à lui, je devais publier ces actes à Borne et les faire afficher aux portes deséglisesde Toscane, de Lombardieet deCampanie. Au moment où je reçus ces instructions, un des grands prélats du Conseil me dit en présence du roi :
« Prieur, tu sais que ce Boniface est un mauvais homme, un hérétique qui entasse les scandales. Tue-le. Je prends tout sur moi »
Mais Philippe le Bel, étendant la main, dit de sa propre bouche:
« Non! non! à Dieu ne plaise! le Prieur n'en fera rien! »
Les hi?'Qriens estiment que Nogaret et ses compagnons avaient
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reçu du roi la mission de saisir le pape à Rome et de le ramener, prisonnier jusqu'à Lyon, où il devait être jugé par le concile. C'eût été une entreprise extravagante. Le seul dessein du roi et de ses conseillers élait de proclamer, aussi régulièrement et solennellement que possible, l'appel au futur concile contre les actes du pape; de manière à frapper de nullité les sentences d'excommunication que le Souverain Pontife s'apprêtait à jeter sur Philippe le Bel, et qui devaient avoir les conséquences exposées plus haut.
Dans l'œuvre qu'il va accomplir, Nopraret agira avec une absolue sincérité. Seul un homme convaincu pouvait venir à bout de la tâche qu'il avait assumée, a Je pleurais, dira-t-il, sur l'Eglise, sur le roi et sur la patrie ».
Nogaret et ses compagnons parvinrent sur le territoire florentin, où ils logèrent dans un château appartenant à monseigneur Mouche. Comme le bruit de leur arrivée, et de la mission dont ils étaient chargés, se répandait, des partisans leur venaient en foule. C'étaient d'abord lesColonna et leurs clients ; Jacques Colonna dit Sciarra que Boniface VIII avait réduit à ramer sous les lanières de cuir des pirates; les enfants de Jean de Ceccano, dont le père était retenu par le pape, depuis des années, enchaîné au fond d'un château fort; enfin de nombreux gentilshommes de la campagne romaine, jaloux de la subite élévation des Gaëtani. Et monseigneur Mouche semait l'argent à pleines mains.
Nogaret trouva un auxiliaire inappréciable en Rinaldo da Supino, originaire d'Anagni comme Boniface, et capitaine de la ville fortifiée de Ferrentino, distante d'une lieue à peine d'Anagni où se trouvait le Souverain Pontife. Boniface avait enlevé à Rinaldo le château de Trévi, et, injure sanglante, il avait rompu le mariage projeté entre la sœur de Rinaldo et son neveu Francesco Gattani, parce qu'il voulait faire de celui-ci un cardinal. Rinaldo réunit 3Û0 cavaliers et loOO hommes de pied, recrutés pour la plupart dans les districts d'Anagni, d'Alatri, de Ferrentino et de Subri, parmi cette race de rudes campagnards, qui, depuis deux siècles, produisaient papes et condottieres.
Nogaret apprit que Boniface allait lancer l'interdit contre le roi de France le 8 septembre, jour de la Nativité Notre-Dame, du haut de cette chaire d'Anagni, d'où Frédéric 1^' avait été excom- munié par Alexandre III et Frédéric II par Grégoire IX.
Nous avons conservé le texte de la bulle que le vieux pape
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avait préparée, la bulle Super Pétri solio... Elle porte déjà la date du 8 septembre. Elle débute ainsi :
« Sur le siège de Pierre, du haut d'un trône élevé, où la main de Dieu nous a mis, nous occupons la place de Celui à qui le Père a dit: « Tu es mon fils, je t'ai engendré ; demande et je te « donnerai les nations pour patrimoine et tes domaines s'étendront (c jusqu'aux confins de l'Univers. Gouverne les hommes d'une
« baguette de fer, brise-fes comme des vases d'argile ! Paroles
qui sont un avertissement aux rois. » Bref, le pape excommuniait le roi de France, il déliait ses sujets du serment de fidélité et les traités scellés au nom du roi de France étaient déclarés nuls.
Anagni est une petite ville qui s'élève sur le plateau allongé que forme un des derniers contreforts desHerniques. On l'y voit aujour- d'hui encore, sur la hauteur, dominant la plaine que baigne la chaude lumière de la campagne romaine. La cathédrale, qui con- serve des parties anciennes, est ornée de la statue de Boniface VIII dominant la place qu'elle bénit d'un geste paisible. Le palais pontifical touchait à l'église : les deux édifices communiquaient par un couloir et les maisons fortifiées de la famille Gaëtani se pressaient tout autour comme un rempart à la demeure du pape. La plupart d'entre elles ont subsisté.
Nogaret n'avait pas une minute à perdre. Il était essentiel d'empêcher que le pape ne lançât l'interdit. Quant au Pontife, il ne se doutait pas du péril imminent.
Le matin du 7 septembre, veille du jour Notre-Dame, une bande d'Italiens, 60U hommes à cheval et un millier de goujats armés, commandés par Sciarra Colonna, précédés de deux étendards, l'un aux fleurs de lis et l'autre aux armes de l'Eglise, s'engouffrèrent dans les rues de la petite ville à peine éveillée. Il n'y avait de Français dans cette troupe que Nogaret et un ou deux chevaliers. Thierri d'Hireçon et Jacques de Jasseines eux- mêmes avaient abandonné leur compagnon. Les Anagnotes prirent le parti des assaillants. Aux cris de « Mort au pape Boniface ! » « Vive le roi de France ! » une horde de forcenés se précipita vers le palais pontifical. Le marquis Pierre Gaëtani, assisté de son fils et de quelques amis fidèles, résistèrent, firent des barricades; mais leurs maisons furent forcées, ainsi que les palais des rares cardinaux demeurés fidèles au Souverain Pontife.
Boniface VIII, épouvanté, chercha à négocier. Que voulait-on de lui?
l>liILlPI'E L1-: »I;L 377
» Qu'il abdique comme Célestin ; qu'il se fasse frate et s'enferme dans la cellule d'un couvent perdu ! »
Le vieillard de quatre-vingt-six ans retrouva son énergie :
« Jamais ! »
Le palais pontifical était fortifié. On y pénétra par l'église qui y était attenante et dont on avait incendié les portes. Les clercs dans leurs aubes fuyaient comme un vol de grandsoiseaux blancs. Les dalles de l'église furent souillées de sang; on y renversa, percé d'une dague, l'archevêque de Strigovie. Une partie de la domesticité pontificale donna la main aux agresseurs qui se ruaient dans la demeure du Pontife aux lueurs de l'incendie qui crépi- tait. La nuit approchait quand Boniface entendit ébranler autour de lui les dernières portes. Des larmes coulaient sur ses joues. Il disait à deux clercs demeurés auprès de lui :
« Je suis trahi comme Jésus-Christ. Je veux mourir en pape ».
Il revêtit la chape de saint Pierre et mit sur sa tète la tiare aux trois rangs, le triregno brillant d'or et de pierreries. Auprès de lui restaient deux cardinaux, Nicolas Boccasini (qui lui succédera sous le nom de Benoît XI) et Pierre d'Espagne, évêque de Salerne.
Le pape fixait des yeux la haute porte de chêne qui, tout à coup, sous la poussée des assaillants, vole en éclats. Le premier qui paraît est Sciarra Colonna, les yeux injectés de sang. Il voci- férait des injures, proférait des menaces violentes. Derrière lui, Nogaret, calme et grave. Le « vénérable professeur es lois » ne voyait en tout cela que de la procédure. Des toitures de l'édi- fice les ais tombaient avec fracas : on entendait les cris et déjà les disputes des pillards, le bruit que faisaient les masses d'armes en enfonçant les coffres du trésor pontifical. Les vases d'or, en tombant sur les dalles, sonnaient comme des cloches. Debout, près de la bannière fleurdelisée, Nogaret expliquait à Boniface VIII ce dont il s'agissait. Il parlait avec ordre et netteté. Il lui exposait comment « lui, Boniface, était accusé d'hérésie, et que, ne s'étant pas défendu, il était réputé convaincu, conformé- ment aux lois de l'Eglise ; qu'il lui donnait assignation à com- paraître à Lyon, devant un concile œcuménique où il serait déposé, vu que sa culpabilité était notoire, comme hérétique et comme simoniaque » .
Cependant le vacarme redoublait. Boniface regardait dans l'espace l'air hébété; ses mains avaient un frémissement. Nogaret poursuivait :
37S LA FRANCE FEODALE
« Toutefois comme il convient que vous soyez déclaré coupable par le jugement de l'Eglise, je veux vous conserver la vie contre la violence de vos ennemis et vous représenter au concile général que je vous requiers de convoquer. Si vous refusez de subir son jugement, il le rendra malgré vous ; surtout qu'il s'agit d'hérésie. Je prétends empêcher également que vous n'excitiez du scandale dans l'Eglise, particulièrement contre le roi de France. Par ces motifs je vous donne des gardes, pour la défense de la foi et l'intérêt de l'Eglise; non pour vous faire insulte, ni à nul autre ».
Durant que Nogaret parlait, Sciarra bouillait d'impatience. Il trouvait que le légiste n'en finissait pas. Les discours ne menaient à rien. Il ne s'agissait que de planter une épée dans la gorge du pape et tout serait réglé.
Le vieux pontife répétait, les bras étendus en croix : « Voi(;ima tête ! voici mes bras ! «.
Le pillage du magnifique trésor pontifical, celui des palais de la famille Gaëtani, ainsi que des demeures habitées par les cardi- naux favorables à Boniface, se poursuivait activement. C'était ce que les Italiens, qui avaient suivi Nogaret, trouvaient de plus important dans l'aventure. Nogaret donna des gardes au vieux pape qui le protégèrent et l'enfermèrent dans une chambre : « ce qui lui sauva la vie », dira-t-il dans la suite. Il exigea que seuls les propres serviteurs du pape fussent autorisés à s'occuper de sa nourriture. Il permit aux cardinaux de se retirer à Péronne.
On a été surpris de l'inaction de Nogaret le lendemain du 7 septembre. C'est qu'il avait été lui-même entraîné à l'expédition d'Anagni malgré lui, dans la nécessité où il s'était trouvé d'empêcher à tout prix ta publication des lettres d'interdit, dont il avait subitement appris l'imminence. Les Colonnaet lesnoblesd'Anagni, ennemis des Gaëtani, tenaient à conserver Boniface VIII entre leurs mains ; Nogaret eiit préféré l'emmener en France. Mais comment pouvait-il transporter un pape prisonnier, à travers toute l'Italie, n'ayant avec lui que trois hommes : un banquier, un notaire et un clerc?
Le peuple d'Anagni se ressaisit. A Rome, l'émotion fut vive. La jalousie contre les Français se réveillait, on croyait que si on les laissait emmener le pape en France, ni lui ni ses successeurs n'en reviendraient: craintes assezjustifiécs. 400 cavaliers romains, conduits par le cardinal Mathieu de Aqua Sparta. marchèrent sur Anagni. Quand ils arrivèrent, Nogaret en était sorti.
PHILIPPE LE BEL 379
Boniface fut ramené à Rome. Il se rendit à Saint-Pierre en somptueux appareil. Il ruminait de grands projets pour se venger du roi de France. Mais l'atteinte (|ui lui avait été portée était profonde. La rage réloulfait, son intelligence chavirait. Il ne disait plus rien, regardant devant lui d'un regard fixe et sombre. Ses domestiques en entrant dans sa chambre, le trouvaient ployé sur lui-même, les yeux hagards, les dents enfoncées dans ses poings. Dans cet état, il mourut le 11 octobre 1303, âgé de quatre-vingt-six ans.
Dès le 21 octobre, Nicolas Boccasini, l'un des deux prélats qui avaient entouré le vieux pontife à Anagni dans la terrible journée du 7 septembre, fut élu pape. Il prit le nom de Benoît XI. Benoît était le nom de baptême de Boniface VIII. C'était un vieillard doux et timide et qui n'osait agir. La grande majesté de Philippe le Bel 1 épouvantait. Le 10 février 1304, Nogaret était de retour à Béziers, où il rejoignait son maître. Une bulle du 13 mai 1304 annula toutes les sentences que le Saint-Siège avait lancées contre le roi de France ou ses conseillers. Le roi était victorieux.
Cependant Philippe le liel s'efforçait d'en finir avec la lutte contre les F'Iamands, qui menaçait de s'éterniser. Il se mit en per- sonne à la tôle de son armée. Les forces ennemies se rencon- trèrent le 18 août 1304 dans la plaine de Mons-en-Pévele. Les Flamands étaient cette fois encore commandés par Guillaume de Juliers, élu archevêque de Cologne. Le roi disposait de GO 000 hommes ; l'armée flamande montait à 80 000 hommes environ.
Au milieu de l'action, tout à coup, la cavalerie française, prise de panique, se débanda. La bataille était perdue sans le sang- froid du roi qui tête tint aux Flamands. A ses côtés, Anselme de Che- vreuse qui tenait l'oriflamme. Brun de Verneuil qui conduisait le cheval du roi par la bride, furent massacrés. Le roi fut même renversé de son cheval ; mais, remis en selle par deux officiers de sa maison, les frères Jacques et Pierre Gentien, il se jeta sur les Flamands; on sait qu'il était de haute taille et d'une singulière force physique. « Il avait les os plus gros que chevron », écrit le Templier de Tyr. Alors les Flamands, lisons-nous dans les Anciennes Chroniques de Flandre, qui pensaient avoir tout gagné, lui coururent sus. « Le noble roi était monté sur un haut destrier, tout armé de ses pleines armes royaux et tenait une masse de fer à une main. Il criait Montjoye Saint-Denis ; sa masse d'armes faisait merveille, car ceux qu'il atteignait en plein corps
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n'avaient que faire de mire (médecin). Certes il fit tant d'armes par sa vaillance que, par son propre corps et à son emprise, sans autre, furent ce jour les Flamands déconfits. Car quand les hauts hommes, qui jà étaient reculés, perçurent le propre corps du roi qui s'était avancé et qui tant faisait d'armes, ils se reboutèrent d'une masse sur les Flamands. Et illec se recommença une bataille forte etcrueuse. Mais les Flamands, qui tout ce jour s'étaient combattus, ne se pouvaient plus soutenir : ils se déconfirent et en y eut tant de tués que tous les champs en étaient jonchés ».
Guillaume de Juliers s'efforça à son tour de rallier les siens, mais le comte de Boulogne, par une manœuvre opportune, l'entoura de toutes parts. Juliers et ses fidèles Brugeois étaient épuisés. La chaleur de la journée avait été étouffante. « Adonc le comte Guil- laume de Juliers se déchaussa nus pieds et tous ses gens aussi, et boutèrent les pommaux de leurs épées en leurs bouches pour leur soif étancher et ainsi attendirent la mort ». Un soldat français coupa la tête à Guillaume de Juliers et l'apporta au bout d'une pique à Philippe le Bel qui en détourna les yeux. L'oriflamme ne futretrouvée que le lendemain, déchirée en deux endroits. En mé- moire de sa victoire, Philippe le Bel fit dresser une statue équestre le représentant équipé pour le combat, en l'église Notre-Dame. On l'y voyait encore à la veille de la Révolution. Quant au peuple de Flandre, il ne put croire à la mort de son héros, de Guillaume de Juliers. De longues années encore après Mons-en-Pévele, écrit l'annaliste Gantois, on racontait dans les campagnes et dans les bourgs, qu'au fort de la mêlée une main invisible avait enlevé Guillaume de Juliers et qu'un jour, prochain sans doute, à l'heure du danger, on le reverrait, dans son armure éclatante, à la tête des métiers de Bruges, les conduire à la victoire.
La semaine précédente, la flotte française avait remporté sur la flotte flamande, commandée par Gui de Namur, une éclatante victoire dans la baie de Zierickzee ; Gui de Namur y périt. La paix ne pouvait plus tarder : elle fut conclue à Athis-sur Orge en juin {'M)o Philippe le Bel restituait à Robert de Béthune, héri- tier de Gui de Darnpierre, les Etats qu'il avait confisqués sur son père, mais en gardant par devers lui, la Flandre de langue fian- çaise ; Lille, Douai et Orchies.
l'HiLii'i'E i.t: bl:l 3ai
Le faux-monnayeur
On n'a suivi jusqu'ici qu'une partie de l'activité politiciue de Philippe le Bel. Voyez-le réunir à la couronne de France la ville de Valencionnes, le comté de Bar, les évèchés de Toul et de Verdun, Lyon, Viviers et la Franche-Comté tout entière.
A Benoît XI succède, le 5 juin 1305, un pape français, l'arche- vêque de Bordeaux, Bertrand de Got, qui prend sur le trône pon- tifical le nom de Clément V et transfère en France le siège de la papauté. Sur tous les points, Philippe le Bel renforce l'influence française.
Pour cette œuvre vaste et multiple, et pour l'organisation du royaume, il fallait des ressources financières.
Depuis un siècle et demi, les charges de la royauté ont triplé, mais les sources de revenus dont le roi dispose sont restées les mêmes. Le roi veut-il lever quelque contribution nouvelle, quelles clameurs ! Le clergé en appelle au pape, la noblesse forme des ligues, dans les villes éclatent des soulèvements populaires. En •1306, à Paris, la vie même du roi est en danger : il est obligé de se réfugier dans l'enclos du Temple.
Les désastres de 1302, en Flandre, nécessitent des contributions nouvelles. Philippe le Bel adopte l'impôt proportionnel sur le revenu. Il s'efforce de montrer au peuple que c'est de son seul intérêt qu'il s'est inspiré en s' arrêtant à cette forme d'impôt, qui doit encore être adoucie par la manière dont il sera perçu.
« Traitez à l'amiable, écrit le roi à ses collecteurs, avec ceux des bonnes villes et des petites villes ; montrez comment, en cette affaire, qui touche à l'intérêt de chacun, chacun est tenu de mettre du sien, à son pouvoir. Le roi ne veut pas que ses sujets s'exposent eux-mêmes aux périls de la guerre ; il veut faire au contraire toutes choses à leur moindre grief. Il a pris conseil de gens sages et avisés qui ont cherché la voie la meilleure pour le peuple, et qui ont finalement décidé que le peuple donnerait aide au roi durant quatre mois, que si la campagne devait être plus longue, on ne paierait pas davantage, mais que l'aide serait diminuée proportionnellement, si la campagne devait être plus courte. » « Pour chaque sergent, poursuit Philippe le Bel, on ne paierait que deux sous, bien qu'il en coûte davantage au roi ; et, Fusck-Bkentano. — Le Moyen Age. 13
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durant toute la guerre, on ne demandera ni coutume, ni cinquan- tième, ni autre subvention ».
Le roi termine par ces mots : « Item, si vous ne pouvez faire un bon accord avec les villes dans leur ensemble, traitez avec chacun en particulier et voyez combien chacun donnerait ; comptez ce que vous pourrez avoir d'une manière et de l'autre, voyez ce qui serait du plus grand profit ; mais le roi incline à ce qui paraî- tra le mieux au peuple ».
D'autres fois le roi convoquait à Paris les représentants des bonnes villes, les prélats et seigneurs du royaume. Une réunion de ce genre eut lieu le l*"" avril 1314, dans le jardin du Palais. Il faut des ressources pour la guerre de Flandre. Enguerran de Mari- gny, « coadjuteur du royaume », se tint debout auprès du roi : « Prêchant au peuple, il dit la complainte du roi ». Il dit les origines du conflit, les vicissitudes de la guerre, le traité de paix et que les Flamands ne voulaient pas observer. « Contre ces rebelles, les fidèles sujets du roi de France consentiront-ils à assister leur seigneur "? » A ces mots le roi se leva et s'approcha du bord de l'estrade pour recevoir les engagements de ceux qui étaient disposés à lui venir en aide. Le premier qui répondit fut Etienne Barbette, boui-geois de Paris. Au nom des Parisiens, il dit que tous aideraient leur roi, à leur pouvoir. Le roi l'en remer- cia. Et, après lui, l'un après l'autre, les délégués des autres com- munes de France parlèrent de même. Et le roi les en remerciait. « Et lors, après icel parlement, une subvention fut levée... poiu" laquelle ledit Enguerran chut en haine et malédiction du menu peuple ».
Enguerran Le Portier de Marigny a été la plus grande figure du règne après Pierre Flote. Il appartenait à une modeste famille, d'origine normande. En 1298, nous le trouvons panetier de la ' reine Jeanne de Navarre qui le pousse à la Cour. Il devint cham- bellan du roi. Dans ces fonctions il déploya ses qualités d'admi- nistrateur. Sur la fin du règne il pouvait se vanter d'être le seul qui connût les finances du royaume. Il était également renseigné sur les ressources des peuples voisins et les ressorts des cours étrangères. Il écrit à Simon de Pisg : « Sachez, Frère Simon, que je connais aussi bien f|u'h)mme de Flandre le pouvoir des Fla- mands, ce qu'ils peuvent hner d'argent, et que je sais aussi bien que vous, qui y avez été, les conventions que passent les nobles d'Allemagne, ce qu'ils foni et ce cmils pensonr, ».
PIITLTPPE LE Ri:r. 383
A ses talents d'administrateur, il joignait des dons oratoires, déjà utiles à ceux qui voulaient acquérir de l'action en France. Geotïroi de Paris l'appelle : « De tous le plus beau parleur ». Il exerça une influence considérable sur Philippe le Bel durant les dernières années du règne. « 11 était du royaume clé et serrure », Les souverains étrangers le comblaient de présents et recher- chaient sa faveur. Le pape lui offrait une rose d'or. Ministres, rois et pape, dit le chroniqueur populaire, étaient dans ses mains des pantins dont il tirait les fils :
a Tous les avoit en sa cordelle ».
Dans cette ascension rapide, Marigny paraît ne pas avoir gardé la mesure nécessaire. Sa maison à Paris portait pignon doré ; son luxe offusquait les frères du roi ; au Palais de la Cité, dont il dirigea la reconstruction, il fit dresser sa statue à côté de celle de Philippe le Bel. « On le voit quand on monte à la chapelle, écrit Geotïroi de Paris, à la droite du roi, en coiffe blanche. »
Quelques contemporains ont compris la nécessité des contribu- tions que levait le roi ; mais ils étaient en petit nombre et les besoins étaient pressants. C'est ainsi que Philippe le Bel a été amené aux altérations monétaires qui lui ont été tant reprochées.
Pour comprendre en quoi consistait aux xiii®-xiv® siècles le faux- monnavage des rois, il faut noter que le moyen âge avait une double monnaie, une monnaie réelle et une monnaie de compte. On comp- •tait par livres, sous et deniers, manière de compte qui passa en Angleterre, où les initiales s'en sont conservées : £ = pound livre ; S = shilling, sou; à = penny, denier. Le florin d'or valait au milieu du xiif siècle 12 sous 6 deniers, et le gros tour- nois valait un sou. Or ces rapports n'étaient pas fixes ; ils pouvaient varier, soit par la fluctuation naturelle des cours, soit d'ordre du roi. Celui-ci pouvait ordonner par exemple que le gros tournois serait à l'avenir reçu pour deux sous, au lieu d'un. Le roi pouvait aussi, sans altérer la valeur de compte des gros tournois, en réduire le poids et le titre, de façon que, en réalité, ils valussent la moitié de ce qu'ils valaient précédemment, tout en les mainte- nant à la même valeur d'échange. C'est en cela que consista le faux-monnayage de Philippe le Bel. En des besoins urgents, il déclarait que l'argent sortant des coffres aurait une valeur supé- rieure à celle qu'il avait en réalité ; ou bien il refondait les
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monnaies en leur donnant un poids et un titre inférieurs. Il n'al- térait pas les pièces de manière à tromper le monde, comme on le croit généralement ; il prévenait le public de la diminution de poids qu'il faisait subir aux gros tournois ou aux florins d'or, mais en leur imposant un « cours forcé ». C'est le mot juste. Tel notre papier-monnaie.
Lors de la grande altération de 1295, nécessitée par la guerre contre l'Angleterre, le roi s'exprime ainsi : « Nous avons été obligés de faire frapper une monnaie à laquelle il manque quelque chose du poids et de l'alliage que nos prédécesseurs y mettaient ». Mais, ajoute le roi, « je recevrai moi-même cette monnaie en paiement de ce qui m'est dû, et plus tard j'indemni- serai ceux qui auront subi du dommage de ce chef » ; et il engage à cet effet les revenus de ses domaines.
Enfin, dès qu'il le pouvait, le roi invitait les détenteurs de monnaies « faibles » à les rapporter à ses ateliers, afin qu'il pût ■les faire refondre en « monnaies bonnes et anciennes... » C'était donc une forme d'emprunt, telle que la situation économique du temps la permettait et que le roi remboursait quand l'état de ses finances lui donnait le moyen de le faire. Voici, par exemple, une bulle du pape Benoît XI, successeur de Boniface VIII qui accorde au roi (H mai 1305) une année de prébendes et deux années des bénéfices ecclésiastiques en France pour qu'il puisse relever ses monnaies au titre qu'elles avaient sous saint Louis.
Les temps modernes ont vu les assignats, les billets à cours forcé et les emprunts que permet l'organisation des grands établis- sements financiers, ressources qui manquaient à Philippe le Bel. Lorsque de nos jours le gouvernement émet pour quarante ou cin- quante milliards de papier-monnaie, billets de banque, garantis par cinq ou six milliards d'oi" ou d'argent dans les caves de la Banque de France, il émet lui aussi de la fausse-monnaie, voire beaucoup plus fausse que celle de Philippe le Bel et exposée, elle aussi, à des soubresauts et variations en sa valeur; mais les progrès réalisés depuis le xiii^ siècle dans la circulation moné- taire, la réglementation du crédit et l'admission d'une monnaie fiduciaire font que les inconvénients n'en sont plus aussi grand* qu'au temps d'autrefois.
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Les Templiers.
Il est certain que si Philippe le Bel eût disposé de l'organisation financière qu'étaient parvenus à se donner les chevaliers du Temple, il n'aurait pas songé à l'altération des monnaies.
Cet ordre religieux et militaire, fondé en 1119, par un chevalier champenois, Hugue de Payns, était parvenu rapidement à une extraordinaire prospérité. En 1128 le concile de Trojes, à l'insti- gation de saint Bernard, donna aux « Pauvres Soldats du Temple » une règle inspirée par la règle de Cîteaux. Le but de l'ordre était de protéger la Terre Sainte contre les retours offensifs des infi- dèles. Il remplitvaillamment sa mission et, sur lafindu xiii^siècle, ceux qui prendront en main la cause du Temple, pourront dire que 20 000 Frères étaient morts en Palestine les armes à la main. Tout en combattant les infidèles et en s'assurant ainsi la vie éter- nelle, les Pauvres Soldats du Temple soignaient leurs intérêts séculiers. Ils devenaient propriétaires de biens si considérables que le concile du Latran, en 1179, demandait déjà qu'ils abandon- nassent ce qu'ils avaient acquis durant les dix années précédentes.
Ils fondèrent des « maisons » en Occident, plus particulièrement en France. Le 16 juin 1291, les musulmans s'emparaient de Saint- Jean-d'Acre, le dernier boulevard de la chrétienté en Terre Sainte. Les Templiers revinrent en leurs pays d'origine. A ce moment, l'ordre aurait dû se dissoudre. Il n'avait plus de raison d'être.
Les biens du Temple, à la fin du xiii* siècle, étaient immenses.
Dès 1229, l'empereur Frédéric II s'était vu dans l'obligation de les chasser de Sicile. Le nombre des chevaliers, à l'époque où Philippe le Bel monta sur le trône, était de 15 000 en chiffre rond. Chacun d'eux était un homme d'armes éprouvé. Vers le milieu du xiu® siècle, Mathieu Paris leur attribuait, 9.000 donjons et manoirs : le chiffre donné par la Chronique de Flandre est plus élevé encore. Chacun de ces manoirs était une tête de fief, un centre d'influence. Dans les archives de chacune des comman- deriesdu Temple se conservaient par centaines les titres de rentes servies à des tenanciers du voisinage, concessions qui entraînaient l'obligation de la fidélité et du service féodal. Les seigneurs ecclé- siastiques et laïques se plaignaient incessamment au roi de ce que leurs vassaux leur refusaient le service qu'ils leur devaient, sous pré-
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texte qu'ils étaient hommes du Temple. Considérez la ville neuve du Temple à Paris, Je territoire du Temple près d'Ypres, tant d'autres ; chacun de ces domaines était une véritable seigneurie féodale, avec droits de haute, moyenne et basse justice, foires annuelles, privilèges et franchises et de nombreux^ « manants ». Entre autres franchises les Templiers revendiquaient celle de ne relever judiciairement que du pape, à l'instar d'autres ordres religieux.
Non contents d'exercer leur autorité sur les terres à eux sou- mises, les Templiers s'efforçaient d'acquérir de nouveaux droits, en quoi les troubles de la guerre d'Aquitaine sous Philippe le Bel leur furent particulièrement favorables. Leur patronage était d'ailleurs très recherché par les gens des campagnes qui se garantissaient ainsi contre les poursuites des baillis seigneuriaux. Michelet note que, dans la seule sénéchaussée de Beaucaire, l'ordre avait acheté en quarante ans, pour 10 000 livres de rentes sises en terre ; ce qui ne représentait pas seulement, à cette époque, un avoir considérable, mais une grande puissance terri- • toriale. Le Prieuré de St-Gilles avait à lui seul cinquante-quatre commanderies. Dans la plupart des pays d'Europe, les Frères avaient des places fortes ; ils en possédaient dix-sept dans le royaume de Valence On les avait vus s'attaquer aux têtes cou- ronnées, au roi de Chypre et au prince d'Antioche, détrôner un roi de Jérusalem, ravager la Grèce et la Thrace.
L'origine de leur puissance financière avait été dans le trésor immense qu'ils avaient rapporté en Occident : 150 000 florins d'or, qu'une adroite administration financière ne tarda à décupler. Comme les Templiers avaient des maisons dans tous les pays, ils prati(|uaient les opérations financières des banques internatio- nales de notre temps ; ils connaissaient les lettres de change, l'ordre payable à vue, ils constituaient des rentes et pensions sur capital versé, faisaient des avances de fonds, ])rètaient sur gage, géraient des dépôts particuliers, se chargeaient des levées de taxe pour les seigneurs laïques et ecclésiastiques. Ils prêtaient de l'argent aux souverains.
Dès l'année 1290, Philippe le Bel s'inquiéta de la puissance du Temple. Par lettres du 29 juin, il mande à ses sénéchaux et baillis de lui envoyer l'état des biens acquis par les Frères du Temple depuis quarante-cinq ans. La même année, le Parlement leur interdit d'étendre leur patronat sur des partit^uliars Le
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22 avril 1293, Philippe le Bel rappelle cet arrêt à ses officiers en leur mandant de tenir la main à ce qu'il soit exécuté.
Le Temple avait la prospérité insolente. Richard Cœur de Lion disait qu'il laissait son avarice aux Cisterciens et sa superbe aux Templiers. Après la catastrophe où leur puissance va s'ef- fondrer, le bon chroniqueur Geoffroi de Paris fera d'eux ce por- trait: « Les Frères du Temple, gorgés d'or et d'argent et qui menaient telle noblesse, où sont-ils? Que sont-ils devenus, eux que nul n'osait attaquer en justice? Toujours acheter, sans jamais vendre, se faire craindre à légal des officiers du roi, étendre son orgueil sur le monde, s'enrichir au delà des plus riches : « Tant « va pot à eve (eau) qu'il brise ».
Ils en arrivaient à braver le roi, à refuser de payer les taxes.
Philippe le Bel essaya de détourner, au profit de l'autorité royale, la puissance du Temple. Il sollicita son admission dans l'ordre dont il fût devenu le chef. Il choisit le grand maître en exercice pour parrain d'un de ses enfants. Ces avances furent repoussées : la destruction du lemple fut résolue dans son esprit.
Imagine-t-on ce que serait devenue la puissance du roi de Bourges durant les mauvais jours de la guerre de Cent ans, en face d'un ordre comptant des milliers de chevaliers, abrités en des centaines de châteaux forts, disposant de ressources infinies et d'un nombre immense de vassaux et de tenanciers ? On sait l'histoire de l'Ordre Teutonique.
Les registres du Trésor des Chartes portent que, le 22 sep- tembre 1307, au monastère de Maubuisson lès Pontoise, le roi donna les sceaux à Nogaret et qu'il y fut traité aussitôt des Tem- pliers. Ceux-ci furent arrêtés dans la France entière, le 13 octobre suivant. L'opération fut menée avec tant de décision que nulle résistance ne put se produire. Les Templiers étaient poursuivis pour hérésie.
Depuis longtemps déjà, des bruits étranges circulaient sur les pratiques secrètes des Templiers, car ceux-ci veillaient à ce que la tenue de leurs chapitres et les règles de leur ordre demeurassent ignorées des profanes. Qu'avait-on de si grave à cacher? Le précep- teur d'Auvergne — c'était l'une des dignités au Temple — à qui l'on demandera dans la suite pourquoi son ordre s'était toujours entouré d'un si profond secret, répondra : « Par sottise ».
La foule parlait de vices affreux et d'idolâtrie.
Philippe le Bel procéda par voie d'appel au peuple. En son
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nom, Nogaret parla aux Parisiens dans le jardin du Palais (13 octobre 1307). Des assemblées populaires furent convoquées dans la France entière. A Tours se réunirent les Etats généraux, en nombre immense : le Tiers Etat y comptait à lui seul plus de 700 délégués (mai i308 . On lut l'acte d'accusation contre les Tem- pliers. Le peuple avait confiance dans la personne du roi qui était essentiellement à ses yeux le défenseur de l'Eglise. D'une voix, les représentants de la noblesse et des bonnes villes répondirent que les Templiers méritaient la mort.
Le 26 novembre 1309, le grand maître, Jacques de Molay, com- parut devant les juges en se déclarant prêt à défendre le Temple, bien qu'il ne fût qu'un pauvre chevalier simple et sans instruction. Il parla avec force et émotion :
« Je ne connais aucun ordre religieux dont les églises aient de plus beaux ornements que les églises du Temple ; je ne connais aucun ordre où l'on fasse plus largement l'aumône que dans les maisons du Temple, où, trois fois la semaine, on donne à tout venant ; je ne connais aucun ordre qui ait répandu autant de sang en combattant les ennemis de la foi. »
Comme on lui objectait que tout cela n'était rien sans une doc- trine pure.
« C'est vrai ! c'est vrai ! mais je crois en un seul Dieu en trois personnes et à la foi catholique tout entière ; je crois en un Dieu, une foi, un baptême, une église, et que, à l'heure où l'âme est séparée du corps, on verra les bons et les mauvais, et qu'alors chacun de nous connaîtra la vérité de ce qui est débattu présen- tement».
Il arriva que ce même Jacques de Molay et plusieurs des digni- taires de l'Ordre reconnurent comme fondées les pratiques dont l'ordre du Temple était accusé. Clément V écrit que, devant lui, librement, sans contrainte, des personnages occupant dans l'Ordre des dignités élevées avaient avoué qu'à la réception des nouveaux frères, on obligeait ceux-ci à renier le Christ ; mais le plus souvent ces aveux furent arrachés par torture ou par terreur. Ponsard de Gisy dit devant les commissaires : « Durant les trois mois qui ont précédé les aveux que j'ai faits devant l'évoque de Paris, on m'a placé dans une fosse, les mains liées derrière le dos, et serrées si fort que tout le sang affluait aux ongles; j'étais attaché par une corde Si l'on me remet dans les tourments, je dirai tout ce que l'on voudra. Je suis prêt à subir
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des supplices courts, à avoir la tête tranchée, à être brûlé ou bouilli pour l'honneur de l'Ordre; mais je ne puis soutenir des tortui'es longues comme celles auxquelles j'ai été soumis depuis plus de deux ans. »
Il ajouta que tous les aveux faits par lui étaient faux. C'était le prieur de Montfaucon et le moine Guillaume Robert qui faisaient ainsi mettre les Templiers à la question. Trente-six de ses com- pagnons avaient péri à Paris dans les tourments. Tout ce qu'on avait dit devant l'évèque de Paris contre l'Ordre était faux.
Un autre Templier, Bernard Dugué, disait qu'on lui avait rôti les pieds au point que la chair s'était détachée et que les os de ses talons en étaient tombés : il tenait dans la main deux os que la torture avait enlevés à ses talons.
Les Frères, qui paraissent devant les inquisiteurs, déclarent qu'ils défendront l'Ordre jusqu'à la mort. Quelques-uns s'ex- priment énergiquement : « Ceux qui en ont dit du mal en ont menti par leur gueule ». Nombre d'entre eux rétractent les décla- rations précédemment faites devant le pape. Ceux qui accusent le Temple d'hérésie ou de pratiques mauvaises, sont de faux frères qui ont quitté l'Ordre ou qui en ont été chassés pour leur incon- duite et veulent se venger.
Frère Jean de Montroyal, en son nom et au nom d'un grand nombre de ses frères, lut une déclaration qui, à elle seule, eût dû suffire à justifier l'Ordre, tout au moins dans son ensemble :
« Notre Ordre est saint; il a été approuvé par l'Eglise romaine. Les Frères ont toujours vécu dans la foi catholique et romaine. Ils pratiquent jeûnes et abstinences, se confessent et communient à Noël, à Pâques, et à la Pentecôte publiquement. Ils meurent selon les rites de l'Eglise. Tous les Frères de notre maison sont tenus de dire cent Paters pour l'âme du Frère défunt dans les huit jours qui suit son décès. Le maître autel dans nos églises est consacré à la Vierge. Le vendredi nous portons une croix en vermeil aux yeux de tout le peuple en l'honneur de la croix sur laquelle Notre-Seigneur est mort. Nous faisons l'aumône ; nous donnons l'hospitalité aux voyageurs. On a vu des Frères de notre Ordre devenir archevêques et évêques. Les rois de France ont thoisi parmi nos Frères des trésoriers et des aumôniers. Item, nombre de nos Frères sont prisonniers des Infidèles depuis vingt-cinq ans ; ni par peur de mort, ni par présents, on n'a pu îeur faire renier le Christ; que si les Templiers étaient tels qu on
390 LA FRANGE FEODALE
le dit, ces prisonniers seraient en liberté à Theure actuelle. La vraie croix est sous la garde des Templiers ; si les Templiers étaient tels qu'on le dit, la vraie croix ne se laisserait pas garder par eux. La couronne d'épines ne fleurit le Vendredi-Saint que quand elle est entre les mains du chapelain du Temple; ce qui ne se produirait pas si les Templiers étaient tels qu'on le dit. Sainte Euphémie a fait plusieurs miracles dans Tune des maisons du Temple ; ce qu'elle n'aurait pas fait si les Templiers étaient tels qu'on le dit. Il est mort plus de 20 000 Frères, outre-mer, pour la défense de la foi. »
Jean de Montroyal terminait par ces mots :
« Item, nous avons souffert moult tourments de fer, prison et géhenne et longs temps au pain et à l'eau, par quoi nombre de nos frères sont morts ; et n'eussions mie tant souffert si notre religion ne fût bonne et si nous ne maintenions vérité, et si ce n'était pour ôter de maie erreur le monde qui y est sans raison. »
L'ordre du Temple était innocent. Dans quelques maisons des mœurs mauvaises, importées d'Orient, un simulacre de renon- ciation à la doctrine du Christ, imposé comme preuve d'extrême passivité et obéissance, étaient-ils en pratique ? Cela est possible. Les chefs de l'Ordre en étaient ignorants.
D'autre part la bonne foi des accusateurs n'est pas moins évidente. Les fanatiques sont de mauvais juges, on l'a vu en tous les temps ; mais les fanatiques sont convaincus. Prétendre que le gouvernement de Philippe le Bel supplicia tant de nobles victimes sans autre motif que le désir de s'emparer des biens des Tem- pliers, est une affirmation aussi puérile que celle qui consisterait à prétendre que les « patriotes » n'ont coupé tant de têtes que pour s'emparer des biens des aristocrates et des émigrés.
Le 12 mai 1310, cinquante-quatre Tem'pliers, qui persistaient à vouloir défendre l'Ordre, furent brûlés comme relaps, à l'orée du bois de Vincennes.
Le récit de ce supplice, dans les chroniques du temps, est sur le ton du Père Duchesne ou des Réoolidions de Paris décrivant une charretée de « ci-devants » menée à la guillotine. Le 13 mai, le Frère Aimeri de Villiers-le-Duc, Templiei' depuis vingt-huit ans, parut à son tour devant les commissaires. Il écoutait la lecture de l'acte d'accusation « pâle et terrifié ». Brusquement il inter- rompit: « .l'ai avoué quelques articles à caus(^. des tortures que m'ont fait endurer Guillaume de Marcilly et Hugue de la Celle,
PHILIPPE LE B1:L 391
chevaliers du roi. Tout ce que j'ai dit est faux. Hier, j'ai vu cinquante-quatre de mes frères dans les fourgons, conduits au bûcher, parce qu'ils n'ont pas voulu avouer nos prétendues erreurs ; j'ai pensé que je ne pourrais jamais résister à la terreur du ftu J'avouerai tout, jo le sens ; j'avouerais que j'ai tué Dieu ! »
Par la bulle Vox in excelso, datée du 3 avril 1312, Clément V déclara l'ordre du Temple supprimé. Les Templiers se disper- sèrent; les uns entrèrent dans des couvents ; d'autres priient femme et métier manuel. Le 18 mars 1314, furent brûlés vifs le grand maître Jacques de Molay et Geoffroi de Charnay, précepteur de Normandie, dans l'île des Javiaux, aussi appelée l'île aux Juifs, aujourd'hui réunie à l'île de la Cité. Une foule houleuse se pressait autour des deux illustres victimes, et, dans la foule, le chroniqueur Geoffroi de Paris, qui a laissé une relation émouvante des derniers moments de Molay ;
Ainsi comme les vis, devise.
Quand tout fut prêt, le grand maître se mit « en sa chemise ». Comme il avait de l'argent sur lui, il voulut le distribuer aux pauvres qu'il voyait à ses pieds. « Qu€ Dieu ait pitié de son âme ! »;
Mais il ne trouva là nulle âme Qui l'en voulut ouïr en rien, Ainçois le tenoi-eut à chien.
Quand les bourreaux lui lièrent les mains derrière le dos il leur demanda :
« Seigneurs, au moins laissez-moi joindre un peu les mains pour prier Dieu ».
Dune voix ferme il proclama, une fois de plus, l'innocence et la pureté de l'Ordre ; il demanda d'être tourné « devers la Vierge Marie dont Notre-Seigneur fut né », c'est-à-dire vers l'église Notre-Dame :
Et si doucement la mort prit Que chacun s'en émerveilla.
Quand il eut rendu le dernier soupir, son compagnon, le pré- cepLeur Geoffroi de Charnay, prit a son tour la parole :
Seigneurs, sans doute, De mon maître ensuivrai la route, Comrae martyr occis l'avez.
S02 LA FRANCE FÉODALE
La foule, en se dispersant, discutait de la tragédie. Geoffroi de Paris le constate et ajoute philosophiquement :
Ne sais qui dit voir (vérité) ou qui ment : Viegne en ce qu'en doit avenir !
Quel fut le sort des biens du Temple ? Philippe le Bel décida qu'ils seraient transmis aux Hospitaliers. Clément V constate que les ordres donnés à ce sujet par le roi furent exécutés. Le domaine même du Temple à Paris qui, jusqu'à la veille de la Révolution, était la propriété de l'Ordre St-Jean de Jérusalem, en témoignera jusqu'au seuil de l'âge moderne.
Le trésor royal garda par devers lui certaines sommes, pour les frais du procès. Ceux-ci avaient été immenses. En 1312, le roi avait réuni le concile de Vienne afin que la doctrine du Temple y fût jugée.
La grande richesse et la puissance du Temple consistaient dans les centaines et les milliers de contrats de cens et de rente qui, sur tous les points de la chrétienté, lui attachaient créanciers et tenanciers. Ces titres se trouvèrent détruits par le seul fait que les Templiers furent déclarés hérétiques, toute dette envers un hérétique étant réputée nulle. Et peut-être est-ce dans ce fait qu'il faut chercher la raison de l'hostilité qui, de toutes parts, se manifesta contre les chevaliers et la facilité avec laquelle, grâce à la complicité de l'opinion publique, fut étouffée toute résistance.
Fin de règne.
En ces conflits violents, à peine a-t-on pu entrevoir l'œuvre législative qui trouva sa principale expression dans la grande ordormance de 1303. Philippe le Bel perfectionna les institutions judiciaires au point qu'on a pu voir en lui le fondateur du Par- lement. Mais ici encore, que d'obstacles à surmonter ! En 1300, le roi est obligé décéder sur un point essentiel en laissant rétablir la preuve par bataille, même dans les cas graves : liouiicide, maléfices.
L'abbé de St-Denis témoigne que, dans la dernière partie de son règne, l'humeur du roi s'était assombrie. Il devenait morne et parlait de moins en moins. A ses intimes il confiait la peine mise «en lui par les guerres, les troubles et les violences de son règne.
PniMPPC LE REL 393
Connut-il les supplices infligés aux Templiers, lui qui disait en rendant libres les prisonniers de l'Inquisition : « Les prisons sont faites pour séquestrer les coupables, non pour les torturer ».
La mort de sa femme, Jeanne de Navarre, décédée à Vincenne^, le 2 avril 1305, dans l'éclat de ses trente-deux ans, avait con- tribué à cette tristesse. C'était une femme vaillante qui, mali^ré son embonpoint et ses chairs roses, n'avait pas hésité, quand Henri de Bar a\ait envahi son comté de Champagne, à se montrer à à cheval pour conduire les troupes qui vainquirent le comte de Bar et le firent j)risonnier à Comines. Femme instruite qui con- servera toujours la gloire d'avoir demandé au vieux sire de Joinville son immortelle vie de saint Louis. L'humble moine, Bernard Délicieux, au cours de sa campagne pour défendre les Langue- dociens contre l'Inquisition, appelle Jeanne : « Cette autre Esther qui nous protège ». Bien des textes témoignent de la grande inti- mité qui unissait Philippe le Bel et sa femme.
Elle ne fut donc pas auprès de lui pour adoucir le terrible coup qu'il reçut en apprenant la conduite de ses belles-filles. Isabelle, fille de Philippe le Bel, mariée à Edouard II, roi d'Angleterre, avait donné deux bourses de soie dorée, l'une à Marguerite de Bourgogne, fille du duc de Bourgogne Bobert II, et femme de Louis le Hutin, fils et héritier du roi de France ; l'autre à Blanche, deuxième fille d'Otton IV comte palatin de Bourgogne, et femme de Charles IV, troisième fils de Philippe le Bel. A son retour en France, elle fut surprise de trouver ces bourses à la ceinture de deux jeunes chevaliers qui fréquentaient à la Cour, Philippe et Gauthier d'Aunay. Philippe le Bel fît écorcher vifs les deux frères d'Aunay à Pontoise et traîner leurs cadavres dans les rues. Des soupçons étant également tombés sur Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le Long, le roi ordonna qu'elle serait incarcérée comme ses deux belles-sœurs. Marguerite, femme de Louis le Hutin, fut enfermée au Château-Gaillard. Elle fit l'aveu de son inconduite et ne tarda pas à périr au fond de la prison glacée où elle avait été jetée.
Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe le Long, ne cessa de protester de son innocence. On la conduisait au château de Dourdan, dans un char à quatre roues, tendu de drap noir. Elle disait, avec des sanglots, à ceux qui s'arrêtaient pour la voir passer :
« Pour Dieu, dites à mon seigneur Philippe, (jue je meurs sans péché ».
394 LA FRANCE FEODALE
Au fait, son innocence fut reconnue et elle revint auprès de son mari.
La troisième, Blanche de Bourgogne, femme de Charles le Bel, é,tait une enfant. A peine avait-elle dix-huit ans, quand elle lut, elle aussi, enfermée au Château Gaillard. Elle né voulait pas mourir. Elle protestait qu'elle n'avait rien fait de mal. Elle avait déjà donné à Charles le Bel deux enfants, qui étaient morts en bas âge. Elle fut interrogée à plusieurs reprises dans la chapelle du Château-Gaillard, en présence de ses demoiselles. « La gaieté de son visage, lisons-nous dans l'un des procès-verbaux, montrait que, dans ce moment, elle était sans crainte ». Elle laissa pro- noncer son divorce d'avec son mari, sous prétexte de parenté spirituelle. On lui permit alors de prendre le voile dans l'abbaye de Maubuisson, où était la sépulture de ses enfants. Elle y mourra en 1325.
D'autre part, Philippe le Bel entendait déjà gronder la réaction qui allait emporter son œuvre, provoquer lachutede son chancelier, Pierre de Latilly, de son chambellan, Enguerran de Marigny. Durant l'année 1314, sur différents points de la France, en Bre- tagne, en Normandie, en Picardie, en Champagne, en Bourgogne, en Anjou, en Auvergne, en Poitou, en Gascogne et en Languedoc, se forment des ligues contre le roi qui « mange sa gent ». « Que le roi qui règne à présent y prenne garde ! écrit l'un des ligueurs, le vieux sire de Joinville. Il a échappé à de grands périls. 11 n'est que temps qu'il s'amende pour que Dieu ne le frappe pas, lui et ce qui est à lui, cruellement ».
Les Flamands, de leur côté, n'exécutaient pas le traité d'Athis. Très las de cette lutte, sans cesse renaissante, Philippe équipa une nouvelle armée pour marcher, une fois encore, vers la fron- tière du Nord.
Le roi muet jeta-t-il dans ce moment un regard inquiet sur les destinées du royaume? la prédiction de saint Louis lui revint- elle à l'esprit? Son énergie reste entière, il ne laisse pas tomber son courage. Cachant ses projets à son ministre préféré lui-même, à Marigny, qui, homme de rangement et d'intérieur, n'aimait pas qu'on dispersât les ressources du trésor hors des frontières, il engageait des pourparlers au delà du Rhin pour faire monter son frère Charles sur le trône d'Allemagne devenu vacant par la mort de Henri VII. Il remettait en honneur les projets d'expédition en Terre Sainte, prenait la croix avec ses trois fils : expédition qui.
l'IlILil'l'E LE lŒL 395
selon >e> \ut'>, devait assurer la paix perpétuelle par la concentra- tion entre ses mains de toutes les forces de la chrétienté. A ces projets de croisade, le serviteur acliarné de la grandeur monar- chique, Nogaret, s'attachait avec passion.
Mais ^ogaret descend dans la tombe, puis Clément V, et voici que Philippe le Bel est frappé à son tour dans la force de ses quarante-six ans. Tous trois rapidement disparaissent comme pour obéir à l'ajournement du Templier napolitain dont parle Ferreti de Vicence.
Le 4 novembre 1314, chassant dans les boi s de Pont-Ste-Maxence, le roi ressentit la première atteinte du mal auquel il devait suc- comber. Il était à cheval et fut pris d'un évanouissement, son cœur cessa de battre. Cependant il ne tomba pas de cheval. On le transporta par eau jusqu'à Poissy où il resta dix jours. Il put aller à cheval de Poissy à Essonnes; là son mal le reprit et il fut porté en litière jusqu'à Fontainebleau.
Le 26 au matin, Philippe le Bel connut que sa fin était proche. Il se confessa, communia et se mit alors dans son lit II régla les détails de son testament. De temps à autre il s'interrompait pour dire : « Beau Sire Dieu, je commande mon esprit entre tes mains ! ». Puis il reçut les derniers sacrements. Lui, que les autres eussent dû consoler, écrit un témoin oculaire de sa mort, consolait les autres. Enfin il appela son fils aîné : « Louis, lui dit-il, je vous parle devant des hommes qui vous aiment et sont tenus de vous aimer ; moi, je vous aime sur tous autres, mais que votre vie soit telle que vous soyez digne d'être aimé! » Il lui dit comment il devait régner avec dignité et mesure, gouvernant par lui-même, mais en prenant avis des hommes sages, en parti- culier de ses deux oncles Charles et Louis. « Faites tant que chacun s'aperçoive que vous êtes fils de roi, bien plus, roi de France. Et moult fois, ajoute le chroniqueur, il disait : « Pesez, Louis, ces paroles : « Qu'est-ce que d'être roi de Fi'ance ».
Quelques instants après, le roi demanda que chacun se retirât : « Devant le confesseur, seul, secrètement, il enseigna à son fils aîné comment il devait faire pour toucher les malades et les paroles saintes lui enseigna qu'il avait accoutumé de procurer quand il les touchait. Semblablement, il lui dit que c'était à grande révérence, sainteté et pureté qu'il devait toucher les infirmes, nettoyé de conscience et de mains. »
Philippe le Bel s'éteignit doucement à Fontainebleau le 29 no-
3% LA FRANCE FKODALE
vembre 1314, récitant l'office du Saint-Esprit. Il avait quarante- six ans.
On n'a pas compris Philippe le Bel, partant on n'a pas été juste pour lui. Ce jeune prince a été l'un des plus grands rois et des plus nobles caractères qui aient paru dans l'histoire. Parlant de sa lutte contre la papauté, les grands historiens du xvu* siècle rappelleront qu'il fut surnommé Philippe le Catholique, « à cri publique, ditDuchesne, et à la poursuite (requête) du clergé. »
La génération qui lui succéda célébrera avec gratitude la pros- périté qu'il donna à la France par sa politique clairvoyante et active. Son règne ne paraîtra pas, aux sujets de Philippe de Valois, le « règne du diable », mais un règne de beauté et de sagesse, digne d'admiration. Au début du xiv' siècle commerce, industrie, agriculture sont dans un état florissant du nord au midi de la France : culture du vin et des céréales, élève du bétail, industrie drapière y sont également prospères. Le matériel agricole s'est perfectionné. On voit se constituer, une merveille pour l'épo- que, des sociétés par actions. En Provence, en Languedoc, on rencontre des porchers qui possèdent des vignes, de simples bouviers ont maisons en ville. Et l'accroissement de la population s'est accentué avec l'aisance et la vie active, au point que des historiens éminents, comme Siméon Luce, iront jusqu'à prétendre que la population de la France égalait alors, si elle ne dépassait, la population de la France d'aujourd'hui.
SonRCEs. Les chroniques contemporaines, notamment celles qui ont été publiées dans le Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. XX-XXIll (1840-76), 4 vol. in-fol. — Annales Gandenses, 1896. — Chronique Arle'sienne, I8'J8. — Regeslum démentis papse V. 1880-90,7 vol. — Limburg-Stirum. Code.v diploma- ticus Flandriee 1296-1325, Bruges, 1879-89, 2 vol. — Th. Rymer. Fœdera, conven- tiones... inter reges Angliae et alios quosvis, 3« éd. La Haye, 1739-45, 10 vol. in-fol.
— Michelet. Procès des Templiers, Paris, 1841-51, 2 vol.— Beugnot. Les Olirn, 1839-48, 4 vol. — Edelestan du Méril. Poésies populaires latines du M. A., 1847.
Travaox des histokiens. Edg. Boutaric. La France soi/s Philippe le Bel, 1861.
— Gh.-V. Langlois. Hist. de Fr. Dir. Lavisse, IIP, 1901. — P. Uupuy. lUst. du différend d'entre le pape Boni face VJIl et Philippe le Bel, 1655. — Uigard. Les Heqislres de Boniface Vlll, 1884-91. — Ern. Renan. Guillaume de Nogaret dans Hist. litt. de la Fr., XXVllI, 1877, p. 233-371. — Rob. Hollzmann. Wilhelm von Nogaret, Fribourg-en-B., 1898. — P. Funke. Papst Benedikt XL, 1891. —C. Wenck. Clemens V, u. Heinrick VIL, Halle, 1882. — G. Lizerand. Clément V et Philippe le Bel, 1910. — K. SchottmQller. Der Untergang des Te^npler-Ordens, 1887. — Ch.-V. Langlois. Le Procès des Templiers, Revue des Deux Mondes, 15 janv. 1891. p. 382-421. — L. Delisle. Opérations financières des Templiers. Mém. de l'Acad des Inscript., XXXIll (1889). — Warnkônig-Gheldolf. liisl.de la Flandre, 1835-64 b vol. — H. Pirenne. Histoire de Belgique, t. 1, 3» éd., 1909.
CHAPITRE XVIII
LA FIN DE LA FRANCE FÉODALE
La féodalité se désorganise. Ligues provinciales. Réaclion contre l'œuvre des légistes. Louis X. Disgrâce et supplice de Marigny. Les troubles civils en Artois. Rivalité de Robert et de Mahaut d'Artois. Les chartes provinciales. Echec de la campagne de Flandre : l'ost boueux. Mort de Louis X. Jean I" posthume. Avènement de Philippe le Long. La loi salique. Energie du nou- veau roi. Sa mort. Avènement de Charles le Bel. Il meurt sans héritier. Extinc- tion des Capétiens directs. A qui reviendra la couronne de France?
Le grand roi avait pu se rendre compte, sur ses derniers jours, de la réaction qui se produirait contre son œuvre.
Les liens féodaux sont rompus. Les vassaux d'une seigneurie ne ne sont plus unis à leur patron. La seigneurie se désagrège. Que devient le lien d'amour ? Mais où sont les neiges d'antan ?
Un même baron est devenu propriétaire de plusieurs châtel- lenies. En chacune il ne peut résider qu'une partie de l'année : dans plusieurs, il ne réside plus du tout, remplacé par un séné- chal qui ne songe qu'aux redevances à prélever, et se fait haïr.
« Le peuple prise peu les nobles » , dira Philippe le Long.
Ces divisions à l'intérieur de chaque fief et de chaque ville, se compliquent par les divisions enlre les provinces. La guerre des Albigeois a semé des haines profondes. Assurément le Nord a étendu sur le Midi son action administrative, son influence intellec- tuelle et artistique; mais au fond des cœurs sont restés des ferments. Dans les provinces, au sud de la Loire, écrit vers le début du xiv* siècle le continuateur de Girard de Frachet, « nombreux étaient ceux qui voulaient se détacher ».
Il en va de même des Flamands.
Mais voici que les nobles cherchent à profiter des embarras dont la couronne est surchargée par la guerre de Flandre qui a j'epris. « Le moment est venu, pensent-ils, de reconquérir nos droits. «
398 LA FRANCE FEODALE
La noblesse de Bourgogne, d'Artois et de Picardie s'unit en une
fédération dirigée contre le roi. A la tète du mouvement un seisjneur
. . . ^
picard, le sire de Fiennes. Et du Beauvaisis, du Vermandois, du
Ponthieu, affluent les adhésions. Les nobles s'allient au « com- mun», c'est-à-dire à la classe populaire des villes. Les subven- tions demandées pour la guerre de Flandre servent de prétexte à la rébellion.
Pour éviter que le mouvement ne prît de l'extension, Philippe le Bel avait interdit, par ordonnance du 6 octobre 1314, les tour- nois qui réunissaient la noblesse de plusieurs provinces; mais l'impulsion était donnée.
Le 24 novembre les « alliances » formées en Bourgogne, en Champagne et en Forez s'unissaient à celles du Beauvaisis, du Ponthieuetde l'Artois. La noblesse d'une grande partie du royaume se trouvait ainsi en révolte ouverte.
Nos barons ne veulent plus se laisser tailler; mais surtout ils ne veulent plus se laisser gouverner par les « chétives gens » du conseil royal :
Nous sommes versez à revers
Et par vilains et par convers,
Chétive gent qui sont venus
Et à Court (à la Cour du roi) mestres devenus,
Qui cosent 'cousent), rooignent et taillent...
Au reste, si le roi ne veut prêter une oreille favorable aux griefs de ses barons, ils sont prêts à « entrer en danse contre lui ».
Le nouveau roi, Louis X, était un jeune homme de vingt ans. Très jeune, sans expérience, il se trouva aux prises avec les plus grandes difficultés Contrairement à ce qui a été dit trop souvent, Louis X se montra un partisan résolu de la politique de son père ; mais les barons « alliés », ainsi que les seigneurs féodaux qui appartenaient à la Cour royale, les grands palatins, crurent le moment venu d'expulser les « petites gens ». Les coalisés cher- chèrent un chef en la personne du fastueux Charles de Valois, oncle de Louis X. Ils obtinrent le renvoi des principaux ministres de Philippe le Bel, le renvoi d'Enguerran de Marigny, du tréso- rier Michel de Bordenai et de Raoul de Presles « avocat principal » au Parlement. Le chancelier Pierre de Lutilly, évêque de Cliâlons, dut remettre les sceaux à Etienne de Moniay, clerc de la cham- bre de Charles de Valois.
FIN DE LA FRANCE FEODALE 399
Pierre de Latilly et Raoul de Presles furent jetés en prison. On accusait l' « avocat principal » de maléfices; il lui mis à la torture. Son énergie le protégea. Enguerran de Marigny concen- trerait sur lui les colères déchaînées. Louis X essaya de le sauver. Vainement. On l'accusait de concussion. La dernière cam{)agne de Flandre avait abouti à la retraite des troupes royales. Marigny, disait-on, a été acheté par les Flamands. Et voilà que précisément, à la foire d'Ecouis, on mettait en vente beaucoup de draps lui appartenant :
Si sorent (surent) bien tous Que tel présent li estoit fait Por la trêve qu'il avoit fait...
[Geoffroi de Par h.)
La condamnation de Marigny fut prononcée le 30 avril 1315. Au milieu d'une foule hostile, il fut conduit à Montfaucon. L'opi- nion publique, dont Geoffroi de Paris s'est fait l'écho, ne s'y trompa pas : Marigny n'a été condamné
Qu'à la requeste et à l'instance
De tous les hauts barons de France...
Aussi le peuple ne tarda-t-il pas à revenir sur ses préventions. Philippe le Long devait rendre justice aux meilleurs serviteurs de son père. Il fera décrocher le squelette de Marigny du gibet, « où longuement avait pendu » et le fera enterrer dans l'église des Frères Chartreux ; il donnera 10 000 livres à ses enfants ; puis, à Raoul de Presles, à Michel de Bordenai, à Pierre d'Orgemont il restituera les biens confisqués sur eux.
Cependant les ligues des nobles s'étaient reconstituées dans presque toutes les provinces. Les nobles voulaient le retour aux conditions qui avaient régi leurs aïeux au début du xiii" siècle, avant Philippe le Bel, avant saint Louis : le retour au droit de guerre privée.
La situation était tendue au point que des hostilités ouvertes n'allaient pas tarder à éclater. En Artois, les insurgés vont trou- ver un chef en la personne de Robert, petit-fils de Robert II tué à Courtrai, ei fus de Pailippe d'Artois, qui éiait mort en 1298, à la suite d'une bles>ure reçae à la balaill ; de Furnes. Roben II avait laissé une fille, Mahaut, mariée à Otton III comte de Bour-
400 LA FRANCE FEODALE
gogne (Franche-Comté), et que le roi mit en possession de la comté-pairie d'Artois, de préférence au jeune Robert.
Dans un mémoire au roi, rédigé pour la comtesse d'Artois, la situation leàpective des différents partis dans la ville de St-Ome"^" est très clairement exposée. A la tête de la ville estune châtelaine, qui, par opposition à la comtesse Mahaut, suzeraine de la pro- vince, prend le parti des « alliés ». Les échevins et le patriciat, par opposition à la châtelaine, font cause commune avec Mahaut, et restent fidèles au roi. Le commun enfin de St-Omer, par haine du patriciat, prend le parti de la châtelaine contre la comtesse, tandis que la population rurale, par haine des hobereaux, lui reste fidèle, ainsi qu'au roi.
Ce tableau des partis est infiniment précieux pour l'historien. Les mômes divisions se reproduisent un peu partout. Ce sera le classement des partis pendant les trois premiers quarts de la guerre de Cent ans.
Sous les ordres des sires de Fiennes et de Picquigny, les insur- gés envahissaient les bonnes villes ; ils y proclamaient la révolte « à pleine bretesche », à Calais, à Audruicq, à Guînes, à St-Omer, à Hesdin, à Boulogne, à Amiens, à Térouanne, en vingt autres lieux.
Situation pareille en Bourgogne.
Et Louis X était engagé dans une nouvelle campagne de Flandre. Aussi résolut-il de céder en donnant, dans la mesure du possible, satisfaction aux « alliés ». Il traita d'ailleurs séparément avec la noblesse de chacune des provinces.
Aux Normands il accorda, le 19 mars 1315, la fameuse « charte aux Normands », qui devait demeurer, jusqu'à la Révolution, la constitution même de la province ; mais les chartes données par lui aux autres grands fiefs n'auront qu'une durée éphémère. A quoi il y a une raison : ce n'est pas que la charte aux Normands ait été mieux rédigée que les autres ; mais la Normandie vivait encore sous une constitution sociale différente de celle des autres pro- vinces. Nous en avons traité plus haut. La Normandie ne con- naissait pas ces hiérarchies, ces « superpositions » nobiliaires, d'un agencement si compliqué, produites par la formation spon- tanée de l'aristocratie féodale. Une réforme administrative pou- vait s'y adapter.
Les chartes que Louis X va donner aux différentes provinces ne seront pas identiques : la charte aux Normands est d'un
FIN DE LA FRANCK FÉODALE 401
caractère procédurier; la charte aux Languedociens (1" avril 1315) fourmille de réminiscences romaines. Les chartes aux Bourgui- gnons et aux Picards (avril et mai 1315) ont été dictées par une caste nobiliaire désireuse de recouvrer ses anciens privilèges; et ce caractère s'accentue encore dans la charte aux Champenois (mai 131o). Le roi s'engage à ne plus « justicier » dans les terres des barons. Les panonceaux aux armes de France, que les par- ticuliers fixaient au front de leurs demeures pour se placer immé- diatement sous l'autorité royale, seront enlevés. Mais, dans ces mêmes chartes, les articles qui concernent les villes ont des ten- dances opposées : pour satisfaire aux désirs exprimés par les intéressés, l'autorité royale, loin d'y être restreinte, y est ren- forcée .
On a parlé de l'impuissance où se sont trouvées les « Alliances » de 1314-15 à fonder un régime représentatif semblable à celui, des Anglais. De quoi il ne faut pas rendre responsable les pro- moteurs du mouvement. C'était le pays qui, de par ses traditions et sa formation sociale, était inapte à l'accepter. Après des siècles seulement, quand ces traditions et les effets de cette formation se seront effacés, le pays pourra recevoir un régime représentatif.
Au fait, il n'y a pas lieu de parler ici, comme on l'a fait, de « liberté » ; il n'y a pas lieu de se demander pourquoi la France n'a pas été un pays libre. La France a été un pays aussi libre que l'Angleterre, plus libre même ; mais elle a vécu d'une liberté con- forme à sa constitution sociale, s'il est vrai que l'Angleterre a vécu d'une liberté conforme à la sienne. Et si l'on accorde volon- tiers que le régime représentatif n'est pas incompatible avec la liberté d'un peuple, du moins n'en est-il pas une condition essentielle, pas plus que la couleur des vêtements dont le peuple en question a coutume de s'habiller.
Louis X avait été contraint par la guerre de Flandre à faire des concessions. Les pluies d'automne tombaient à torrents, détrem- pant les terres basses et marécageuses des plaines du Nord. Et l'armée du roi s'enlisa dans la boue, sans parvenir jusqu'aux, ennemis, d'où le nom donné à cette campagne: « l'ost boueux »..
Peu après Louis X mourait à Vincennes, dans la nuit du 4 au 5 juin 1316. 11 n'avait pas encore vingt-huit ans. Autant que sa jeunesse le lui avait permis, il avait gouverné avec sagesse. Sa mort même allait produire les plus graves difficultés.
De sa seconde femme, Clémence de Hongrie, Louis X eut un
402 LA FRANCE FEODALE
fils — posthume — Jean I*% né dans la nuît du 13 au 14 novem- bre 1316, mort peu de jours après.
C'était la première fois, depuis l'avènement des Capétiens, que le trône se trouvait sans héritier mâle, né du roi défunt.
Trois prétendants revendiquèrent la couronne : Philippe le Long, frère aîné de Louis X; Charles de Valois, son oncle, frère de Philippe le Bel ; enfin le duc Eude de Bourgogne, le frère de Mai'guerite de Bourgogne, première femme de Louis X.
Charles de Valois, prince fastueux et besoigneux, accepta de l'argent, et Philippe le Long, profitant de ce qu'il avait exercé la régence, fit immédiatement acte de souverain. Il prit la couronne le 9 janvier 1317.
Philippe le Long était un grand jeune homme, dans sa vingt- quatrième année, mince, élancé, long comme un jour sans pain, 11 était, assurent les chroniqueurs, plus grand que son père, lequel déjà, comme l'arrière-grand-père, saint Louis, dépassait de la tête les seigneurs de sa Cour. Les miniaturistes contemporains, qui ont voulu tracer son portrait, afin de marquer cette taille démesurée, lui font naïvement plier les jambes et baisser la tête, pour le faire tenir dans le cadre de l'image. Mais Philippe V n'avait pas la forte carrure de son père ; il était grêle et dégingandé.
A la cérémonie du sacre, seuls des Grands du royaume, Mahaut d'Artois et Charles de Valois avaient assisté. Leurs pairs s'étaient ostensiblement abstenus et quelques-uns, la vieille duchesse de Bourgogne et le duc de Bourgogne régnant, avaient fait entendre de vives protestations pour réserver les droits de Jeanne, une enfant de cinq ans, fille de Louis X et de Marguerite de Bourgogne. Ils exigeaient une décision rendue par l'assemblée des pairs. Un nombreux « parlement », qui comprit les nobles et les religieux du duché de Bourgogne, un autre où se réunirent les nobles champenois, se prononcèrent en faveur de la petite princesse. A quoi Philippe le Long répondit par des préparatifs de guerre.
Il s'adressa au peuple de Paris; il le harangua en lui exposant ses titres à la couronne de Finance ; il visita plusieurs bonnes villes. Une assemblée de nobles et de prélats, mêlés ;\ des bourgeois de Paris (février 1317), approuva Philippe V et décida que les « femmes ne succédaient pas au royaume de France ». Une seconde assemblée comprit les représentants des villes de langue d'oïl : elle fut tenue également à Paris (G mars 1317), et approuva Philippe V, tout en demandant « que le peuple fût maintenu en
FIN DE LA FRANCE* FÉODALE 403
la manière accoutumée au temps de saint Louis et qu'il fût permis, en cas de troubles, de repousser la torce par la force », Son de cloche à retenir. Quant aux villes de langue d'oc, Philippe V en convoqua les représentants à Bourj^es pour le 27 mars 1317, Par la bouche de ces délégués, elles firent entendre un langage sem- blable à celui des villes du Nord.
Mais les « alliés » ne désarmaient pas : ils avaient à présent un beau motif à rester unis et à poursuivre la lutte : les droits au trône de la petite Jeanne, fille de Louis X.
Le comte de Nevers partit en guerre et fut battu. Alors une partie des alliés consentirent à des conférences. Elles eurent lieu à Melun (juin-juillet 1317). Les alliés renonçaient à réclamer pour Jeanne la couronne de France ; ils ne demandaient plus que la Champagne et la Navarre, héritage de sa grand'mère, auquel la prétendue loi salique ne pouvait s'appliquer. Le 27 mars 1318, le duc de Bourgogne venait lui aussi à composition. Il épousait la fille de Philippe V, alliance qui devait lui assurer l'Artois et la Franche-Comté. Quant à la petite Jeanne, en dédommagement de la couronne de France, elle recevait une rente de 15 000 livres tournois : trois millions de valeur actuelle. En Maine et en Anjou, les Alliés furent mis en déroute par Charles de Valois. Robert d'Artois, le neveu de Mahaut, s'était soumis dès no- vembre 1316. Néanmoins les « Alliances » traînèrent quel([ue temps encore. Il fallut que le connétable Gaucher de Châtillon marchât à la tête de forces imposantes contre les sires de Fiennes et de Picquignj dont les châteaux furent démolis (1320).
L'entreprise des barons insurgés n'avait pas eu l'approbation de la bourgeoisie parisienne, dont l'auteur du Dit des Alliés se fait l'écho. Il applaudit à leur déconvenue :
Ils ont fait une triboullée
De mars; mais come (comme) blanche gelée
Tosi ara [tôt aura] fait son passement...
a Triboulée de mars » qui présageait tempête séculaire.
Philippe le Long mourut à Longchamps, dans la nuit du 2 au 3 janvier 1321. Il ne laissait que des filles. En verlu du principe qu'il avait lui-même invoqué et qui excluait les femmes du trône de France, la couronne revenait à sou frère cadet qui deviendra Charles le Bel.
Quand Charles IV mourra, au château de Vincennes, le 1" lé-
404 LA FRANCE FÉODALE
vrier 1328, il ne laissera lui non plus aucun héritier mâle, ni même de frère qui pourrait relever la couronne. Qu'allait-il advenir ?
Trois nouveaux prétendants étaient en vue :
Philippe, comte dEvreux, mari de Jeanne de Navarre, fille de Louis X ; le roi d'Angleterre, Edouard III, petit-fils de Philippe le Bel, par sa mère Isabelle, femme d'Edouard II; enfin Philippe, comte de Valois, fils de Charles de Valois frère de Philippe le Bel. L'assemblée des barons, fidèle à la prétendue loi salique, attribua la couronne à Philippe de Valois.
Sources. Les chroniqueurs contemporains publiés en majeure partie dans les tomes XX-XXIII des Histvriens de la France [D. Bouquet). Les documents pu- bliés dans les ouvrages suivants :
Travaux des historiens. Le Hugeur. Histoire de Philippe le Long, t. I. Le Régne, 1897. — Dufayard. La Réaction féodale sous les fils de Philippe le Bel. Revue historique. 1894. — Louis Artonne. Le mouvement de i3i4 et les chartes provin- ciales de 131^, 1912. — P. Violiet. Comment les femmes ont été exclues en France de la couronne. Paris 1893. — Gh.-V. Langlois. Volumes cités.
Conclusion à l'histoire de la France féodale.
N'est-il pas remarquable que la dj^nastie capétienne ait été portée sur le trône à l'époque où se constitua la France féodale, pour disparaître à l'époque oîi la France féodale entra en décom- position? Pendant plus de trois siècles, les Capétiens ont présidé aux destinées d'un pays qui se forgeait, autour de leur trône, avec les seules ressources de son génie national et de ses vertus coutumières, une civilisation bien à lui. Au cours de ces trois siècles, les Français ont vécu sous des formes sociales tirées par eux du sein de la famille où ils étaient nés et où ils avaient grandi, et qu'ils ont développées, de génération en génération, jusqu'à en faire des institutions publiques étendues à la nation entière. Et c'est aussi ce qui a donné sa beauté à la civilisation française et en a fait l'éclat, l'originalité, la puissance et la saveur populaire. Qui célébrera, en termes dignes d'elle, la France des donjons et des cathédrales, des croisades et des tournois, la France des ordres religieux, de la chevalerie et des communes, la F'rance des cbansons de geste, des chansons de toile et des fabliaux?
CHAPITRE XIX
LA GUEBRE DE CENT ANS
Philippe de Valois. Son avènement. L'hommage du roi d'Angleterre. Robet; d'Artois. Origine et causes de la guerre de Cent ans. La rupture avec Edouard III. I>es Flamands et Van Artevelde. Affaire de la succession de Bre- tagne: Jean de Montfort et Charles de Blois. Bataille de Grécy (26 août 1346). La chute de Calais (3 août 1347). Opposition entre la classe populaire (le commun, minores) dune part, la noblesse et le patriciat {majores) de l'autre. Mort de Philippe de Valois (22 août 1350).
Jean le Bon. Il fait mettre à mort le comte d'Eu, connétable de France. Le combat des Trente (27 mars 1351). L'altération des monnaies. Charles le Mau- vais, roi de Navarre. Bataille de Poitiers (19 sept. 1356). La captivité du roi Jean, Les Grandes Compagnies. Bertrand du Guesclin. Etienne Marcel. La Jacquerie (mai-juin 1358). Assassinat d'Etienne Marcel (31 juillet 1358). La paix de Brétigny (8 mai 1360). Retour du roi Jean. Mort de Charles de Blois. Jean le Bon retourne en Angleterre, où il meurt le 8 avril 1364.
Charles le Sage. Victoire de Cocherel (13 mai 1364). Du Guesclin en Espagne : Pierre le Cruel et Henri de Trastamare. Les appels d'Aquitaine rallument la guerre. Français et Anglais sur mer. Le Grand Schisme. Administration de Charles V. Mort de Du Guesclin (14 juillet 1380). Mort de Charles V (16 sept 4380).
Charles le Bien-aimé. Troubles qui marquent le début de son règne. Isabeau de Bavière. Le gouvernement des Marmousets. Croisade contre les Barbaresques. Assassinat d'Olivier de Clisson. Expédition de Bretagne : la folie du roi. Louis d'Orléans : antagonisme entre sa politique et celle de la maison de Bourgogne. Richard II, gendre de Charles VI, est renversé par Henri de Lancastre, reprise de la guerre. Jean sans Peur. Il fait assassiner Louis d'Orléans (23 nov. 1407). Les Cabochiens. L'Ordonnance cabochienne. Paix de Bourges entre le duc de Bourgogne et le parti d'Orléans (14 juillet 1412). Avènement de Henri V au trône d'Angleterre (20 mars 1413). Bataille d'Azincourt (25 oct. 1415). Le dau- phin Charles, lieutenant général du royaume (14 juin 1417). Armagnacs et Bourguignons. Assassinat de Jean sans Peur (10 sept. 1419). Traité de Troyes (21 mai 1420). Mort de Henri V. Henri VI, roi d'Angleterre, proclamé roi de France à St-Uenis.
Jeanne d Arc. Le roi de Bourges. État de la France. Défaite de Verneuil (17 août 1424). Le Mont St-Michel et la châtellenie de Vaucouleurs. Domrémy. Les voix de la Pucelle. Chinon. Jeanne, chef de guerre. La délivrance d'Orléans (8 mai 1429) La victoire de Patay (18 juin). Le sacre de Reims (17 juillel). Charles VII se retire sur la Loire. Avec sa compagnie Jeanne vient à Gompiègne. Ellee.'ït prise par les Bourguignons (23 mai 1430). Le procès de Rouen. La mort de l'héroïne (29 mai 1431).
Charles le Victorieux. Réconciliation avec le duc de Bourgogne. Traité d'Arras
406 LA FRANCE FEODALE
(2t sept. 1435). Soulèvements populaires contre les Anglais. Batailles de For- migny (15 avril 14.50) et de Gaslillon il7 juillet 1453). Le gouvernement de Charles VII : les petites gens du conseil du roi.
Philippe de Valois.
Charles le Bel ne laissait qu'une fille. Une assemblée de Grands du royaume se hâta de déclarer les femmes inhabiles à succéder au trône de France, par quoi elle écartait le roi d'Angleterre Edouard III, petit-fils, par sa mère Isabelle, de Philippe le Bel, et donnait la couronne à Philippe de Valois, par son père Charles de Valois, neveu de Philippe le Bel.
Philippe de Valois fut sacré à Beims le 29 mai 1328.
La mort de Charles le Bel éteignait la lignée capétienne qui avait fourni tant de princes remarquables par leur énergie, leur clairvoyance et leurs vertus. Dans la dynastie nouvelle, on verra se marquer les qualités et les défauts de l'ancêtre, Charles de Valois, fastueux, brillant, chevaleresque, ami des arts et de la vie élégante, mais n'ayant ni le robuste bon sens, ni l'esprit droit, ni les mœurs pures qui avaient fait les grands Capétiens. Tel sera notamment Philippe de Valois.
Nous avons vu comment les coutumes féodales, par suite de rèclat et de la prospérité qu'elles avaient donnés au pays, avaient par là même perdu leur raison d'être. Ce fut la cause profonde de la guerre de Cent ans. C'est par cette déplorable guerre que les historiens ont pris l'habitude de juger l'époque féodale, tandis qu'elle n'en fut que la désorganisation.
A cette cause profonde se joignent les causes occasionnelles. On en trouve l'origine en deux traités, conclus par des princes illustres et de haute sagesse, mais qui n'avaient pu prévoir les conséquences des accords ménagés par eux. Le premier est le traité de Paris (12."»9 , conclu par saint Louis avec Henri III, roi d'Angleterre, par lequel le roi de France rétrocédait des provinces confisquées sur Jean sans Terre, mais donnait à l'hommage féodal, qui liait le roi d'Angleterre au roi de France comme vassal à suzerain, la force d'un texte écrit. Saint Louis avait créé cette situation, into- lérable au long aller, d'un vassal aussi puissant que son suzerain et, par le fait de cette vassalité, installé en armes dans le royaume dont il était sujet. Le second traité est celui de Montreuil-sur-Mer, scellé en 1299 par Philippe le Bol et Edouard l", renforcé en 1303
LA GURRRR DE CENT ANS 407
par le second traité de Paris. Philippe le Bel avait cru y résoudre la question d Aquitaine. Il mariait sa sœur Marguerite au roi d'Angleterre Edouard P% et sa fdle Isabelle au fis aîné d'Edouard P", à Edouard II. Le fils, qui naîti-ait de l'union de Marguerite avec Edouard P', ceindrait la couionne d'Aquitaine, tandis que le fds à naître d'Edouard II conserverait la couronne d'Angleterre. Par la séparation des provinces du sud-ouest de la France d'avec l'Angleterre, Philippe le Bel espérait faire disparaître la question d'Aquitaine, éternelle source de conflits depuis le mariage d'Eléo- nore avec Henri Plantagenêt Malheureusement Edouard P"" et Marguerite n'eurent pas d'enfant, et quand les trois fils de Philippe le Bel furent eux-mêmes morts sans héritier mâle, Edouard III, du chef de sa mère, réclamera le trône de France. Et c'est ainsi que les traités de Paris et de Montreuil, loin de fonder la paix entre les couronnes de France et d'Angleterre, comme les auteurs en avaient pensé, furent au contraire la source du plus long et du plus grave conflit qui ait ensanglanté nos annales.
Les prétentions à la couronne de France, qu'Edouard I" va faire valoir, ne reposaient d ailleurs sur aucun fondement. Dans le cas même où l'on eût admis les droits d'une lignée féminine, les droits de Jeanne, fille de Louis X, mariée à Philippe d'Evreux, auraient primé ceux dlsabelle de France à la mort de Louis X, roi incontesté, et dont Jeanne était l'héritière immédiate. Phi- lippe de Valois la dédommagea par l'abandon de la Navarre.
Mais ces droits ne furent qu'un prétexte. Nous avons vu com- ment l'exercice de la souveraineté anglaise sur la Guyenne était devenu pratiquement impossible. Or l'Angleterre du moyen âge ne pouvait se passer de la Guyenne d'où elle tirait des produits essentiels, les vins notamment. On a comparé le rôle de la Guyenne vis-à-vis des Anglais au xiv* siècle, à celui de leurs colonies aujourd'hui.
D'autre part, on a vu le rapide accroissement du domaine royal au xiii" siècle : les grandes conquêtes de Philippe Auguste. Phi- lippe le Hardi réunit par héritage le Poitou, l'Auvergne, le Tou- lousain, leRouergue, l'Albigeois, le Quercy, l'Agenais, le Comtat. La Champagne vient à la couronne par le mariage de Philippe le Bel. Nous venons de noter les conquêtes de ce dernier roi et voici le Valois qui s'agrège à son tour par l'avènement de Phi- lippe VI. Le pouvoir royal n'avait eu ni le temps ni les moyens d'assimiler ces accroissements successifs ; d'où les nombreuses
408 LA FRANCE FEODALE
divergences, les inévitables dissentiments entre ces contrées et le vieux domaine royal. Et, par ailleurs, nous venons de voir la réac- tion contre les réformes de saint Louis et de Philippe le Bel.
Cette situation générale n'échappait pas aux monarques anglais. Ils avaient fait les plus intelligents efforts pour se rendre favorables les populations de la Guyenne. Ils laissaient à leurs sujets de France les plus grandes franchises et s'efforçaient d'as- surer leur prospérité matérielle. On a dit que la suzeraineté de l'Angleterre sur l'Aquitaine se bornait à être « le témoin et l'auxiliaire de son émancipation graduelle. » Il y avait peu d'Anglais à Bordeaux, peu de troupes étrangères. La jurade de Bordeaux gouvernait la Gascogne : et le pays connut, sous la lointaine suzeraineté britannique, une florissante prospérité.
Aussi jusqu'à la fin du xiv^ siècle, comme le constatera Frois- sart, Bordeaux, Bayonne et les villes frontières de Gascogne garderont-ils « grandement » l'honneur anglais. On verra les villes du Bordelais former une ligue contre les Français ; elles repous- seront les ouvertures faites par le représentant du roi de France : « Si les Français dominaient sur nous, ils nous tiendraient à leurs usages ; encore nous vaut-il mieux être Anglais, quand ainsi nous sommes nés : ils nous tiennent francs etlibéraux » (Froissart). Les Français remporteront-ils une victoire sur les Anglais, les Bordelais l'appelleront « la maie journade ». VioUet-le-Duc a noté que, durant tout le xiv siècle, l'invasion anglaise ne fut pas con- sidérée, sur une bonne partie du territoire de la France, comme une invasion étrangère. Et de même, M. Bémont a pu faire observer que ce sera seulement à partir du règne de Henri V que les sentiments nationaux des Anglais contre les Français seront excités.
Contre le roi de France, la politique anglaise s'appuyait sur les Flamands et les rois Français agissaient en Ecosse comme les Anglais en Flandre. En 133o, on verra Philippe VI équiper une flotte. Des hommes d'armes français débarqueront, au printemps de l'année 1336, sur les côtes écossaises.
A peine sur le trône, Philippe de Valois envoya des messagers à Edouard III, lui réclamant l'hommage lige pour les terres qu'il possédait en France et, en attendant que l'hommage fût rendu, j'éveque d'Arras et le sire de Craon furent délégués par lui en A((uitaine, pour y mettre sous séquestre les revenus appartenant au monarque anglais. Et les appels devenaient de plus en plus
LA GUERRE DE CENT ANS 409
fréquents. Le sire de Navailles, qui se disait créancier du roi d'Angleterre, fit saisir par le roi de France terres et châteaux appartenant à son débiteur.
En Flandre, les luttes sociales étaient loin d'être apaisées ; mais lecorate de Flandre, Louis de Nevers, avait passé ducôtédu patriciat, en sorte que les Brugeois l'avaient arrêté et enfermé dans la Halle aux épices.
A l'appel de son vassal, Philippe de Valois marcha contre eux. Les F'iamands d'ailleurs, et dans le parti populaire lui-même, n'étaient pas unis. Une fois de plus les Gantois s'étaient séparés de ceux de Bruges. Mais les Brugeois crurent qu'ils renouvelle- raient la journée de Courtrai. Armés de leurs goedendags, leurs longs bâtons ferrés, ils se retranchèrent sur le mont Cassel, l'émi- nence qui domine la plaine du Nord. L'armée française était com- mandée par le roi en personne ; les Brugeois marchaient sous les ordres de leur bourgmestre, nul chevalier n'ayant consenti à se mettre à leur tête. L'engagement eut lieu le 23 août 1328. Le miracle de Courtrai ne se renouvela pas. Les Brugeois furent taillés en pièces. L'armée française presque tout entière avait été détruite à Courtrai ; l'armée brugeoise presque tout entière fut détruite à Cassel. Sur 16 000 combattants, 3 000 à peine échappèrenl. Les cadavres s'amoncelaient autour de celui du bourgmestre Colin Zannekin. A peine si les Français avaient perdu vingt hommes.
Le 3 juin 1329, Edouard III se décida cependant à venir prêter au roi de France le serment d'hommage pour ses terres d'Aqui- taine. La cérémonie eut lieu dans la cathédrale d'Amiens. Mais il ne prêta que l'hommage simple, non l'hommage lige qui faisait du vassal l'homme du suzerain. Et comme le roi de France exi- geait l'hommage lige, Edouard demanda un délai afin de pouvoir, en Angleterre, étudier à loisir les obligations réciproques des deux couronnes. Par lettres du 30 mars 1331, Edouard III déclarait enfin avoir prêté à Amiens, entre les mains du roi de France, le serment de l'hommage lige.
Il ne se tiendrait d'ailleurs pas comme engagé pour cela. La situation réciproque des couronnes de France et d'Angleterre devait faire éclater un conflit. Le voici qui surgit d'un incident secondaire.
Robert d'Artois, beau-frère de Philippe VI, avait été écarté de la couronne d'Artois au profit de sa tante Mahaut, Il en appela
ilU LA FRANGb: FEODALL:
au Parlement et, pour appuyer ses droits, fit fabriquer de fausses pièces. La supercherie fut découverte. Robert d'Artois, qui avait pris la fuite, fut condamné par contumace, ses biens confisqués et lui-même banni du royaume. Il se réfugia en Angleterre, où il se mit à exciter Edouard III contre le roi de France, l'engageant à faire valoir ses droits sur la couronne aux fleurs de lis (1332-1334). tdouard se prépara à la guerre, s'efforçant de nouer contre la France une coalition comme l'avait fait son grand-père. Averti des intentions du priu.";e anglais, Philippe de Valois résolut de prendre lesdevants. Il demanda à sou vassal, le comte de Flandre, d'arrêter les sujets du roi d'Angleterre qui se trouvaient sur ses terres. Les Anglais étaient nombreux en Flandre, par suite du commerce actif entre les deux pays. Les campagnes anglaises four- nissaient leur laine à l'industrie drapière de la Flandre. Edouard III répliqua en arrêtant l'exportation de la laine. Les métiers des grandes villes, Bruges, Ypres, Gand, cessèrent de tisser (1336). Edouard accentua la portée de son édit en faisant envoyer, en grande quantité, les sacs de laine anglaise aux villes manufactu- rières du Brabant. On vit se dessiner, parmi les artisans flamands, un mouvement d'émigration. Très justement les grandes cités fla- mandes s'en émurent.
C'est le moment où vient en scène le célèbre bourgeois de Gand, Jacques van Artevelde. Il reprend le rôle des Brugeois Brei- del et Coninc au temps de Philippe le Bel. D'une grande élo- quence comme Coninc, ils'adressecomraeluiàlanation des artisans. Une assemblée décisive se réunit à la Biloke le 28 décembre 1337. Artevelde n'entendait pas rompre avec le roi de France, suze- rain des Gantois, mais conclure une alliance économique avec l'Angleterre pour sauvegarder l'industrie de la ville. L'agitation devint si forte que Louis de Nevers, comte de Flandre, se vit contraint de lâcher les rênes du gouvernement qui passèrent entre les mains du tribun gantois.
La décision des Gantois, prévue par Edouard III, avait été pré- cédée des lettres de défi envoyées par le monarque anglais au roi de France. Philippe de Valois avait §ommé Edouard de lui livrer Robert d'Artois Refus durci d'Angleterre. Les lettres de défi, datées de Westminster, 19 octobre 1337. furent portées à Paris par l'évêque de Lincoln La guerre, commencée en cette fin d'année 1337, ne devait se clore qn'en 1453.
On a justement fait remarquer que les Gantois, qui se soûle-
LA GITF.RRE DE CENT ANS 411
vèrent h la voix de van Artevelde, en voulaient autant aux « lignages », au patricial, aux « riches hommes » de leur propre ville, qu'au roi de France. En Guyenne, le parti du roi d'Angleterre sera très important ; mais il sera très loin de compter l'unanimité du pays. La haute noblesse et, dans les villes, le patriciat seront pour le roi de France. Dans toute la première moitié de la guerre de Cent ans, jusqu'au début du xv^ siècle, on peut être certain, quand une ville se prononce pour le roi de France, que le parti aristocratique, le patriciat appuyé sur sa clientèle, y a pris le dessus ; quand au contraire luie localité se « tourne anglaise », c'est que le « commun », le parti populaire a pris en main la direc- tion de la cité. Fait essentiel du conflit séculaire.
Et ces divisions iront se fragmentant, se multipliant, se cassant en parcelles menues et qui se répandront partout : en présence des deux grands partis opposés l'un à l'autre, s'appuyant, l'un sur l'écu aux fleurs de lis, l'autre sur l'écu aux léopards, invo- quant, l'un saint Michel et l'autre saint Georges, portant, l'un la croix blanche et l'autre la croix rouge, des seigneurs voisins, ennemis pour des causes personnelles, des villes, des villages dont les territoires contigus ont fait naître des rivalités anciennes, dans une famille même les dissensions intestines trouveront ali- ment et force de durée. « La tempête des guerres civiles, écrit Jean Chartier, s'élevait de toutes parts entre les enfants d'une même maison, entre les hommes d'un même rang se commettaient les attentats des guerres cruelles ; les guerres multiples des sei- gneurs se mêlaient à ces conflits. » Aussi en voit-on la désolation. Ce ne sont plus seulement les grandes batailles, les compactes chevauchées qui affligent le pays : c'est la guerre fragmentée à l'infini, multipliée en mille et mille tronçons d'une virulence néfaste et sévissant dans les moindres recoins.
Jean de Bueil, en donne le tableau :
« Cn passant mon chemin, me trouvai en pays moult désolé et désert, pour tant que longtemps y avait eu guerre entre les habi- tants du pays, qui moult étaient pauvres et en petit nombre; car, pour vous dire, ce semblait mieux réceptacle de bêtes sauvages qu'il ne semblait habitation de gens ».
Voilà la guerre de Cent ans.
Et il en sera ainsi jusqu'à l'époque de Jeanne d'Arc. La lon- gueur de la guerre, les excès de la soldatesque, ia langue étrangère parlée par les « Goddam », et leurs façons qui n'étaient pas de
412 LA FRANCE FÉODALE
chez nous, auront alors, progressivement, fait d'eux l'étranger, partant l'ennemi pour l'immense majorité des Français. Et l'on peut dire que, de ce jour, les Anglais seront vaincus. Assurément le magnifique élan donné par Jeanne d'Arc aura contribué à ce résultat, mais la cause profonde en sera que, avec le temps, sous les calamités, le sentiment national se sera formé contre l'envahis- seur. De ce moment celui-ci sera perdu ; et s'il avait pu tenir si longtemps, c'est qu'en tous lieux il avait jusqu'alors trouvé une partie de la population prête à le soutenir : la faction populaire. A ce point de vue le rôle joué par le parti bourguignon, dont il sera question plus loin, sera des plus intéressants à observer : il apparaîtra au moment où le sentiment national commencera à se dessiner contre les Anglais. Les princes Bourguignons sont des Français et ils rallieront les éléments populaires quand ceux ci s'éloigneront des Anglais, tandis que les éléments royaux se grou- peront autour de la grande famille des Armagnacs placée, depuis plus d'un siècle, à la tête de la noblesse méridionale.
La guerre de Cent ans a été une guerre sociale, nous oserons dire une guerre civile, tout autant, et peut-être même beaucoup plus, dans la première partie, qu'une guerre étrangère.
Le roi d'Angleterre s'était très soigneusement préparé à entrer en campagne. La monarchie anglaise était en somme restée une monarchie de caractère militaire, telle que l'avait fondée Guillaume le Conquérant : la monarchie capétienne, bien qu'elle ait compté de grands guerriers comme Henri P"", Louis le Gros et Philippe Auguste, n'en était pas moins restée une monarchie patriarcale. En Angleterre, pour faire face aux dépenses de la guerre, la taxe sur la laine avait été doublée. Enseignement du français aux enfants, interdiction de l'exportation des chevaux, établissement d'un service militaire en quelque sorte obligatoire, encouragement aux jeux d'arc et à la fabrication, au perfectionnement des armes de trait : on se trouve du côté anglais en face d'une série de meures de l'esprit le plus moderne et dont les conséquences vont se faire jour avec éclat. Tandis qu'en France on en était encore à la che- valerie chevaleresque et aux tournois, les piinces anglais avaient compris l'importance de l'infanterie dans la guerre nouvelle. Cette infanterie, composée d'archers et de coutiliers, formait les deux tiers de leurs effectifs. « Les archers, écrit Siméon Luce, étaient munis d'un arc en bois d'if si coinmode, si maniable, si portatif, qu'on tirait avec cet arc trois saiettes ou flèches barbelées en
l.A GUERRE DE CENT ANS 413
moins de temps quoii n'en mettait, avec une arbalète génoise ou française, à lancer un carreau ou vireton ». Les coutiliers étaient armés d'un long couteau ou, pour mieux dire, d'une lance, telle une baïonnette légèrement recourbée, emmanchée à l'extrémité d'un long bâton. Les coutiliers s'efiforçaient d'introduire leur fer au défaut de l'armure. Adieu, les belles expertises d'armes des nobles chevaliers !
La fabrication des arcs avait acquis en Angleterre une grande perfection. Tandis qu'en France on avait eu l'idée ingénieuse de mettre un impôt sur les cordes à arc — oh ! administration fran- çaise, que tes exploits sont donc anciens ! — les Anglais avaient encouragé et développé de toute façon cette partie de l'industrie guerrière, et nous verrons le roi d'Angleterre si jaloux de conser- ver à son pays cette supériorité dans les combats, que les sauf-con- duits des prisonniers français en Angleterre ne seront délivrés que sous défense d'emporter outre-Manche des arcs et des flèches. Comines écrira encore sous Louis XI que « les Anglais sont la fleur des archers du monde ».
Enfin la discipline de l'armée anglaise, une discipline rigou- reuse. Elle était remarquable surtout dans la cavalerie. Albert Malet dit très justement que le roi d'Angleterre avait dans son armée une « cavalerie », tandis que le roi de France n'avait toujours encore qu'une « chevalerie ».
L'armée anglaise ne connaissait pas ces hiérarchies dans l'autorité, connétables, maréchaux, chefs de guerre, sans parler des commandements seigneuriaux et municipaux, dont s'enche- vêtrait l'annce française. Un lieutenant dumonarque anglais, revêtu de son auto